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Remarques critiques sur « Gouvernement berbère. La cité kabyle dans l’Algérie précoloniale » de Roberts Hugh

Gouvernement kabyle

Parmi les toutes dernières sorties de livres, c’est « Gouvernement berbère. La cité kabyle dans l’Algérie précoloniale » de H. Roberts, publié en 2023 par les Editions Barzakh, qui a retenu notre plus grand intérêt, pour deux raisons.

D’abord parce que H. Roberts est spécialiste de l’histoire politique qui n’a pas cessé de travailler sur l’histoire de la Kabylie depuis les années 1970. Ensuite et surtout, parce que l’histoire contemporaine de la Kabylie alimente une controverse incessante, suscitant toujours un très vif et très large intérêt. S’inscrivant au cœur de ce débat sur le particularisme et le mythe kabyles, ce livre, signale l’auteur (ou l’éditeur) en page de couverture, apporte des éclairages nouveaux sur l’histoire contemporaine de la Kabylie, qui devrait clore ce fatidique et houleux débat.

Si nous n’avons aucune difficulté à accepter l’élément central de la thèse de H. Roberts, que la théorie segmentariste comme développée par E. Guellner à partir du contexte d’Ihansalen du Haut Atlas central marocain ne s’applique pas du tout au contexte de la Kabylie et que la société kabyle précoloniale a toujours agi par consensus général en se conformant aux lois ancestrales (canuns) héritées des ancêtres, régissant leurs conseils de délibération qui constituent un archétype de démocratie radicale,  lois auxquelles tout doit se plier, y compris les religieux et les lois religieuses, nous en avons, par contre, beaucoup à accepter ces arguments/affirmations par lesquelles il justifie son apport personnel tentant d’éclairer quelques zones d’ombre de la Kabylie précoloniale  :

Mais tous les historiens et ethnologues, sauf A. Mahé qui n’a écrit sur la Kabylie qu’à partir des années 1990, ont affirmé (et confirmé) que le hubus est un procédé pratiqué en Kabylie surtout au début de la période coloniale, spécialement pour extraire des terres au domaine d’application de la loi française rendant la terre un bien vendable (une marchandise). Juste après la colonisation française, et même avant, il est vrai que le hubus a été pratiqué également en Kabylie par quelques chefs de famille n’ayant pas de descendance mâle pour éviter que leurs filles ne soient totalement délestées des terres du père, une fois décédé, par leurs proches du côté paternel. Mais de toutes les façons, puisque l’arrivée des marabouts en Kabylie date, d’après M. Mammeri, du XVIe siècle (Mammeri et Bourdieu 1978 : 63) et le hubus se pratiquait en Kabylie en affectant un bien immeuble à une zaouïa pour le rendre inaliénable, en consacrant le droit de son exploitation par une (ou plusieurs) personne(s) précisée(s) par le cesseur, la pratique du hubus ne pouvait exister en Kabylie avant l’affirmation en son sein du pouvoir des marabouts, affirmation qui ne peut pas remonter à plus loin que les années 1600. Il nous faut ajouter ici cette précision importante que l’hypothèse d’A. Mahé, qu’avant l’affirmation du pouvoir religieux des marabouts, les Kabyles de la Grande Kabylie pratiqueraient le hubus, soit vraie, il fallait dans cette Kabylie une écriture pour ratifier l’engagement et une autorité pour le faire respecter ; or la Grande Kabylie de la période d’avant l’arrivée des marabouts est incontestablement une société sans écriture et sans Etat.

De plus, venant d’un historien, cette assertion nous étonne : si l’artisanat de la Kabylie lui est venu des villes et pays lointains, on devrait retrouver ses traces dans ces villes qui l’ont enfanté et les activités et outils artisanaux y seraient désignés par leurs noms d’origine, or l’artisanat de la Kabylie est typique dans le monde et tiflist (l’épée ou le couteau), lfuci (le fusil), tameẓyant (le pistolet), aveṛnus (le burnous), aɛdil (couverture épaisse), ijuqḍar n talaxt (des objets en poterie), tout de l’artisanat kabyle porte un nom kabyle.

