Mercredi 1 juillet 2020
Révision de la Constitution : pourquoi et comment ?
La révision de la constitution : «Il faut que tout change pour que rien ne change», disait l’écrivain italien Tomasi di Lampedusa
Plus d’un an après le déclenchement de la révolution de février 2019 exigeant la rupture avec le régime politique, en guise de réponse la présidence de la République a transmis le 7 mai dernier à certains partis politiques et acteurs de la société civile un avant-projet de révision de la constitution, élaboré par un « collège d’experts ». Cette première version, d’abord soumise à débats avant d’être présentée prochainement au Parlement et in fine à l’approbation du peuple par voie d’un référendum normatif, se veut une réponse aux revendications démocratiques du hirak et se présente comme la concrétisation des revendications de l’authentique hirak béni. Mieux, elle contient une proposition visant à graver le hirak dans le marbre de la constitution (Préambule). Á s’en tenir à une première lecture de cet avant-projet, les grands principes du constitutionnalisme classique sont convoqués au premier rang desquels figurent l’organisation du pouvoir d’État, les droits et libertés des citoyens, le contrôle de constitutionnalité, le statut de la justice… Pour convaincre de l’importance de cette révision, l’accent est mis sur le renforcement des libertés et droits fondamentaux, la séparation et l’équilibre des pouvoirs et la multitude d’articles proposés à la révision, soit 148 sur 240, afin de montrer que ce projet va bien au-delà d’une simple révision. Celle-ci ne porte généralement que sur certains aspects techniques de la constitution, sans conséquences majeures sur sa logique interne.
A ce propos, une remarque liminaire s’impose : avec 240 articles, l’hypertrophie de ce projet ne favorise pas sa lisibilité. Le constitutionnalisme contemporain privilégie les constitutions techniques, sans l’idéologie et l’économie. Leur dispositif se cantonne le plus possible aux aspects techniques et ne détaille pas tout, ce rôle étant confié aux lois organiques et ordinaires. Les meilleures constitutions, avisait Paul Bastid, sont les moins ambitieuses, celles qui n’enserrent pas la vie d’une nation dans un carcan.
A observer de près, l’on se rend compte que ce projet et la communication officielle qui l’accompagne ne sont qu’un appât tendu aux partis et à la société visant à rallier leurs suffrages pour conserver un régime disqualifié. Bien entendu, la constitution doit enregistrer les évolutions de la société d’autant que l’Algérie a connu pendant plus d’un an une insurrection citoyenne porteuse d’exigences politiques nouvelles incontournables. Bref, la constitution doit être le miroir de la société et l’expression de ses aspirations. La raison d’être de la procédure de révision est un gage de longévité de la constitution, car cette procédure permet, en cas d’imperfections ou d’inadaptations, de corriger son dispositif.
Mais si sa modification est nécessaire, le soulèvement qui a suscité l’espoir d’un changement politique profond, ne peut se satisfaire des changements a minima de cet avant-projet qui se heurte à des objections de poids tenant aussi bien à la démarche, au contexte qu’à l’organisation des pouvoirs et au rôle politique de facto de la hiérarchie militaire qui sont autant de sérieuses limites à sa portée. La démarche, d’abord, est contestable au moins sur un triple aspect. Pour autant que ce projet mérite d’être commenté, la plus élémentaire des observations est que l’initiative du chef de l’État ne diffère en rien des précédents procédés de révision constitutionnelle : d’abord une règle, non écrite néanmoins fondamentale de la pratique constitutionnelle, exige que le chef de l’État ne peut être issu que de l’armée ou désigné par elle.
La forme choisie pour réviser la constitution participe des procédés autoritaires de sa modification ou de sa conception, il s’agit d’une pratique bonapartiste d’octroi des constitutions. Le chef de l’État est d’abord coopté par la hiérarchie, il est ensuite « élu » président par des procédés souvent peu respectueux du suffrage universel. Une fois porté à la tête de l’État, il fait appel, en dehors de l’Assemblée, à un « comité d’experts », composé exclusivement de juristes, comme si la constitution n’était qu’une affaire de juristes, ne comprenant aucun membre de l’opposition ou de la société civile.
