Parmi les toutes dernières sorties de livres, c’est « Gouvernement berbère. La cité kabyle dans l’Algérie précoloniale » de H. Roberts, publié en 2023 par les Editions Barzakh, qui a retenu notre plus grand intérêt, pour deux raisons.
D’abord parce que H. Roberts est spécialiste de l’histoire politique qui n’a pas cessé de travailler sur l’histoire de la Kabylie depuis les années 1970. Ensuite et surtout, parce que l’histoire contemporaine de la Kabylie alimente une controverse incessante, suscitant toujours un très vif et très large intérêt. S’inscrivant au cœur de ce débat sur le particularisme et le mythe kabyles, ce livre, signale l’auteur (ou l’éditeur) en page de couverture, apporte des éclairages nouveaux sur l’histoire contemporaine de la Kabylie, qui devrait clore ce fatidique et houleux débat.
Si nous n’avons aucune difficulté à accepter l’élément central de la thèse de H. Roberts, que la théorie segmentariste comme développée par E. Guellner à partir du contexte d’Ihansalen du Haut Atlas central marocain ne s’applique pas du tout au contexte de la Kabylie et que la société kabyle précoloniale a toujours agi par consensus général en se conformant aux lois ancestrales (canuns) héritées des ancêtres, régissant leurs conseils de délibération qui constituent un archétype de démocratie radicale, lois auxquelles tout doit se plier, y compris les religieux et les lois religieuses, nous en avons, par contre, beaucoup à accepter ces arguments/affirmations par lesquelles il justifie son apport personnel tentant d’éclairer quelques zones d’ombre de la Kabylie précoloniale :
- Du fait que, comme rapporté par A. Hanoteau et a. Letourneux, « dans le cas des Ath Irathen […], au moins jusqu’en 1737, les Ath Irathen recouraient à la procédure de donation par les femmes comme moyen de contourner la Shari’a et d’empêcher les femmes d’hériter » (Roberts, 2023 : 357), alors soutient-il, « une déduction raisonnable » s’impose : « les Igawawen avaient certainement acquis au milieu du XVIIIe siècle une expérience considérable de l’Ouest de l’Algérie et de son droit coutumier, conséquence de leurs entreprises commerciales et aussi de leurs activités militaires au service de la Régence » (Roberts, 2023 : 357), puisque d’autres sources ont signalé le recours dans l’Oranie, à peu près entre le XVIe et le XVIIe siècle, à cette « procédure de donation par les femmes » pour contourner les lois islamiques qui accordent aux femmes le droit à une part de l’héritage. D’abord, ce procédé a prévalu (et prévaut toujours) dans toute la Grande Kabylie, et non pas seulement dans les Ath Irathen, et il est normal qu’A. Hanoteau et A. Letourneux citent l’endroit précis où ils ont observé la procédure se pratiquer. Ensuite, à notre avis, s’il y a eu transfert, c’est la région la plus laïque, ici la Kabylie, qui aurait fourni à la région la moins laïque (ici l’Ouest de l’Algérie) des techniques de contournement de lois islamiques, étant connu que les innovations émergent (ou sont introduites) d’abord dans les territoires les moins serrés par l’idéologie d’une religion monothéiste et que la Kabylie, par la toute petite dimension de la propriété foncière de la quasi-totalité des familles (Bourdieu, 1958), avait plus de raisons objectives de recourir à ce procédé. Pour rendre sa supputation juste, H. Roberts cite A. Mahé pour qui, avant les assemblées d’exhérédation de la femme tenues en 1748 et en 1749, le procédé habituel utilisé en Kabylie pour éviter que la propriété foncière des familles n’évolue en peau de chagrin sous l’effet du droit de la femme à l’héritage, est le hubus (Roberts, 2023 : 357).
