20 novembre 2024
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AccueilIdéeSaâda Arbane : Houris de Kamel Daoud est « une violation de mon intimité »

Saâda Arbane : Houris de Kamel Daoud est « une violation de mon intimité »

Née en 1993 à Djelfa, Saâda Arbane a miraculeusement survécu à une attaque terroriste ayant décimé une grande partie de sa famille et où elle a été, elle-même, égorgée. L’histoire de cette sportive qui « ne parle pas » est connue d’un cercle restreint d’Oranais.

Dans un récent entretien recueilli par une télévision algérienne, One TV[1], elle estime que l’auteur algérien du Goncourt 2024 aurait « exploité son histoire personnelle sans son consentement », voire en utilisant abusivement des confidences recueillies dans un cadre médical.  Ayant « mis plus de vingt-cinq ans pour oublier » son « traumatisme », elle estime que Kamel Daoud aurait « remué les plaies » d’une « histoire » dont elle estimait « la seule à décider comment [elle devait] sortir ».

Si la presse mainstream en France, du Monde à Valeurs Actuelles, en passant par Libération et Le Point, dénonce par avance tout questionnement littéraire ou idéologique des dits et écrits de celui qui vient de recevoir le Goncourt pour son Houris (Gallimard, 2024), cette mise en cause venant d’Algérie, si elle était confirmée, serait de nature à rompre sur le plan éthique cet unanimisme médiatique autour du « roman le plus féministe de la rentrée » (Frédéric Beigbeder)[2] par lequel « une jeune rescapée […] de la guerre civile algérienne [mettrait] enfin des mots sur son histoire » (Elle, 04/11/24)[3].

Sur One TV, Saâda Arbane estime en effet que cet auteur qui prétend donner la parole aux femmes de son pays face aux islamistes aurait en réalité « dépossédé une victime du terrorisme de son histoire, de sa vie, contre son gré », et malgré « les refus catégoriques de ses parents de leur vivant ».

« Ma famille et mon entourage, qui savaient que je ne voulais pas parler de cette histoire, étaient choqués », témoigne-t-elle, ajoutant que cette histoire, « c’est quelque chose qui me perturbe dans ma vie ». « Tout le monde m’a dit : ‘‘C’est bizarre ce que tu as fait’’ ». Après la parution de Houris, « on m’a même appelé pour me demander combien j’ai été payée pour le livre ». Une « amie installée à Paris » avait du mal à croire que « j’ai laissé utiliser mon histoire de cette manière ». « Quand j’ai commencé à lire le livre, je n’ai pas dormi trois jours ». « Cela fait 25 ans que je cache mon histoire, que je cache mon visage, que je refuse qu’on me montre du doigt. C’est horrible… ».

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Elle ajoute cette accusation plus grave à l’égard de l’écrivain concernant « les détails de sa vie personnelle » qu’elle n’a jamais confiés qu’en thérapie : « Il a tout pris de sa femme ». « On ne peut pas parler comme ça tant qu’on n’a pas vécu la chose ». « C’est ma vie, c’est mon passé. Y a que moi qui peut juger comment ça doit sortir. Ce n’est pas à lui de faire ça. C’était pas à lui de me jeter comme ça. En plus, il salit ma réputation ». Houris « est une violation de mon intimité ».

Par-delà l’incontestable et légitime droit de l’écrivain à la fiction et à la libre création,  ces déclarations soulèvent de sérieuses questions d’éthique tant littéraire que médicale.

Dans l’émission « Houris, la contre-enquête », la jeune femme affirme que la vie de Fajr ressemblerait étonnement à la sienne : « Ma cicatrice. Ma canule. Les conflits avec ma mère. L’opération que je devais subir en France, la pension que je reçois en tant que victime [du terrorisme islamiste]. L’avortement, je voulais avorter. La signification de mes tatouages [au niveau de la nuque et du pied]. Le salon de coiffure, j’avais un salon de coiffure et d’esthétique et c’est dans le livre. Le lycée Lotfi. L’allusion romancée à ma passion pour l’équitation », énumère-t-elle auprès du journaliste.

