Ali Bitchin, esclave toscan devenu pacha d’Alger, et Jugurtha, roi amazigh, condamné à l’oubli par Rome : deux figures puissantes, tragiques et longtemps méconnues, au cœur de l’œuvre de Riccardo Nicolaï. Romancier italien, Riccardo Nicolaï redonne vie à ces destins arrachés aux marges de l’histoire à travers une écriture nourrie d’archives, de théâtre et de souffle lyrique.
À contre-courant des récits dominants, ses romans tissent une mémoire partagée entre l’Algérie et l’Italie, et interrogent la transmission, l’héritage et l’humanisme dans un monde hanté par l’amnésie. Entretien avec un auteur qui fait parler les silences du passé et redonne à la Méditerranée son rôle de miroir – mer intérieure qui relie les peuples autant qu’elle les sépare.
Le Matin d’Algérie : Vos deux romans explorent des figures historiques algériennes méconnues en Europe. Qu’est-ce qui vous attire dans ces trajectoires venues de l’autre rive de la Méditerranée ?
Riccardo Nicolaï : En Italie et en Europe, on connaissait l’existence d’Ali Bitchin, mais on ignorait son lieu de naissance. Il est né à Massa, une ville du nord de la Toscane. Enlevé à l’âge de dix ans par des corsaires barbaresques, il fut emmené à Alger, où il deviendra pacha.
Quant à Jugurtha, c’est à Rome que j’ai éprouvé une vive empathie pour lui, en visitant la prison Mamertine. Dans ses entrailles se trouve le Tullianum, une cellule souterraine sans lumière ni air, où le roi numide a vécu ses derniers jours, victime de la damnatio memoriae pour avoir osé défier Rome.
Leurs histoires m’ont bouleversé. Leur douleur m’a parlé, et j’ai ressenti le besoin d’écrire pour les faire revivre.
Le Matin d’Algérie : Ali Bitchin et Jugurtha sont deux figures de pouvoir, mais aussi de rupture. Voyez-vous un fil conducteur entre eux ?
Riccardo Nicolaï : Ce qui les unit, au-delà des siècles, c’est leur force intérieure. Ils ont su dépasser leurs conditions, affronter l’adversité, défendre leur vision du monde avec une dignité farouche.
Ils incarnent tous deux l’ambition, le défi, le courage. Même si les récits semblent opposés dans leur construction, ils suivent en réalité un même fil émotionnel et spirituel.
Le Matin d’Algérie : Dans Giugurta, vous imaginez la dernière nuit d’un roi déchu. Dans Ali Bitchin, c’est la conquête de l’amour qui guide le corsaire. Pourquoi ces choix narratifs si contrastés ?
Riccardo Nicolaï : Parce que leurs trajectoires le sont. Jugurtha est un roi trahi, enfermé dans le silence et la perte. Ali est un homme libre qui conquiert sa place dans le tumulte. Pourtant, tous deux affrontent la solitude du pouvoir.
Leurs récits se répondent par contraste, mais convergent dans leur tension tragique.
Le Matin d’Algérie : Vous êtes Italien, et pourtant vous vous intéressez de près à des figures historiques algériennes. Quel lien établissez-vous entre l’Italie, l’Algérie et la Méditerranée dans votre travail ?
Riccardo Nicolaï : Ali Bitchin est né dans le même village que moi, à Mirteto di Massa. Nous avons grandi sous le même ciel, respiré le même air. Jugurtha aussi m’est proche : il a vécu ses derniers jours à Rome, et il incarne une fierté qui me parle.
Je ne crois pas à l’enracinement nationaliste des héros. Les grands hommes appartiennent à l’humanité tout entière. Juba II, Apulée, Saint Augustin, Fibonacci, Uluch Ali, Hassan Agha… autant de noms qui ont marqué l’Algérie et l’Italie, des deux côtés de la mer.
Je pense souvent à cette phrase de Cesare Pavese : « Quel monde se trouve au-delà de cette mer, je ne le sais pas, mais chaque mer a un autre rivage, et j’y arriverai. »

Le Matin d’Algérie : Vos récits interrogent la mémoire, la transmission, l’héritage. Votre démarche est-elle militante ou pédagogique ?