Mais tous les historiens et ethnologues, sauf A. Mahé qui n’a écrit sur la Kabylie qu’à partir des années 1990, ont affirmé (et confirmé) que le hubus est un procédé pratiqué en Kabylie surtout au début de la période coloniale, spécialement pour extraire des terres au domaine d’application de la loi française rendant la terre un bien vendable (une marchandise). Juste après la colonisation française, et même avant, il est vrai que le hubus a été pratiqué également en Kabylie par quelques chefs de famille n’ayant pas de descendance mâle pour éviter que leurs filles ne soient totalement délestées des terres du père, une fois décédé, par leurs proches du côté paternel. Mais de toutes les façons, puisque l’arrivée des marabouts en Kabylie date, d’après M. Mammeri, du XVIe siècle (Mammeri et Bourdieu 1978 : 63) et le hubus se pratiquait en Kabylie en affectant un bien immeuble à une zaouïa pour le rendre inaliénable, en consacrant le droit de son exploitation par une (ou plusieurs) personne(s) précisée(s) par le cesseur, la pratique du hubus ne pouvait exister en Kabylie avant l’affirmation en son sein du pouvoir des marabouts, affirmation qui ne peut pas remonter à plus loin que les années 1600. Il nous faut ajouter ici cette précision importante que l’hypothèse d’A. Mahé, qu’avant l’affirmation du pouvoir religieux des marabouts, les Kabyles de la Grande Kabylie pratiqueraient le hubus, soit vraie, il fallait dans cette Kabylie une écriture pour ratifier l’engagement et une autorité pour le faire respecter ; or la Grande Kabylie de la période d’avant l’arrivée des marabouts est incontestablement une société sans écriture et sans Etat.
- Pour H. Roberts, le « « mythe kabyle » est né au début de la colonisation française de l’Algérie, soit durant la deuxième moitié des années 1800, créé par des promoteurs de l’ethnologie colonialiste (Roberts, 2023 : 358). Or, contre cette vision, trop idéologique et peu scientifique, S. Chaker a présenté des preuves irréfutables que le « mythe kabyle » a bien existé, plusieurs siècles avant, dans des ouvrages rédigés en arabe(Chaker, 2022), et il est pour le moins étrange que H. Roberts n’en a pas tenu compte.
- Sur la question de l’origine du maraboutisme en Kabylie, H. Roberts dit que « la réémergence des imrabdenen tant qu’acteurs majeurs en Kabylie à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle […] [a été provoqué par] l’ouverture d’un vide politique dans un contexte de crise sociale grandissante » (Roberts, 2023 : 360). Concernant cette crise, il commence par signaler qu’il y a très « peu d’informations solides » sur le sujet et que donc il doit se « contenter d’avancer des hypothèses plutôt que des assertions catégoriques » (Roberts, 2023 : 360). Mais juste après il passe à l’affirmatif : « nous sommes certains, écrit-il, premièrement, que cette crise a bien eu lieu et, deuxièmement, raisonnablement sûrs d’avoir compris ses facteurs principaux » (Roberts, 2023 : 360-361). D’abord, les imrabden formant une institution considérée (et considérable) n’ont pas « réémerger » mais seulement émerger en Kabylie à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Ensuite et surtout, transformer en moins d’une demie-page des hypothèses fondées sur « peu d’informations solides » en certitudes – alors que même pour avancer une hypothèse il nous faut des informations solides qui la rendent envisageable –, c’est, pour le moins, manquer de logique.
- Après avoir présenté le facteur qui, selon lui, est à l’origine de la crise sociale, « la pression sur l’ordre sociopolitique engendrée par l’afflux d’immigrants dans la région dans son ensemble et en Grande Kabylie en particulier […] [:] l’exode de Bejaia à partir de 1509 (après la prise de cette ville par les Espagnols, […] le retour aux régions montagneuses de nombreux Kabyles attirés par Alger à l’apogée des bons rapports entre Koukou ou Qal’a d’une part et la régence de l’autre, mais qui se sont sentis indésirables et en danger lorsque les relations se sont détériorés à partir de 1590, et l’afflux des Maures d’Andalousie après la dernière expulsion des “Hispano-Musulmans” d’Ibérie en 1609-1614, dont certains au moins sont arrivés en Kabylie » (Roberts, 2023 : 361), il affirme que « nous pouvons être sûr que, dans une large mesure, le développement remarquable de l’artisanat dans le Jurjura et aussi dans certaines régions de la Petite Kabylie, notamment chez les Ath Abbas, doit beaucoup à cet afflux de réfugiés apportant avec eux des éléments de la culture citadine » (Roberts, 2023 : 362). Il est approprié de se demander comment puisse-t-il être sûr, alors que sur ce sujet, il dit ne pas disposer « de comptes-rendus détaillés sur lesquels […] [s]appuyer ni d’aucunes statistiques » (Roberts, 2023 : 362). Mais à supposer que ces déplacements, de cette ampleur, de populations vers la Kabylie ont bien eu lieu à ces dates. Est-ce à dire que ce sont les nouveaux arrivants des villes qui, en apportant leur savoir-faire, ont permis le développement de l’artisanat en Kabylie ? Nullement, car cette assertion est la négation du fait historique, bien établi par des spécialistes (Dobb et Sweezy, 1977), que partout dans le monde, l’artisanat, père de l’industrie, est l’enfant des campagnes.