Comment des faits aussi précis auraient-ils pu arriver jusqu’au romancier ? Selon elle, il s’agirait d’une « violation du secret médical » par son ancienne psychiatre, « Mme Daoud ». Elle affirme qu’elle aurait été suivie chez cette dernière, de l’année 2015 jusqu’au départ de la famille Daoud en France, dans plusieurs établissements médicaux oranais, d’abord pour une thérapie de groupe avec sa mère, et puis seule.

La survivante du massacre de Djelfa insiste sur le fait que durant ses consultations chez Mme Daoud, sa parole était totalement libre : « je n’avais pas de filtre, [je parlais] sans tabous, je disais tout. Pour moi, c’était ma psychiatre. Il y avait le secret médical, je disais tout ». Durant son interview, elle précise qu’« il y a trois ans et demi, l’écrivain [lui] a demandé l’autorisation de raconter [s]on histoire dans un livre. Mon refus était catégorique. J’étais chez lui, cité Hesnaoui. Sa femme m’avait invité pour boire un café et discuter de ma thérapie ».

Après, continue-t-elle, quand « sa femme m’a dit qu’il est en train d’écrire un livre, je lui ai dit : ‘‘Attention, je ne veux pas que ça soit sur moi’’. Elle m’a dit : ‘‘Non, ça ne parle pas de toi du tout’’. Plusieurs fois durant mes consultations, j’ai redit à sa femme : ‘‘Attention, je refuse qu’il fasse ça’’ ». Mme Daoud l’aurait rassurée en lui répondant : « ‘‘Pas du tout… Je suis là pour te protéger’’».

Aujourd’hui, et après la lecture de Houris, elle juge qu’elle n’aurait en rien été protégée par son médecin. « J’ai dit tous ces détails à sa femme en tant que psychiatre ». « Je ne l’ai jamais dit à personne [d’autre] », affirme-t-elle. Son intime conviction est que Kamel Daoud aurait eu accès « à [s]on histoire » par le biais de « sa femme », « [s]a psychiatre ». Selon elle, Houris serait une « divulgation du secret médical » : « Je n’ai jamais communiqué mon dossier médical à Kamel Daoud ». « Je n’ai jamais autorisé Kamel Daoud ou sa femme, ma psychiatre, à raconter mon histoire ». La jeune femme estime en outre que l’écrivain aurait « attendu la mort de [s]es deux parents pour faire ça ».

L’intérêt de la presse, des médias et des écrivains pour l’histoire de Saâda Arbane ne serait pas nouveau. En 2009, raconte-t-elle, « quand j’ai gagné la médaille d’or du Championnat Maghrébin d’Équitation », « je commençais à recevoir les premières demandes pour raconter mon histoire ». Depuis lors, pour elle comme pour ses parents par kafala (forme musulmane d’« adoption »), le refus de raconter son histoire était catégorique.

« Depuis 25 ans, continue-t-elle, je refuse qu’on raconte mon histoire à ma place. C’est mon intimité, c’est mon histoire ». « J’avais refusé que mon histoire soit divulguée », « lui, il l’a bien divulguée », « mon intimité a été dévoilée ». Et si elle a décidé de prendre la parole aujourd’hui, ce serait « pour dénoncer l’abus que Kamel Daoud a fait dans son livre de [s]on histoire ».

D’après elle, Mme Daoud se serait rendue en octobre dernier à son domicile, pour lui remettre un exemplaire de Houris portant une dédicace signée de l’écrivain : « Notre pays a souvent été sauvé par des femmes courageuses, et tu es l’une d’entre elles, avec mon admiration ». Cette dernière lui aurait « parlé du projet du film et de son éventuelle implication dans le scénario » qui pourrait lui faire « gagner énormément d’argent » par lequel elle pourrait « acheter son appartement en Espagne ». Saâda Arbane dit avoir compris cette proposition « comme une tentative de l’acheter et de l’amener à se taire ».

Également devant le journaliste de One TV, son mari considère que la publication de Houris et son hypermédiatisation « a remué le couteau dans la plaie » de l’histoire familiale de sa femme et que, depuis, « elle trouve énormément de mal à se nourrir, à dormir », « souffre gravement de sévères maux de tête ». Selon lui, le roman « a fait resurgir de mauvais souvenirs » et cela pourrait se répercuter négativement sur leur fils de huit ans.