Ce comité restreint rédige en toute discrétion un projet de révision de la constitution portant de surcroît sur le même texte constitutionnel : la constitution de 1976 matrice de toutes les révisions adoptées jusque-là. Projet qu’il soumet in fine à l’approbation des électeurs par référendum. En somme, l’Algérie s’est dotée de trois constitutions ; la première est celle du 10 septembre 1963, dont la durée de vie n’a pas dépassé une vingtaine de jours. La deuxième, sans cesse révisée, remonte à novembre 1976. La troisième est de février 1989 qui se distingue par l’ampleur des changements qu’elle a introduits dans la constitution, même si formellement elle se présente comme la révision de la loi fondamentale de 1976, et l’on est donc toujours sous l’empire de cette dernière.
Loin de tout processus constituant exigé par une partie importante de l’opposition et du hirak, la démarche en cours ne déroge donc pas à la pratique constitutionnelle consacrée. D’autant que l’initiative de la révision constitutionnelle relève de la compétence du chef de l’État, – et lui seul – le peuple et le Parlement en sont exclus, alors que l’éphémère constitution de septembre 1963 accordait le droit d’initiative conjointement au président de la République et à l’Assemblée. Et si l’on établit un parallèle avec certains États, la décision d’amender la constitution dans les constitutions marocaine de 2011, tunisienne de 2014, syrienne de 2012 et égyptienne de 2014…est une prérogative partagée entre le président et le Parlement. Il en est de même dans nombre d’États de l’Union européenne comme la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays Bas, la Belgique… Et l’on est bien loin des constitutions reconnaissant ce droit d’initiative directement au peuple sous certaines conditions, à l’instar des constitutions suisse, italienne, croate, californienne… Aux États-Unis, archétype des systèmes présidentiels, le président de la République ne bénéficie pas du droit d’initiative de la révision, cette prérogative relevant de la compétence du Congrès. De même, en Turquie l’initiative appartient à la Grande Assemblée. Or sans l’intervention des citoyens ou, à défaut, du Parlement en amont du processus, l’implication populaire s’en trouve amoindrie et la légitimité de la révision affaiblie.
De plus, elle est décidée cette fois-ci par un homme politiquement faible, car souffrant d’un déficit de légitimité sans précédent en raison du taux exceptionnellement élevé d’abstention, officiellement de 60 % mais sans doute plus proche de 90%, qui a marqué son « élection » le 12 décembre 2019. Plus généralement, la révision de la constitution soulève en droit algérien, la question de l’effectivité de la norme constitutionnelle : la révision de la constitution n’a de sens que si, au préalable, celle-ci a bénéficié du respect qui lui est dû en tant que loi fondamentale.
Or compte tenu du triste sort qui est souvent réservé à cette dernière, l’on peut affirmer que ces amendements ne constituent pas une garantie pour la mettre à l’abri des pratiques politiques qui lui portent fréquemment atteinte. Le renforcement prévu des libertés et droits risque de demeurer purement déclaratoire : le réalisme fondé sur l’expérience de la pratique constitutionnelle incite à beaucoup de prudence, car il ne suffit pas de constitutionnaliser un principe pour qu’il devienne ipso facto effectif tant l’administration et la justice disposent de moyens tantôt subtils et tantôt abrupts pour le rendre sinon inopérant, du moins atténuer sa portée.
A chaque crise politique, la constitution est soit écartée soit «à effectivité dormante » pour reprendre l’expression de Mohamed Boussoumah, soit révisée pour maintenir, dans ce dernier cas, l’illusion d’un État paré d’une constitution fonctionnant selon la norme constitutionnelle. La constitution est souvent violée pour résoudre de manière autoritaire des conflits de pouvoir. Les dirigeants sont rebelles à la régulation des conflits politiques par la norme constitutionnelle. Bien souvent ne sont retenus de la constitution que les dispositifs qui renforcent les mécanismes d’autorité au détriment de ceux qui garantissent les droits et libertés. Les changements de constitutions ne protègent nullement la société des réflexes autoritaires et extraconstitutionnels des dirigeants. Pour paraphraser le doyen Ahmed Mahiou, s’interrogeant sur l’effectivité de la norme juridique, l’on peut dire qu’il vaut mieux une constitution imparfaite, mais respectée de tous qu’une constitution parfaite qui ne satisfait que ses rédacteurs.