De plus, venant d’un historien, cette assertion nous étonne : si l’artisanat de la Kabylie lui est venu des villes et pays lointains, on devrait retrouver ses traces dans ces villes qui l’ont enfanté et les activités et outils artisanaux y seraient désignés par leurs noms d’origine, or l’artisanat de la Kabylie est typique dans le monde et tiflist (l’épée ou le couteau), lfuci (le fusil), tameẓyant (le pistolet), aveṛnus (le burnous), aɛdil (couverture épaisse), ijuqḍar n talaxt (des objets en poterie), tout de l’artisanat kabyle porte un nom kabyle.
- Selon H. Roberts, c’est « la décision des Igawawen, lors de leurs assemblées historiques, de subordonner la lettre de la Shari‘a à la préservation de la communauté et à la défense de l’intérêt général » (Roberts, 2001 : 141-142) qui a donné aux ethnologues et administrateurs français l’idée, des plus fausse selon lui, que les Kabyles étaient à l’époque « des Auvergnats transméditerranéens qui n’étaient pas musulmans du tout » (Roberts, 2001 : 141-142). Tel n’est pas notre avis. Nous pensons qu’il y a plusieurs preuves qui indiquent que ces administrateurs d’hier ont été plus perspicace que l’historien d’aujourd’hui en remarquant et en signalant très utilement cette ressemblance frappante, aux plan économique, sociologique et surtout culturelle, autant dire anthropologique, entre la société Kabyle et la société auvergnate, ressemblance qui d’ailleurs persiste jusqu’à aujourd’hui. P. Bourdieu, père de la sociologie critique et grand connaisseur de la Kabylie, a considéré la famille comme étant la structure sociale fondamentale dans la société kabyle (1958/2016) ; R. Bucaille et L. Mayer, deux fins connaisseurs de l’Auvergne, ont, pour leur part, signalé « le goût auvergnat pour la relation sociale à forme familiale » (Bucaille et Mayer, 2001 : 80). Comme en Kabylie où « l’étranger est en principe celui qui n’habite pas le village » (Gahlouz, 2010), en Auvergne « on entend souvent nommer estranger ou “étranger” quelqu’un extérieur non pas à la famille étroite ou à la France, mais à la région » (Bucaille et Mayer, 2001 : 81) et « le pas-d’ici [y est un] substantif imagé désignant le non-natif de la région, et surtout n’y ayant nul parent biologique ou allié » (Bucaille et Mayer, 2001 : 81). Il est un fait établi que « les auvergnats n’acceptent l’“étranger” dans la société familiale qu’après en avoir fait un parent adoptif » (Bucaille et Mayer, 2001 : 81), et, identiquement, avec les Kabyles l’acceptation d’un étranger dans la famille, quand celui-ci vient s’établir dans un village, passe par l’établissement de liens parentaux (échange de femmes par mariage), car dans les villages kabyles « les liens lignagers définissent toujours quelque chose de plus que les liens d’alliance, c’est-à-dire des droits d’accès à la propriété et à la citoyenneté » (Gahlouz, 2010).
Salem Chaker : la Kabylie, cible principale de la répression
En Kabylie, une parcelle de terrain, un arbre, un animal (chien, âne, etc.) et un outil de travail sont désignés, non pas par leur appartenance à une personne, mais par leur appartenance à telle maison, plus exactement à la maison de telle personne (c’est l’ancêtre fondateur qui est cité), et c’est également le cas en Auvergne où « [l’]espace [est] organisé par “l’esprit maison” » (Bucaille et Mayer, 2001 : 86). Avec les Auvergnats, « en de grandes unités de production ou d’administration comprenant des centaines ou milliers d’employés, tel se sait cousin – par un réseau de parenté dûment descriptible – de telle à l’autre bout de l’entreprise, avec laquelle il entretient des relations soigneuses » (Bucaille et Mayer, 2001 : 81), et, de même, « telle responsable de service sait fort bien qu’elle a pour agent une sœur de son oncle par alliance – en même temps qu’un frère de cet oncle est proche collaborateur du directeur, etc. » (Bucaille et Mayer, 2001 : 81).
