Dimanche 30 septembre 2018
Slimane Azem – Bahia Farah : à les écouter, j’ai vu les hommes pleurer !
Même si tout ou presque a été dit et redit de Slimane Azem, à l’occasion du centenaire de sa naissance, un hommage complémentaire ne peut pas être de trop pour ce géant de la fable Kabyle. D’autant qu’il s’agit d’un témoignage direct sur l’impact avéré que son interprétation avec Bahia Farah de «Attas ay-sevragh »(*) a eu sur la communauté émigrée du début des années 1960.
La justesse des paroles de ce titre d’anthologie avait amplifié les souffrances et les tourments d’un exil implacable pour l’ensemble de ces communautés vivant en autarcie.
Nous sommes en 1962. Quelques mois après l’indépendance, je rejoins mon père à Nancy où il tenait un hôtel-bar-restaurant, au nom évocateur de «Brasserie de mon pays ». Dès l’instant où je franchis la porte de cette brasserie, du haut de mes 10-11 ans je découvrais aussitôt le caractère d’enclaves sociales, au cœur d’une France hostile, que représentaient ces espaces de vie où se côtoyaient les hommes du bled, venus, pour la majorité, des environs de Larvâa-Nath-Irathen, bien que d’autres régions étaient représentées aussi.
Mais, qu’ils fussent originaires de V’gayeth, de Sétif, de Jijel ou de Sidi Bel-Abbes, ces hommes donnaient l’impression d’être liés par une camaraderie sincère et résistante à toute épreuve. D’ailleurs, même si la communication se faisait souvent en Kabyle, l’arabe algérien s’invitait en toute aisance dès qu’un arabophone faisait son entrée dans le groupe, comme pour lui signifier qu’il faisait partie de la même famille et embarqué sur la même galère, celle d’un exil de rassemblement optimal pour répartir la chaleur humaine mais aussi les soucis et les tourments afin de mieux en supporter la charge.
Avec du recul, l’mage la plus ajustée pour décrire telle compacité parmi nos immigrés d’Algérie est celle de ces milliers de manchots serrés les uns contre les autres pour lutter contre le froid glacial de la calotte polaire du grand Nord. Tout comme ces groupes de pingouins liés par l’instinct de survie, arabophones et kabylophones étaient rassemblés dans des enclave de fraternité au sens le plus sublime que peut évoquer ce mot, en termes d’attachement et de soutien des uns pour les autres, sans que la moindre trace d’une quelconque différenciation ne vienne en perturber l’harmonie.
Même si, au centre-ville de Nancy, d’autres brasseries servaient de refuges pour émigrés, celle de mon père, qu’on appelait « Ohrich », avait quelque chose de spécial qui la différenciait de toutes les autres, pour une raison simple, c’est que la générosité d’Ohrich en avait fait le centre attracteur de tout nouveau débarqué : -Tiens ! voilà la clé de ta chambre, tu peux prendre tous tes repas ici, tu payeras quand tu auras trouvé du travail ! C’était une formule bien rodée que mon père débitait à l’adresse de tout nouveau venu, qu’il fût Kabyle ou « Arabe ». Mais il est fou mon père ! m’étais-je surpris à ruminer à de nombreuses occasions, plongé que j’étais dans l’inconscience et l’égoïsme de l’enfance ! Non Ohrich n’était pas fou, il était juste généreux ! Cette générosité aujourd’hui disparue de nos gènes de mutants « modernes ».
Par ricochet, ces élans de charité du terroir étaient d’ailleurs bien ancrés en chaque client de la brasserie de mon pays ! Combien de fois m’était-il donné d’assister à une surenchère d’empressement pour dégainer le portefeuille et payer le repas d’un nouveau débarqué !