Mais si la constitution souffre essentiellement d’ineffectivité, les questions qui viennent à l’esprit sont pourquoi et à quoi sert-elle au juste ? La réponse est simple : le droit est par définition fragile ; il est incapable de définir un cadre autre que formel, puisque c’est à l’État, dépositaire du monopole de la contrainte légitime, d’en imposer le respect, alors qu’il est la première personne (morale) à se soustraire à la sphère de la constitution. Son ineffectivité est d’autant plus loisible qu’elle est favorisée par l’inexistence d’un vrai pouvoir judiciaire capable d’en imposer le respect. Quant à sa fonction, la constitution est politiquement et symboliquement si sacrée, si nécessaire à la légitimation de l’État, ses institutions et ses hommes que ceux-là mêmes qui la foulent aux pieds prétendent n’agir que dans le respect de ses normes et principes.
Le contexte ensuite : ni le contexte sanitaire, ni l’environnement politique et médiatique ne sont favorables à un débat sérieux et serein sur cette question politique d’importante. Cette révision intervient dans une conjoncture si particulière de vacuité politique à cause de la pandémie de la Covid 19 que les animateurs du hirak ont dû suspendre les marches hebdomadaires. Aussi est-elle engagée dans un contexte de verrouillage du champ médiatique où aucun responsable d’un parti ou d’une association n’est invité sur un plateau de TV publique ou privée. Des pressions sont exercées sur des chaînes de TV y compris à l’étranger (Al Magharibia, Amel TV, TV5), des sites internet d’informations comme Le Matin d’Algérie, Maghreb Emergent et Radio M sont bloqués, accusés d’être financés par des « organisations étrangères ». Le site Al Manchar a cessé de paraître et les accréditations pour les journalistes étrangers n’ont pas été renouvelées en 2020.
Des dirigeants de partis politiques, des journalistes, des présidents d’associations… croupissent en prison y compris de simples citoyens exprimant sur Facebook leurs opinions critiques. Les autorités n’ont pas hésité à profiter du confinement et de l’interruption des grandes manifestations pour censurer la presse et procéder à de nouvelles interpellations des animateurs du hirak et d’internautes favorables à ce dernier. Sous prétexte de lutter contre les fake news, le Code pénal est amendé dans le sens restrictif des libertés criminalisant l’expression d’opinions dissidentes. Cette vague d’arrestations traduit la volonté de bâillonner la société et de verrouiller autant que possible toutes les plateformes de débat politique pour empêcher une reprise du hirak. Le constat est donc clair : intervenant dans un contexte de répression, les conditions objectives d’un débat libre et contradictoire sur la révision de la constitution ne sont pas réunies.
Aussi, l’un des principaux griefs dont ce projet est justiciable porte sur l’organisation des pouvoirs, car c’est sur cette question que la révision est attendue, d’autant que le chef de l’État a promis lors de son discours d’investiture le 19 décembre 2019 de réduire les prérogatives du président. Ce point nodal du constitutionnalisme constitue un enjeu politique majeur tenant à la séparation et à l’équilibre des pouvoirs, puisque c’est à l’aune de ce principe cardinal que les constitutions sont jugées. Le constitutionnalisme moderne repose sur deux idées forces. La première tient à la supériorité de la norme constitutionnelle sur les autres normes juridiques, élevée au sommet de la hiérarchie des normes. La seconde s’attache à une double limitation du pouvoir au sein du pouvoir d’État, d’une part, par la consécration du principe de séparation des pouvoirs : le pouvoir arrête le pouvoir avisait Montesquieu dès le XVIIIe siècle. D’autre part, la limitation du pouvoir d’État au sein de la société par l’obligation qui incombe à ce dernier de respecter les libertés et droits fondamentaux pour empêcher l’abus de pouvoir. Cette conception du constitutionnalisme est suffisamment claire et pertinente pour être retenue ici.