C’est le cas également avec les Kabyles qui développent expertement la stratégie de regroupement dans des entreprises et administrations selon la proximité familiale et géographique, au point qu’avec les grandes entreprises ou administrations, il est courant d’entendre dire que telle entreprise (administration) est contrôlée par les gens de telle région, et dans telle autre c’est les gens de telle autre région qui dominent. Dans toutes les régions de la Kabylie, les femmes tout comme les hommes sont exactement comme ces auvergnats qui voient « partout de la famille dans la société […] ; […] cette parenté un peu réelle et surtout simulée – cette simuliparenté – […] [permet de] percevoir la société locale comme une grande famille, ou cette famille comme toute la société […] » (Bucaille et Mayer, 2001 : 80).
En dehors de la Kabylie, notamment à Alger, les Kabyles ont pendant longtemps subi l’ostracisme de la part des citadins arabophones les traitant de Djebaïlis (montagnards frustes) (Chachoua, 2001), et, par cela, leur fierté d’appartenir à leur montagne et à leur culture n’a jamais été entamée. Et, identiquement, « les Auvergnat de Paris […] sont confrontés à l’ostracisme parisien, auquel ils font pièce en assumant et revendiquant leur provincialisme » (Virieux, 2001 : 13). Le Kabyle est exactement comme l’Auvergnat qui « quitte son pays uniquement pour travailler dur, s’enrichir pour mieux revenir, acheter de nouveau terrains, payer des dettes et, même si la fatigue devient lourde à supporter, il garde en mémoire cette terre qui l’a vu naître et vers laquelle convergent tous ses espoirs » (Boiron, 2001 : 18). Les Kabyles établis à l’étranger ont toujours construit des réseaux de relation et d’entraide basés sur l’appartenance, à une même famille, à un même patelin, à une même région (Sayad, 1999). Et « cet esprit de famille, inhérent à leur région, s’affirme [également] au sein des auvergnats de Paris » (Boiron, 2001 : 19). Au niveau des pratiques musicales, comme en Kabylie, « le chant domine largement en Auvergne » (Mayer, 2001 : 35), chant qui, dans les deux cas, « permet d’accompagner les travaux quotidiens » (Mayer, 2001 : 35).
En Auvergne tout comme en Kabylie, le tissage est une activité principale de la femme, par laquelle elle donne « à l’homme son enveloppe culturelle et sociale » (Maillot, 2001 : 44). Enfin, présentement, en Kabylie (Zoreli, 2018) comme en Auvergne ((Maillot, 2001 : 99-102), une pléthore de fêtes et festivals se défilent chaque année, notamment en été, visant à célébrer et/ou à « revaloriser certains savoir-faire et savoirs tout court, réduits au silence par une forme de culture “officielle” qui n’a pas su les entendre, précisément parce qu’ils ne s’expriment pas dans le même “langage” culturel » (Maillot, 2001 : 95), suscitant chez des chercheurs des deux régions des interrogations sur les risques de voir les activités et représentations culturelles dominées par le folklorique qui est un autre nom du « pittoresque dénué d’importance voire de signification » (Bucaille et Mayer, 2001 : 78), de voir également des scientifiques « apporter une simple caution de scientificité à des démarches peu respectueuses de la réalité et du sens des pratiques culturelles qu’on veut faire connaitre et sauvegarder » (Maillot, 2001 : 92).
- Pour H. Roberts, le pacte historique d’exhérédation de la femme, situant la loi islamique au-dessous de la tradition et l’avis des marabouts (religieux) au-dessous de l’avis des assemblées représentative « ne signifie pas que les Kabyles n’étaient pas de bons musulmans » (Roberts, 2023 : 442). Bien au contraire, écrit-il, « les Kabyles qui ont agi de cette façon étaient indubitablement aussi pieux et aussi dévots que toute autre population des campagnes et des montagnes d’Algérie et leur cité était une cité musulmane » (Roberts, 2023 : 442). Si, par conséquent, des sociologues et ethnologues, comme A. Hanoteau, A. Letourneux, P. Bourdieu, ou des hommes de lettres de la stature d’A. Camus et M. Feraoun, avaient tort, comment donc expliquer le fait que malgré tous les efforts consentis et les moyens mobilisés par les Ulémas durant toute la période coloniale (Salhi, 2001 ; McDougall,2014 ; Courreye, 2016) et par l’Etat algérien soutenu par tous les courants nationalistes et islamistes depuis l’indépendance pour diffuser l’islam en Kabylie à l’instar de tout le reste du pays, avec l’écrasante majorité des habitants et jusqu’aux années 1980, la pratique de l’islam se limitait dans la Grande Kabylie à la pratique du carême ?