Il faut dire que tout nouvel arrivé portait en lui un véritable almanach de nouvelles du bled dont les plus anciens s’acharnaient à en arracher les moindres détails ! De ce fait, lui offrir un repas était le moyen rapide et efficace pour lui tirer les vers du nez et arracher quelques confidences sur ce qui se tramait au-delà de l’horizon lointain d’un quotidien pénible et douloureux. Que d’interrogatoires à cœur ouvert avais-je surpris pendant d’interminables séances de questions-réponses pendant lesquelles les destins de nos villageois semblaient se jouer dans l’enceinte de ce bar, entre deux cuillerées de couscous et quelques gorgées de bière : -« Ihi Mohand negh yevgha adh’yezenz thafarka bawda ? » ; -« Ih-akka vavass yevgha ayikess yellis ? » ; -« Ihi wakila Mokrane enni yetsou dh’nek ay’dh’vavass ?», etc.
Les samedis-dimanches étaient particulièrement intenses en termes d’enchaînements et de réactions incontrôlables que quelque nouvelle déplaisante provoquait chez nos exilés ! La bière coulant à flots, le juke-box devenait le centre d’attraction où toutes les souffrances se rassemblaient pour se ressembler et fusionner en douleur et en larmes !
Oui j’ai vu des hommes pleurer quand la voix de Bahia Farah surgissait du Juke-Box en complaintes cruelles, celles de la femme restée au bled pour ne rien faire d’autre qu’attendre le retour de son bien-aimé parti au loin pour décrocher lune et fortune : « ay’ouzyine thekh’dha3dh iyi… » ; dépit et larmes s’étendent quand le timbre de Slimane Azem décline, en lamentations tout aussi cruelles, ses propres souffrances, celles d’un exilé malmené qui n’a aucun contrôle sur sa propre destinée : « Ath’ouzyint our dh’im’khedhmagh, dh’azahr ay khoussagh… » ! Un règlement de comptes dans un glossaire de mots simples entre un exilé et sa bien-aimée laissée au pays ! Un échange si poignant qu’il était impossible pour l’émigré de pas laisser couler quelques larmes, tout en maudissant les saints de l’Univers pour cette maudite vie d’exil qu’au pays on croit être le paradis !
Je me souviens que, je ne sais par quel truchement de la douleur partagée, les arabophones se laissaient envahir par le même désarroi en écoutant un titre du regretté Boujmâa el-Ankis. Une chanson tout aussi émotionnelle qui racontait à peu près la même chose : «Rah dam3i jra wa elwahch zad .. ».
Avant de connaître le succès et la gloire qu’on lui connaît, Slimane Azem faisait des tournées à titre bénévole, non pas dans des salles de spectacles, mais dans des bars de la région du Nord-Est, du temps où il n’était que simple ouvrier à Longwy ! Je n’y étais pas encore mais j’en avais retrouvé les traces par transmission orale juste après, quand Dda Slimane s’était produit à la brasserie de mon pays pour y déclencher des vagues d’émois et laisser bien des stigmates chez nos émigrés !
Avec la voix passionnelle et prodigieusement délicate de Bahia Farah, « Attas ay sevragh » est sans doute le titre qui a le plus marqué les générations d’exilés Kabyles de l’après-guerre. Compactés dans des enclaves de bars-hôtels, leurs vies se consumaient à petit feu, loin de leurs familles. Accrochés au rêve d’un retour en fanfare à la terre natale et à l’espoir de finir leurs jours auprès des leurs, une fois nantis de toutes sortes de magots ! Chimères que tout cela ! car, malheureusement, bien souvent le retour se faisait, comme il se fait encore de nos jours, dans un corbillard…
C’est la même triste fin qui nous guette tous, au détour de ces mois et de ces années qui défilent à toute allure !
C’est notre lot commun de « da3wassou » auquel il est impossible d’échapper, quand bien même la présence d’une « thouziyinth » pour les uns, ou d’une « thadjadarmith » pour les autres, en dulcifie ou aigrit les contours, et que la progéniture réconforte par ses cavalcades, galopant en conformité et en phase à travers ce monde infernal et ses nouvelles technologies dénudées du moindre brin d’humanité !
Ya rayah wine m’safer ?
Mais comme disait ma grand-mère : « Agh’yefk rebbi sver ou la3kal »!
-
Slimane Azem/Bahia Farah