Dès lors, il est attendu de cette révision qu’elle propose de limiter les pouvoirs exorbitants du président et de rééquilibrer les pouvoirs institutionnels en renforçant le pouvoir de contrôle du Parlement et le pouvoir d’action du chef du gouvernement. L’Algérie a grand besoin d’un Parlement et d’un Gouvernement légitimes et forts ainsi que d’un président arbitre puisque ce dernier n’encourt aucune responsabilité et n’a de compte à rendre à aucune institution. La haute Cour de justice n’est même pas un épouvantail, elle n’a tout simplement jamais été mise en place. En cas de crise, la responsabilité incombe au chef du gouvernement qui peut être destitué par le président et seul le Gouvernement peut être désavoué par les députés, alors que le président, lui, est élu pour un mandat de cinq ans, voire de dix ans dans le cas où il serait réélu, sans être politiquement responsable, ce qui représente une durée trop longue pour de si vastes prérogatives. Or une lecture sommaire du dispositif constitutionnel permet de constater qu’il ne remet en cause ni les mécanismes constitutionnels autoritaires et les pouvoirs excessifs de jure du chef de l’État, ni les rapports de dépendance de facto des autorités civiles (chef d’État et gouvernement) vis-à-vis du haut commandement de l’armée.
En ce qui concerne l’équilibre des pouvoirs, eu égard aux pouvoirs exorbitants du président, le régime politique que la constitution décrit n’est ni présidentiel ni parlementaire, tous deux fondés sur le principe de séparation et d’équilibre des pouvoirs, ni semi-présidentiel impliquant le partage du pouvoir exécutif entre le chef de l’État et le chef de Gouvernement. Le fait que ce dernier est membre de l’Exécutif et dirige l’action du gouvernement ne signifie pas que l’Exécutif est bicéphale ; il est strictement hiérarchisé, car le chef du gouvernement agit sous l’autorité contraignante du chef de l’État et le contrôle du Parlement. Le régime politique en cause est complexe ; son ossature est militaro-sécuritaire excessivement présidentialiste avec une tendance affirmée à la personnalisation du pouvoir. Il est forgé sur l’unité de pouvoir assortie de la séparation des fonctions. Le déséquilibre est flagrant entre les « trois pouvoirs » au profit du chef de l’exécutif qui jouit d’une très forte prépondérance. Le président est seul à disposer de l’initiative de la révision de la Constitution et du référendum dont il est seul à apprécier l’intérêt. Aussi dispose-t-il du pouvoir de nommer et de révoquer le chef du gouvernement et ses membres, sans préciser si celui-ci doit être issu de la majorité parlementaire.
Le président désigne un tiers des membres du Sénat et quatre membres sur douze de la Cour constitutionnelle, dont la dénomination a changé ; la « Cour » s’est substituée au « Conseil », suggérant que la cour revêt le caractère d’une juridiction, alors que sa composante est à dominante politique : quatre membres sont désignés par le président, quatre par l’Assemblée et quatre issus du Conseil d’État et de la Cour suprême. A l’exception de ces derniers, la désignation des autres membres n’est soumise à aucune exigence de compétence juridique. En outre, le chef de l’État est fondé à saisir la Cour constitutionnelle, à dissoudre l’Assemblée après consultation du Parlement, à légiférer dans certaines situations par ordonnances, alors qu’il détient le pouvoir réglementaire autonome qu’il exerce par voie de décret présidentiel.
À propos de son pouvoir normatif, ce projet marque un net recul par rapport à la constitution de février 1989 qui n’a prévu, conformément au principe de séparation des pouvoirs, aucune possibilité au président de légiférer par ordonnances, ce doit lui a été rétabli par la constitution de 1996. Le président est, par ailleurs, ministre de la Défense, chef suprême des forces armées, il arrête et conduit la politique extérieure, préside le conseil des ministres, le conseil supérieur de la magistrature, dispose du droit de grâce, du droit de remise ou de commutation de peine et nomme aux emplois civils et militaires de l’État y compris les magistrats. De plus, il décrète l’état d’exception en cas de péril imminent, l’état d’urgence ou l’état de siège en cas de nécessité, signe les accords d’armistice et de paix et exerce l’ensemble de ces pouvoirs sans contrôle parlementaire, ni contreseing premier ministériel, et sans encourir de responsabilité. Ainsi, à son irresponsabilité pénale de principe vient s’ajouter à son irresponsabilité politique.