Ne pouvons présenter ici toute notre opinion sur son ouvrage, nous nous contentons de ces remarques, limités et abrégées mais largement suffisantes pour montrer que l’histoire ne s’accommode pas de la méthode hypothético-déductive, surtout lorsqu’il s’agit d’éclairer des points obscurs : l’absence d’informations corroborant l’hypothèse pousse (ou aide) l’auteur à tronquer les faits pour les faire correspondre de force à celle-ci et au modèle théorique qu’elle soutient.
Reste sa thèse principale sur la cité kabyle ancienne, son mode de fonctionnement et son évolution durant la période précoloniale, bien que nous sommes d’accord avec lui qu’il y avait une « forme de gouvernement […][combinant] une répartition stable de l’autorité fondée sur le consentement, un mode de légitimation basé sur un principe de représentation politique, une procédure de délibération et de prise de décision publique qui était respectueuse de l’opinion publique, un corpus de lois créées par l’homme qui faisait autorité, et des partis politiques rudimentaires » (Roberts, 2023 : 443) il a tort, à notre avis, de considérer que « cette cité [kabyle] a atteint sa forme finale pendant la deuxième moitié du VIIIe siècle, avec la cristallisation des quatre systèmes de ṣfuf au lendemain des réunions extraordinaires de 1748-1753 » (Roberts, 2023 : 443). Nous sommes plutôt d’accord avec E. Renan, le « géant du XIXe siècle », qui dit que « le çof paraît avoir eu autrefois une importance encore plus grande que de nos jours, et avoir produit de grandes lignes d’un bout à l’autre de la Barbarie » (Renan, 1873 : 144), que, caractérisant toutes les sociétés sans Etat (ou à Etat faible), il constitue « un fait analogue aux factions des blancs et des noirs dans les républiques italiennes » (Renan, 1873 : 144) et qu’il « est possible que ces rôles puissants des Massinissa, des Syphax, des Jugurtha, se soient rattachés pour une part à des causes analogues, et qu’il faille envisager ces hommes célèbres comme des chefs de çof » (Renan, 1873 : 144). Il a également tort de considérer que ce sont les assemblées d’exhérédation de la femme tenues en 1748 et en 1749 qui ont fait qu’en Kabylie on a « substitué le principe démocratique de la représentation de l’opinion publique au principe aristocratique et dynastique – incarné par les Ath l-Qadi et ensuite par les Iboukhtouchen – qui avait prévalu à ce niveau jusqu’à ce moment-là » (Roberts, 2023 : 441).
Pour nous, le système quasi-aristocratique/dynastique instauré par les Mokrani, Ait Lqadhi et Boukhtouche est une petite parenthèse dans l’histoire de la Kabylie entre un avant et un après similaires : toutes les sociétés sans Etat, d’essence égalitariste donc démocratique, ont connu dans leur histoire des moments où le pouvoir en principe émanant de (et revenant en dernière instance à) la communauté, soit détourné puis approprié par une ou quelques personne(s) ayant exploité un contexte particulier (état de guerre opposant la communauté à une autre communauté) (Clastre, 1974).
D’ailleurs, sans l’appui, matériel, financier et politique, considérable dont ils ont bénéficié de la part du pouvoir d’Alger, les Ait-Lqadhi et Boukhetouche n’auraient pas tenu aussi longtemps face à une société qui a toujours refusé (et combattu) en son sein l’accumulation privée de biens au-delà du seuil tolérable et qui a toujours fait que ses chefs n’aient pas plus que le pouvoir de la parole, pouvoir exclusivement réconciliateur et fédérateur et point oppresseur.
Il a enfin tort de considérer que par le pacte d’exhérédation de la femme de 1748, par lequel elle a (ré)affirmé la primauté en son sein des lois ancestrales (traditions) et de l’avis des assemblées représentatives de l’opinion générale sur les lois islamiques, « la cité kabyle imitait en quelque sorte la Régence [d’Alger] elle-même […] [où] la religion était secondaire par rapport à la raison d’Etat et un instrument de celle-ci » (Roberts, 2023 : 441). En effet, parce que dans ce pacte est clairement mentionné qu’il s’agit de faire valoir à nouveau dans la cité kabyle la sagesse et la perspicacité des ancêtres en consultant sur le sujet l’avis de leurs qanun-s [lois] efficaces, pour nous la cité kabyle d’avant l’arrivée des marabouts fonctionnait donc totalement à base de son propre common law.
Mohamed-Amokrane Zoreli
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