« Je suis las de me battre pour rien. ». C’est un cri qui ne se laisse pas apprivoiser. Une voix venue du fond des âges, teintée de soufisme, de blues et de solitude. Depuis plus de quarante ans, Slah Mosbah occupe la scène tunisienne comme on tient un front : sans relâche, sans compromis, et sans illusion.
À 67 ans, le chanteur et compositeur, né au Bardo, n’est pas seulement une légende de la musique tunisienne. Il est aussi un corps politique. Un symbole vivant du racisme systémique, un homme debout dans un pays qui préfère oublier qu’il fut noir, qu’il l’est toujours, et qu’il le renie.
Le griot que la Tunisie cache
En 1991, sa reprise de Yamma lasmar douni (Maman, le brun est-il mauvais ?) le propulse au-devant de la scène. Le titre, mémoire douloureuse de l’esclavage aboli en Tunisie en 1846, marque toute une génération. Mais au lieu de l’ouvrir à d’autres répertoires, le succès l’enferme. « On m’a mis dans une case : celle du Noir de service. Celle qu’on tolère tant qu’elle amuse, qu’elle folklorise. Mais moi, je suis un homme, pas une icône. »
Slah Mosbah ne chante pas seulement pour plaire. Il chante pour rendre justice. À sa voix. À sa mémoire. À son peuple.
Ya Tounes el khadra : entre prière et supplication
Dans Ya Tounes el khadra (Ô Tunisie la verte), il chante sa patrie comme on implore une mère lointaine. Une chanson pleine de fierté, d’amour contrarié et d’espoir meurtri :
Ya om essawa’id smor, ya Tounes el khadra
Ô mère aux bras bruns, ô Tunisie la verte
Haqq el morouj el khodhr, w el bahr w es-sahra
Par droit des prairies, de la mer et du désert
Ma fik men wedyan, Wadi Majerda w Melyan
En toi coulent les vallées, la Medjerda et Meliane
La youm ‘alina tehouni, ya zinet el bouldane
Ne nous trahis jamais, perle des nations
Mais la trahison a bien eu lieu. Elle s’est glissée dans les silences officiels, dans les salles de concert vides de Noirs, dans les insultes reçues en ligne, et jusque dans la bouche d’un ministre de la Culture sous Ben Ali, Abdelbaki Hermassi, qui lui lança : «Tu souffriras comme tes ancêtres. »
Saadia, la sœur emprisonnée
En mai 2024, Saadia Mosbah, sa sœur, figure emblématique du combat antiraciste en Tunisie et présidente de l’association Mnemty, est arrêtée. Motif officiel : irrégularités administratives. Motif réel : avoir trop dit, trop haut, ce que le pouvoir n’admet pas. « Ce n’est pas une arrestation, c’est une vengeance sociale. »
Aujourd’hui encore, Saadia est détenue. Pour Slah, cette épreuve familiale est le point de non-retour. Le racisme, il ne le subit plus. Il le nomme, l’accuse, le dénonce.
Un doyen sans médaille
Avec plus de 884 titres à son actif, Slah Mosbah est sans conteste l’un des doyens de la chanson tunisienne. Mais contrairement à d’autres, il n’est ni sanctuarisé, ni célébré. « Je ne suis pas un patrimoine, je suis une fracture ouverte», lance-t-il.
Lui préfère les blessures à l’oubli. Il publiera bientôt deux ouvrages sur la condition des Noirs dans le monde arabe, évoquant Bilal Ibn Rabah, le premier muezzin, et Antar, le poète-chevalier. Ces figures oubliées, instrumentalisées, invisibilisées.
Sabri Mosbah, le fils à l’écoute
Dans cette chronique noire, une voix nouvelle s’élève : Sabri Mosbah, son fils, lui aussi musicien. Moins rugueux, plus introspectif. Une guitare, une voix fragile, des textes doux-amers. Sabri n’imite pas son père. Il le prolonge. Il l’apaise. Il témoigne.
Entre eux, pas de ligne directe. Une mémoire transmise autrement. En musique. En silence. En fidélité.
L’insoumis
Il se fait rare sur les plateaux. Il décline les hommages. Il refuse les médailles. Il veut qu’on entende la vérité, pas qu’on la vernisse.
On l’appelle parfois El Qamar el Asmar (la lune noire). Mais c’est peut-être plus que cela. Slah Mosbah est le miroir que la Tunisie ne veut pas regarder. Une voix blessée mais toujours vivante. Une voix noire ? Non. Une voix juste.
« Tant que je chante, je suis libre »
Slah Mosbah ne demande pas de reconnaissance. Il veut un pays capable d’écouter. Un pays où un enfant noir peut devenir citoyen sans devoir chanter pour exister.
Tant qu’il chante, il est libre. Et tant qu’il est libre, la Tunisie a encore une chance de se regarder en face.
Mourad Benyahia