Quant à la justice, son statut est indissociable de l’organisation d’ensemble du pouvoir d’État dont la nature hégémonique est telle qu’elle ne peut tolérer l’existence d’aucun contre-pouvoir ni d’aucune autonomie, fut-elle pour la justice. La concentration du pouvoir au sommet de l’État n’est compatible avec l’autonomie d’aucun pouvoir, y compris la justice. Pour donner le gage d’une justice indépendante qui n’obéit qu’à la loi, le Conseil Supérieur de la Magistra-ture (CSM) est chargé d’assurer la protection des juges et de garantir l’indépendance de la justice. Mais cet avant-projet ne présente aucune avancée sur son fonctionnement et, donc, sur l’indépendance de la justice ; le CSM est présidé par le chef de l’Etat. La protection des juges du siège par le principe d’inamovibilité et le retrait du ministre de la Justice et du Procureur général près la Cour suprême du CSM sont insuffisants pour rompre le lien de subordination de la justice au pouvoir exécutif. En l’absence donc de séparation des pouvoirs dans l’organisation de l’État, il va de soi que la justice ne peut être autonome du pouvoir exécutif auquel elle est, au contraire, assujettie. Les attributions du président sont sans équivalents. Le pis est qu’avec ce projet ses pouvoirs sont renforcés par de nouvelles compétences : la désignation d’un vice-président qui pourrait gouverner sans aucune légitimité électorale, l’envoi de troupes militaires à l’étranger et le pouvoir de nommer des présidents de nouvelles autorités de régulation et de contrôle. Et l’on est tenté de dire que trop pour les rédacteurs de cet avant-projet n’est pas assez.
S’agissant du rapport du régime politique à l’armée qui rend plus complexe l’analyse du premier surtout si l’approche se contentait de l’examiner strictement sous l’angle des textes à l’aune des schémas classiques de classification des systèmes politiques (présidentiel, parlementaire, semi présidentiel…). Une telle approche est insuffisante à rendre compte de la complexité de sa nature d’autant que ce projet ne reconnaît aucun rôle politique à l’armée. Il se contente d’énoncer qu’elle est en charge de la sauvegarde de l’indépendance, de la défense de la souveraineté et de l’intégrité territoriale. Pour redorer l’image de la hiérarchie militaire altérée par l’un des slogans inédit du hirak « Les généraux à la poubelle wa el djazair tedi el istiqlal (et l’Algérie recouvrera son indépendance)», l’avant-projet établit une filiation directe entre le hirak et l’armée afin de parer cette dernière d’une nouvelle légitimité : celle d’avoir accompagné et protégé le hirak, alors que plusieurs dizaines de ses animateurs sont jetés en prison.
Étrangement, cet avant-projet fait l’impasse sur la question cruciale de l’État civil et ne souffle mot sur cette revendication phare du hirak « dawla madania machi ‘askaria », c’est-à-dire un « État civil » tout en prenant soin de préciser – et la précision est de taille – « et non militaire ». Mot d’ordre faisant directement écho au principe soummamien du 20 août 1956 de « la primauté du civil sur le militaire », une façon remarquable de rappeler aux décideurs que le projet de construction d’un État civil, conçu par les pères fondateurs de la révolution, est inachevé, alors que la constitution tunisienne dispose « La Tunisie est un État civil, fondé sur la citoyenneté… ». L’État civil est une formulation habile réinventée par le génie du hirak, qui permet de se démarquer aussi bien de l’État militaire que de l’État théocratique et dont le constituant algérien gagnerait bien à s’inspirer en la transcrivant en toutes lettres dans la constitution.
La genèse du rôle politique de l’armée remonte à la période d’avant 1962. La mise en place de l’état-major général en décembre 1959 sous le commandement du colonel Boumediene hypothéqua sérieusement les chances d’édifier une Algérie libre et démocratique. Politiquement rien de sérieux ne peut se construire sans lever l’hypothèque que fait lourdement peser la hiérarchie militaire sur la vie politique. Sur huit chefs d’État ayant présidé aux destinées du pays, cinq sont des officiers : trois colonels, un général et un commandant. Sans oublier le chef d’État de fait, Gaïd Salah, ancien chef d’état-major, qui a dirigé le pays de mars au 23 décembre 2019. Qui plus est, l’armée et les services de sécurité ne sont soumis à aucun contrôle gouvernemental ou parlementaire ; l’armée bénéficie de près de 25% du budget annuel de l’État, sans que son budget ne fasse l’objet d’un examen parlementaire.