Salem Chaker : la Kabylie, cible principale de la répression

En Kabylie, une parcelle de terrain, un arbre, un animal (chien, âne, etc.) et un outil de travail sont désignés, non pas par leur appartenance à une personne, mais par leur appartenance à telle maison, plus exactement à la maison de telle personne (c’est l’ancêtre fondateur qui est cité), et c’est également le cas en Auvergne où « [l’]espace [est] organisé par “l’esprit maison” » (Bucaille et Mayer, 2001 : 86). Avec les Auvergnats, « en de grandes unités de production ou d’administration comprenant des centaines ou milliers d’employés, tel se sait cousin – par un réseau de parenté dûment descriptible – de telle à l’autre bout de l’entreprise, avec laquelle il entretient des relations soigneuses » (Bucaille et Mayer, 2001 : 81), et, de même, « telle responsable de service sait fort bien qu’elle a pour agent une sœur de son oncle par alliance – en même temps qu’un frère de cet oncle est proche collaborateur du directeur, etc. » (Bucaille et Mayer, 2001 : 81).

C’est le cas également avec les Kabyles qui développent expertement la stratégie de  regroupement dans des entreprises et administrations selon la proximité familiale et géographique, au point qu’avec les grandes entreprises ou administrations, il est courant d’entendre dire que telle entreprise (administration) est contrôlée par les gens de telle région, et dans telle autre c’est les gens de telle autre région qui dominent. Dans toutes les régions de la Kabylie, les femmes tout comme les hommes sont exactement comme ces auvergnats qui voient « partout de la famille dans la société […] ; […] cette parenté un peu réelle et surtout simulée – cette simuliparenté – […] [permet de]  percevoir la société locale comme une grande famille, ou cette famille comme toute la société […] » (Bucaille et Mayer, 2001 : 80).

En dehors de la Kabylie, notamment à Alger, les Kabyles ont pendant longtemps subi l’ostracisme de la part des citadins arabophones les traitant de Djebaïlis (montagnards frustes) (Chachoua, 2001), et, par cela, leur fierté d’appartenir à leur montagne et à leur culture n’a jamais été entamée. Et, identiquement, « les Auvergnat de Paris […] sont confrontés à l’ostracisme parisien, auquel ils font pièce en assumant et revendiquant leur provincialisme » (Virieux, 2001 : 13). Le Kabyle est exactement comme l’Auvergnat qui « quitte son pays uniquement pour travailler dur, s’enrichir pour mieux revenir, acheter de nouveau terrains, payer des dettes et, même si la fatigue devient lourde à supporter, il garde en mémoire cette terre qui l’a vu naître et vers laquelle convergent tous ses espoirs » (Boiron, 2001 : 18). Les Kabyles établis à l’étranger ont toujours construit des réseaux de relation et d’entraide basés sur l’appartenance, à une même famille, à un même patelin, à une même région (Sayad, 1999). Et « cet esprit de famille, inhérent à leur région, s’affirme [également] au sein des auvergnats de Paris  » (Boiron, 2001 : 19). Au niveau des pratiques musicales, comme en Kabylie, « le chant domine largement en Auvergne » (Mayer, 2001 : 35), chant qui, dans les deux cas, « permet d’accompagner les travaux quotidiens » (Mayer, 2001 : 35).

En Auvergne tout comme en Kabylie, le tissage est une activité principale de la femme, par laquelle elle donne « à l’homme son enveloppe culturelle et sociale » (Maillot, 2001 : 44). Enfin, présentement, en Kabylie (Zoreli, 2018) comme en Auvergne ((Maillot, 2001 : 99-102), une pléthore de fêtes et festivals se défilent chaque année, notamment en été, visant à célébrer et/ou à « revaloriser certains savoir-faire et savoirs tout court, réduits au silence par une forme de culture “officielle” qui n’a pas su les entendre, précisément parce qu’ils ne s’expriment pas dans le même “langage” culturel » (Maillot, 2001 : 95), suscitant chez des chercheurs des deux régions des interrogations sur les risques de voir les activités et représentations culturelles dominées par le folklorique qui est un autre nom du « pittoresque dénué d’importance voire de signification » (Bucaille et Mayer, 2001 : 78), de voir également des scientifiques « apporter une simple caution de scientificité à des démarches peu respectueuses de la réalité et du sens des pratiques culturelles qu’on veut faire connaitre et sauvegarder » (Maillot, 2001 : 92).