Riccardo Nicolaï : Ni l’un ni l’autre, au sens strict. Je ne cherche pas à faire passer un message politique ou scolaire. Je suis habité par le respect des grandes figures humaines, par l’admiration de ceux qui ont vécu dans la complexité, loin des vérités toutes faites. Donner chair au passé méditerranéen, c’est rappeler que la diversité est une richesse, et que l’humanisme reste la meilleure arme contre l’intolérance.
Le Matin d’Algérie : Vos romans se déroulent dans deux époques très différentes : l’Antiquité pour Jugurtha, l’époque ottomane pour Ali Bitchin. Comment avez-vous travaillé la reconstitution historique ?
Riccardo Nicolaï : Par la recherche, bien sûr, mais surtout par l’empathie. J’ai accompagné ces personnages dans leur chemin. Je les ai écoutés, admirés, parfois pleurés. Ils m’ont dicté leur histoire. Je n’étais qu’un scribe, attentif et silencieux.

Le Matin d’Algérie : Le rapport à l’impérialisme — romain ou ottoman — est central dans vos deux romans. Est-ce une manière d’interroger notre époque ?
Riccardo Nicolaï : Oui. Je voulais rendre hommage à deux hommes qui, chacun à leur manière, ont incarné la révolte contre l’ordre établi. À travers eux, je célèbre la lucidité, le refus de l’injustice et la dignité.
Ce sont des combats très actuels, car la domination et la mémoire sélective sont toujours à l’œuvre aujourd’hui.
Le Matin d’Algérie : Les femmes jouent un rôle fort dans vos récits. Quelle place occupe le féminin dans votre écriture ?
Riccardo Nicolaï : Une place essentielle. Les femmes de mes romans incarnent une énergie d’apaisement, de tendresse, de résilience. Lalla Lallahoum, dans Ali Bitchin, refuse les richesses et affirme sa liberté.
Elles portent un amour profond, inaltérable, presque sacré. L’amour — sous toutes ses formes — est à mes yeux le véritable moteur des histoires humaines.
Le Matin d’Algérie : Votre écriture est très théâtrale, lyrique, tendue. Est-ce une marque de votre formation artistique ou un choix littéraire ?
Riccardo Nicolaï : Les deux. J’ai une formation en théâtre, et cela façonne ma manière d’écrire. Le théâtre permet de concentrer l’émotion, de faire entendre les silences, de restituer la grandeur des destins.
Quand nous avons joué la pièce sur Ali à Alger, la scène finale — sa mort par empoisonnement — a bouleversé le public. Ce moment m’a marqué à vie.
Ali m’a changé. Grâce à lui, j’ai compris ce que signifie « savoir être au monde ».
Le Matin d’Algérie : Avez-vous découvert, en travaillant sur ces récits, des aspects méconnus de l’histoire de l’Algérie ou de la Méditerranée ?
Riccardo Nicolaï : Beaucoup. Je ne savais rien, par exemple, du rôle central joué par Alger dans la course méditerranéenne. Je ne savais pas qu’au XVIIe siècle, la Casbah comptait 100 000 habitants, dont 25 000 esclaves, principalement italiens.
J’ignorais aussi que de nombreux Italiens occupaient des fonctions stratégiques à Alger : raïs, gouverneurs, amiraux… Grâce à Ali, j’ai découvert cette histoire oubliée.
Le Matin d’Algérie : Envisagez-vous un troisième roman dans ce cycle méditerranéen ?
Riccardo Nicolaï : Oui. Mon dernier roman, Voci franche in Algeri, est paru en octobre 2024 en Italie. Il explore une langue née en Méditerranée au Moyen Âge — un pidgin mêlant italien, espagnol, arabe, et d’autres influences. Cette langue, sans locuteurs natifs, a circulé pendant huit siècles, et Alger en fut la capitale. Elle a commencé à disparaître avec l’arrivée des Français. Le livre sera prochainement traduit et publié en Algérie.
Entretien réalisé par Djamal Guettala