Dans le rapport à l’armée la nature hybride du régime politique devient plus intelligible parce que le choix d’un présidentialisme absolu permet au haut commandement de l’armée, en cooptant les chefs d’État et en leur concédant l’essentiel des pouvoirs, de verrouiller et de contrôler tout le système de pouvoir d’État. Or ce contrôle est plus difficile à mettre en œuvre si le choix était porté sur un régime parlementaire. Les initiateurs de ce projet s’accrochent à la logique de fonctionnement du pouvoir d’État concentré entre les mains de la présidence de la République – et elle seule – conçue comme une forteresse imprenable. L’organisation du pouvoir d’État prévue reste fidèle à ce schéma initial et les propositions du « comité d’experts » en vue de sa modification sont trop timides pour espérer atteindre les changements attendus. Malgré l’adoption de trois constitutions (1963, 1976, 1989), l’Algérie n’a connu qu’un seul régime politique, celui imposé par le coup de force de l’armée des frontières à l’indépendance.
L’empreinte militaro-sécuritaire et jacobine imprimée ab initio au pouvoir d’État a résisté à toutes les crises et révisions de la constitution. Et tout porte à penser que la révision en cours ne serait pas de nature à modifier sa nature profonde et à constituer, contrairement à l’annonce du chef de l’État, la pierre angulaire de l’édification d’une nouvelle République. Le problème majeur dont souffre le pays tient à la complexité de son régime politique dont les révisions constitutionnelle ne modifient en rien la réalité de son fonctionnement pour une raison double. La première tient au fait que ce régime n’est forgé que partiellement par la constitution, il obéit moins à la norme constitutionnelle qu’aux pratiques des dirigeants. La seconde s’attache à son hybridité qui fait écran entre pouvoir constitutionnel et pouvoir extraconstitutionnel.
Pour refonder le régime politique sur des bases démocratiques, le choix d’un processus d’institutionnalisation par une assemblée constituante est le procédé le mieux indiqué à plus d’un titre. D’abord le contexte pourrait s’y prêter à une double condition : la sortie de la crise sanitaire et l’entrée du hirak dans une deuxième phase de mobilisation. Bien souvent, les sociétés procèdent au changement de constitution dans des périodes de crise et d’interrogations sur elles-mêmes et sur leur avenir. En période révolutionnaire, et c’est bien le cas en l’occurrence, ce sont souvent les assemblées constituantes qui en sont sollicitées. C’est à l’occasion de grands rassemblements d’un peuple, comme celui que le hirak a engendré et qui a remarquablement revivifié le lien national, que le pays se trouve mieux armé pour s’atteler à la réalisation de grands projets, à commencer par celui de l’assemblée constituante.
L’important pour l’Algérie dans cette phase cruciale qu’elle traverse n’est pas la disponibilité de juristes experts, capables de rédiger une constitution tant l’université algérienne en a formés, mais l’énergie constituante qui, elle, y est fortement présente. L’assemblée constituante est sans doute le procédé le plus à même de provoquer le changement tant attendu et de marquer symboliquement et politiquement le passage de l’ordre juridico-politique en cours à un ordre démocratique. Ensuite, la nature révolutionnaire du soulèvement du 22 février ne peut s’accommoder d’un simple toilettage de la constitution ; l’essence de ce mouvement est d’autant plus radicale exigeant un aggiornamento du texte constitutionnel que ce soulèvement a besoin, comme toute révolution, de produire du droit qui soit conforme à l’exigence d’édifier un État civil sur les bases d’un État de droit.
En effet, le procédé de l’assemblée constituante présente l’avantage de pouvoir mettre fin, d’une part, à la pratique monarchique d’octroi des constitutions et, d’autre part, à l’usage de son élaboration par un « comité d’experts ». La révision constitutionnelle est irréductible à une simple question de technique juridique d’autant que la constitution a été révisée six fois en passant bien par la case d’un « collège d’experts », sans qu’aucune n’ait produit le moindre effet sur la vie politique. Il n’y a rien de plus contraire à la révolution de février 2019 que de conserver la constitution du régime.
Puis, est-il besoin de rappeler que l’élection d’une assemblée constituante a non seulement un ancrage historique profond, mais aussi qu’elle est défendue par des personnalités et partis d’horizons politiques divers. Il s’agit d’une exigence politique ancienne, mais qui n’a rien perdu de sa pertinence ; elle remonte à la première organisation du mouvement national au cours des années 1920, l’Étoile Nord-Africaine (ENA). Son mot d’ordre central depuis son congrès en février 1933 est celui d’une « assemblée constituante souveraine ». Cette pétition est reprise par le Parti du Peuple Algérien (PPA créé en 1937) et le Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD fondé en 1946), ancêtres directs du Front de Libération Nationale (FLN) historique. Rappelons également que dans son additif au Manifeste du peuple algérien, Ferhat Abbas l’a, lui aussi, réclamée dès 1943. Pour les militants du PPA- MTLD l’indépendance rima toujours avec l’élection d’une assemblée constituante souveraine.