Ne pouvons présenter ici toute notre opinion sur son ouvrage, nous nous contentons de ces remarques, limités et abrégées mais largement suffisantes pour montrer que l’histoire ne s’accommode pas de la méthode hypothético-déductive, surtout lorsqu’il s’agit d’éclairer des points obscurs : l’absence d’informations corroborant l’hypothèse pousse (ou aide) l’auteur à tronquer les faits pour les faire correspondre de force à celle-ci et au modèle théorique qu’elle soutient.

Reste sa thèse principale sur la cité kabyle ancienne, son mode de fonctionnement et son évolution durant la période précoloniale, bien que nous sommes d’accord avec lui qu’il y avait une « forme de gouvernement […][combinant] une répartition stable de l’autorité fondée sur le consentement, un mode de légitimation basé sur un principe de représentation politique, une procédure de délibération et de prise de décision publique qui était respectueuse de l’opinion publique, un corpus de lois créées par l’homme qui faisait autorité, et des partis politiques rudimentaires » (Roberts, 2023 : 443) il a tort, à notre avis, de considérer que « cette cité [kabyle] a atteint sa forme finale pendant la deuxième moitié du VIIIe siècle, avec la cristallisation des quatre systèmes de ṣfuf au lendemain des réunions extraordinaires de 1748-1753 »  (Roberts, 2023 : 443). Nous sommes plutôt d’accord avec E. Renan, le « géant du XIXe siècle », qui dit que « le çof paraît avoir eu autrefois une importance encore plus grande que de nos jours, et avoir produit de grandes lignes d’un bout à l’autre de la Barbarie » (Renan, 1873 : 144), que, caractérisant toutes les sociétés sans Etat (ou à Etat faible), il constitue « un fait analogue aux factions des blancs et des noirs dans les républiques italiennes » (Renan, 1873 : 144) et qu’il « est possible que ces rôles puissants des Massinissa, des Syphax, des Jugurtha, se soient rattachés pour une part à des causes analogues, et qu’il faille envisager ces hommes célèbres comme des chefs de çof » (Renan, 1873 : 144). Il a également tort de considérer que ce sont les assemblées d’exhérédation de la femme tenues en 1748 et en 1749 qui ont fait qu’en Kabylie on a « substitué le principe démocratique de la représentation de l’opinion publique au principe aristocratique et dynastique – incarné par les Ath l-Qadi et ensuite par les Iboukhtouchen – qui avait prévalu à ce niveau jusqu’à ce moment-là » (Roberts, 2023 : 441).

Pour nous, le système quasi-aristocratique/dynastique instauré par les Mokrani, Ait Lqadhi et Boukhtouche est une petite parenthèse dans l’histoire de la Kabylie entre un avant et un après similaires : toutes les sociétés sans Etat, d’essence égalitariste donc démocratique, ont connu dans leur histoire des moments où le pouvoir en principe émanant de (et revenant en dernière instance à) la communauté, soit détourné puis approprié par une ou quelques personne(s) ayant exploité un contexte particulier (état de guerre opposant la communauté à une autre communauté) (Clastre, 1974).

D’ailleurs, sans l’appui, matériel, financier et politique, considérable dont ils ont bénéficié de la part du pouvoir d’Alger, les Ait-Lqadhi et Boukhetouche n’auraient pas tenu aussi longtemps face à une société qui a toujours refusé (et combattu) en son sein l’accumulation privée de biens au-delà du seuil tolérable et qui a toujours fait que ses chefs n’aient pas plus que le pouvoir de la parole, pouvoir exclusivement réconciliateur et fédérateur et point oppresseur.

Il a enfin tort de considérer que par le pacte d’exhérédation de la femme de 1748, par lequel elle a (ré)affirmé la primauté en son sein des lois ancestrales (traditions) et de l’avis des assemblées représentatives de l’opinion générale sur les lois islamiques, « la cité kabyle imitait en quelque sorte la Régence [d’Alger] elle-même […] [où] la religion était secondaire par rapport à la raison d’Etat et un instrument de celle-ci » (Roberts, 2023 : 441). En effet, parce que dans ce pacte est clairement mentionné qu’il s’agit de faire valoir à nouveau dans la cité kabyle la sagesse et la perspicacité des ancêtres en consultant sur le sujet l’avis de leurs qanun-s [lois] efficaces, pour nous la cité kabyle d’avant l’arrivée des marabouts fonctionnait donc totalement à base de son propre common law.

Mohamed-Amokrane Zoreli

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