Dans l’attente d’éléments vérifiés sur les faits allégués dans ce tout récent entretien et d’éventuelles explications de Kamel Daoud lui-même, une question mérite au moins d’être posée : un romancier qui se présente comme défendant  les femmes de son pays contre la violence qu’elle y subissent et leur restituant une voix qui leur serait refusée, aurait-il lui-même dépossédé une survivante du terrorisme islamiste de son histoire, de sa vie, de  sa parole, une parole confiée sous le sceau du secret et dans le refus explicite de sa divulgation ?

Faris Lounis

Journaliste


[1] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=IyRWHAndCBs.

[2] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=3MAV_Om1Xb4.

[3] Voir : https://www.elle.fr/Loisirs/Livres/News/Houris-de-Kamel-Daoud-un-monument-litteraire-aux-victimes-de-la-guerre-civile-algerienne-4252644.

3 Commentaires

  1. Comme si le drame initial n’etait pas suffisemment dramatique, il faut lui en rajouter! Comme a dire qu’on cherche a le reacter. Par « on », la jeune femme autant que KD ! Je et on me croit feroce et courageux et, j’ai du mal a traverser tous les passages repris par les journaux. Imaginez, qu’est la douleur pour les deux, mais surtout elle. Pour cela, je ne pourrais opiner de quelconque facon. Peut-etre sur KD, mais la Madame qui s’en plein. Je ne peut donc diriger ma reflection que sur KD. La facon dont cette histoire est presente’e est accusatoire. Pas de la Madame, mais de l’auteur de l’article. Il(KD) est bien pose’ sur la chaise de l’accuse’, cependant, sans charge(s)/accusations specifiques. encore moins de requisitoire. En quelque sorte, vous le jetez en pature, une condamnation en soit, comme pour le lui signifier comme le crime qu’il a commis, ou qu’il subisse ce qu’il a fait subir. Cependant, en ce faisant, c’est elle qui se jette en pature, maintenant ! En ce faisant, c’est elle qui se devoile et je jette en pature, presque pour lui reprocher de ne l’avoir pas fait. Bizarrement, une reaction similaire a celle de l’etudiante Iranienne, qui saisit une opportunite’ d’exposer ces bourreaux. Helas, en le cas present, KD n’est tout de meme pas le bourreau ! Il ne me semble pas etre quelqu’un de detache’ de ses textes, encore moins du drame qu’il aura cotoye’ des anne’es durant. Il n’en est pas sorti indeme, a l’evidence, non? Le plus grand mal est que se soit ces deux-ci qui se retrouvent dans cette situation, et non les islamistes et ceux qui les ont enfante’s, fait grandir et faits monstres – le regime. Ce constat-la fait encore plus mal – surtout lorsqu’on connait le tort cause’ a des millions d’Algeriens, les jeunes jihadistes inclus.

  2. Je souhaiterais savoir si cette femme a lu réellement ce roman , en connaissant les algériens et les algériennes, ils lisent rarement de surcroît en langue française et en plus ce livre , il est inexistant en Algérie.
    Je doute fort sur la spontanéité de la réaction venant de cette pauvre dame utilisée par certains cercles du pouvoir , ceux qui sont directement responsables de son état et de son malheur pour régler des comptes à un écrivain qui échappe à leurs contrôles.
    Je ne porte pas dans mon cœur KD pour certaines de ses positions mais je le soutiens dans le cadre de la liberté intellectuelle et contre l’acharnement des décideurs au pouvoir contre toute opposition qui ne rentre pas dans les rangs.

  3. « Le figement », « la stagnation », « avancer en arrière », « le statu quo », « l’inertie », « le néant », « la mort », « le culte de l’irrationnel, du virtuel… et la liste et encore longue. Tout est source de discorde. Donner la parole à un martyr de la guerre de « sécession » est louable, mais il aurait fallu le lui accorder il y a fort longtemps. Cependant la fameuse « concorde civile » interdit de ressasser le passé. Il y a forcement contradiction ! L’auteur de Houris l’a bien écrit: « on exploite tout azimut et sans répit la guerre d’indépendance, mais on fait l’impasse sur la guerre civile ». Ce n’est pas uniquement le carnaval f dechra, c’est le règne du « dahdouhisme » à tout les niveaux.
    Même les Dieux ont pris la poudre d’ escampette !

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