La mise en place d’une assemblée constituante en vue de l’indépendance fut rappelée à la conférence de presse du Caire par la délégation extérieure du FLN le 15 novembre 1954. La plateforme du congrès de la Soummam d’août 1956 a prévu, dans le chapitre III consacré à la « négociation pour la paix », la formation d’un « gouvernement issu d’une assemblée constituante ». Depuis 1963, l’assemblée constituante est constitutive de l’identité politique du Front des Forces Socialistes (FFS) et du Parti des Travailleurs (PT). En 1976, au moment de la préparation de la constitution de 1976 conçue selon les exigences du colonel Boumediene par un « collège d’experts », certaines personnalités opposées à cette démarche, dont Ferhat Abbas, Benyoucef Ben khedda, tous deux anciens présidents du GPRA, Mohamed Kheireddine de l’association des ‘ulama, Hocine Lahouel, ancien secrétaire général du MTLD, ont cosigné un manifeste appelant au retour à la légitimité populaire à travers l’élection d’une assemblée constituante. Manifeste soutenu par le FFS et le Parti de la Révolution Socialiste (PRS).
Enfin, la voie démocratique est celle de l’élection d’une assemblée constituante dont le rôle principal ou exclusif est d’élaborer et d’adopter un projet de constitution. Le processus constituant est aussi important que l’acte constituant lui-même ; il permet de connecter les citoyens avec la constitution, pour mieux se l’approprier, la défendre en lui assurant, avec des institutions comme la Cour constitutionnelle, l’effectivité qui a fait cruellement défaut aux précédentes constitutions. L’intérêt de ce processus est irréductible au résultat, c’est-à-dire au normatif, au texte constitutionnel, il est aussi dans le discursif, dans les débats qui auront lieu tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Assemblée, car c’est bien de cette matière par essence contradictoire que l’on s’assure de façonner des normes juridiques durables. Et si l’on ne doit toucher à certaines lois, pour paraphraser Montesquieu, qu’avec une main tremblante, il est encore plus vrai pour la constitution conçue pour durer, elle ne peut avoir d’effets positifs durables que si elle est consentie par une majorité d’Algériens. L’implication des citoyens est d’autant plus décisive que les peuples s’instituent par le droit et ne naissent pas spontanément peuples pas plus qu’ils ne sont des entités homogènes unifiées par une langue ou une religion, même si ces dernières sont de puissants marqueurs identitaires. L’Algérie partage la langue arabe avec plus d’une vingtaine d’États, tamazight dans ses différentes variantes avec près d’une dizaine de pays, l’islam depuis quatorze siècles avec plus d’un milliard de Musulmans établis dans près d’une cinquantaine de pays et la langue française avec près de 300 millions de locuteurs sans pour autant constituer, loin s’en faut, un seul peuple ou une seule nation avec ces peuples divers.
La conscience nationale est relativement récente ; elle n’a germé que depuis la rencontre conflictuelle avec la colonisation française, et s’est forgée grâce aux luttes politiques ininterrompues depuis les années 1920. La diffusion des idées de liberté, de démocratie, d’indépendance… était l’œuvre du mouvement national (ENA, PPA, MTLD). Les militants ont alors puisé leurs arguments dans l’idéologie politico-juridique française, et non dans une conception islamique, puisque ce sont bien les concepts de peuple, de nation, de souveraineté, d’égalité, de république, des droits de l’homme, d’Assemblée constituante… qui furent mobilisées pour mener la lutte politique en vue de l’indépendance. Lors des négociations d’Évian de mars 1962, notait l’historien Todd Sheppard, les représentants du GPRA invoquaient à l’appui de leur plaidoyer des références juridiques et politiques puisées de l’histoire et des traités français.
La différence entre une myriade de peuplades et le peuple tient précisément à l’accord sur le droit entre les citoyens, les différents courants politiques et communautés. La constitution est par excellence l’expression du contrat social. Le théologien, berbère romanisé, Tertullien disait dès le IIe siècle « qu’on ne naît pas chrétien, on le devient ». De même que l’on peut dire que le peuple algérien n’est pas un donné, il n’est pas né peuple, c’est un construit de son histoire plusieurs fois millénaire, de ses brassages, de sa résistance au cours de la longue nuit coloniale, de sa révolution de 1954-1962 qui a cimenté son unité, de ses nombreuses lutes démocratiques postindépendance… et enfin du hirak qui a permis au peuple algérien de retisser, de resserrer ses liens et de faire nation. Dans cette construction longue, le droit doit prendre toute sa part.
Pour établir un parallèle avec certains pays ayant réussi une transition de l’ancien régime à un nouveau régime démocratique à travers l’élection d’une assemblée constituante, signalons d’abord l’expérience des États-Unis qui, grâce à la convention de Philadelphie réunie en 1787, s’étaient dotés d’une constitution entrée en vigueur en 1789. La France, ensuite, à travers les États généraux qui se transformèrent en 1789 en Assemblée constituante en vue d’une constitution, dont les travaux prirent fin en 1791 avec l’adoption de la première constitution le 3 septembre. Hormis la constitution de la Ve République du 4 octobre 1958 élaborée par un groupe d’experts, celles qui ont fondé respectivement les Iere, IIeme, IIIeme et IVeme Républiques sont l’œuvre d’assemblées constituantes. Relevons également l’expérience du Portugal (1975-1976) ayant triomphé du salazarisme après plus de quarante ans de gouvernement autoritaire, de l’Espagne (1977-1979) qui a mis fin à une quarantaine d’années de franquisme et de l’Italie (1946-1948) qui a réussi à sortir de vingt-trois ans de fascisme.
Enfin, plus proche de nous, mentionnons l’expérience tunisienne, un pays qui, pour s’extraire de cinquante-six ans d’autoritarisme, a mis en place l’assemblée constituante en 2011 et adopté le 27 janvier 2014 une nouvelle constitution, deuxième loi fondamentale, après celle 1er juin 1959, à être l’œuvre d’une assemblée constituante. A la différence de l’Algérie, la Tunisie jouit d’une forte tradition constitutionnelle : bien qu’elle fût de jure un État vassal de l’Empire ottoman, elle a d’abord adopté sous le règne du Bey Mohamed le 9 septembre 1857 le pacte fondamental (‘ahd al-amân) qui garantissait la sécurité de tous les sujets (Musulmans et non Musulmans) et l’égalité de tous devant la loi et l’impôt, alors que les dhimmis (Juifs et Chrétiens) étaient soumis en droit islamique à la djizya, soit la capitation. Puis elle a promulgué une constitution jamais connue en terre d’islam sous Sadoq Bey le 26 avril 1861, un texte écrit en français dénommé « Destour », un concept d’origine persane recueilli dans la langue arabe.
Pour que la rupture avec le régime ait toutes les chances d’advenir, il est indispensable de sortir du cadre de la présente constitution. La libération des détenus du hirak, l’ouverture des médias et la mise en place d’une période de transition courte sont des conditions indispensables à la libre expression des citoyens pour élire une Assemblée constituante. Une Assemblée où la question de l’édification d’un État civil et des modalités pratiques du retrait de l’armée de la vie politique sera la préoccupation majeure de la future représentation nationale. Les questions de la liberté de culte et de conscience, de la citoyenneté, d’accès, d’exercice et de transmission du pouvoir, des droits et libertés, de décentralisation… sans cesse éludées, mais qui posent au fond la problématique de la refondation politique, seront débattues sous le contrôle du hirak. Gage de succès de la transition vers un ordre politico-juridique nouveau fondé sur un État civil et démocratique, garantissant les règles du vivre ensemble dans le respect des différences, dans lequel le droit sera réhabilité comme seul mode de règlement des conflits. Une telle refondation fait appel, non pas à une énième révision constitutionnelle – rarement l’observation du juriste Yâdh Ben Achour « Le Tiers-monde est subjugué par l’idée de constitution», n’a autant de pertinence qu’à propos de l’Algérie -, mais à la mise en place d’une assemblée constituante.
Tahar Khalfoune, juriste, auteur de nombreux travaux dont le dernier ouvrage est Mélanges en l’honneur de l’historien Gilbert Meynier, l’Harmattan, mars 2019.