La morale de notre chronique d’aujourd’hui, comme souvent dans les miennes, porte sur l’absolu nécessité d’avoir un regard de discernement et de vigilance envers les savoirs.
C’est le cas de l’histoire pour laquelle j’ai passé toute une carrière en avertissant de ses côtés parfois fantasmés, réécrits ou manipulés. Seule la prise de distance peut nous aider à s’y aventurer en prenant l’essentiel et en rejetant l’image détournée.
L’un des cas les plus notoires est celui de Socrate. Il n’avait pas eu besoin de naître pour devenir le grand précurseur de la philosophie depuis près de vingt-quatre siècles. De ce grand homme, on ne connait rien et on ne suppose son existence que par des témoignages indirects.
Imaginez combien de tonnes de livres, de thèses, d’articles et de conférences lui ont été consacré. Imaginez la souffrance des futurs bacheliers qui ont sacrifié des soirées et des week-ends entiers pour préparer un devoir ou un oral de philosophie sur Socrate ou pouvoir placer quelques citations.
Imagineriez-vous traiter de la philosophie et paraître savant sans recourir à une parole de Socrate ? Imaginez l’effort qu’ont du faire des générations d’êtres humains pour paraître cultivés. Une phrase de Socrate et s’illumine immédiatement le propos sous le sceau du sage des sages, comment pourrait-on contredire celui qui la prononce ?
« Comme a dit Socrate»… Et voilà que l’écoute se fait, l’admiration est visible et l’envie de débattre apparaît chez l’interlocuteur. Pas la peine d’authentifier la référence, qui pourrait attester de la véracité des citations attribuées à Socrate tant elles sont nombreuses, à l’exception des plus connues ?
Socrate aura été la marque frauduleuse la plus reproduite dans l’histoire, un record de contrefaçons.
Incroyable mais c’est la réalité incongrue à laquelle fait face l’humanité depuis de très nombreux siècles, personne n’a la preuve de son existence. L’une des bases de la réflexion de presque toutes les civilisations du monde aurait été engendrée par un inconnu.
Là également, des tonnes de livres, de thèses, d’articles et de conférences ont été consacrées à cette question de l’existence ou non du grand philosophe. En fin de compte on a autant discuté de ses pensées que de son existence réelle ou supposée.
Socrate était considéré comme le grand orateur d’Athènes dans l’Agora, lieu des assemblées du peuple des grandes villes de la Grèce antique. Il y aurait fait des discours philosophiques, participé à des débats, enseigné et proclamé les fondements de la sagesse humaine.
Mais en plus du discours, le philosophe semble avoir inventé la pédagogie qu’on apprendra aux étudiants plus de deux mille ans après. Du nom de « dialogue socratique » ou « questionnement socratique», c’est un cheminement qu’on suscite chez l’apprenant pour l’obliger à établir un processus méthodologique afin de bien aborder un problème philosophique.
C’est pourtant stupéfiant que cet homme n’ait jamais laissé un document écrit pour une œuvre si colossale. La compétence de l’écrit était pourtant acquise de longue date par l’humanité, maitrisée par l’élite cultivée. Il était au sommet de cette élite à en croire sa production, reprise, évoquée, traduite et débattue pendant plus de deux mille ans.
Ma ridicule compétence en philosophie qui n’a pas éclos avec les quelques mois d’études en philosophie, très parcellaires et évasives en classe de terminale, ne m’interdit pourtant pas d’affirmer que ce personnage de discours ne devait pas savoir écrire s’il avait existé.
Je n’ai pas une autre explication à donner à ce mystère. Il faut croire que les grands maîtres de la philosophie et leurs nombreux écrits sur le personnage n’aient pas plus la certitude que moi pour résoudre l’énigme. Alors ils seraient aussi incompétents que moi ?
Mais oui, je sais comme tout le monde que l’existence de Socrate nous a été révélée par les écrits de ses disciples comme Platon qui raconte l’œuvre de son grand professeur. C’est tout de même curieux qu’un immense professeur ne puisse exister que par les écrits de ces étudiants.
C’est en fait « l’histoire d’un gars » dont certains reconnaissent la célébrité dans les sketchs de l’humoriste Coluche. Si l’histoire du gars est connue essentiellement par la version de Platon, le gros ennui est que d’autres témoignages « du gars » nous racontent des versions différentes.
L’histoire est une science du détournement si on l’a prend au premier degré et non à travers son contrôle de tout instant. Même lorsque des archives écrites ou archéologiques existent pour attester d’un fait historique, il faut à chaque fois remettre ses certitudes à l’épreuve d’un travail de recherche acharné et continu. C’est dire combien il faut être encore plus vigilent lorsqu’il s’agit de témoignages indirects.
Attention, l’un de mes plus grands combats de ces dernières années, y compris dans ce même journal, est mon opposition aux thèses de la théorie du complot. Il n’est surtout pas question dans cette chronique de remettre en cause l’apport gigantesque des paroles attribuées à Socrate. Elles sont l’œuvre d’une époque féconde où tous les thèmes abordés par ce personnage mythique l’étaient dans la société des érudits.
Platon lui-même a dû inventer ce personnage pour donner à ses réflexions une portée mystique et légendaire tout en exprimant les approches philosophiques du moment. D’ailleurs n’est-ce pas vrai que la création humaine a été véhiculée à travers de nombreux pseudos ? C’est une thèse parmi tant d’autres puisque nous n’avons aucun écrit de ce grand penseur, incapable de nous transmettre un seul mot.
Ce qu’il faut alors faire ? Tout simplement apprécier et introduire les préceptes antiques de la philosophie dans sa propre démarche sans essayer d’être imprégné d’une image fantasmée. Qu’il ait existé ou non, les pensées qui lui sont attribuées restent fondamentales pour celles de la civilisation humaine.
On peut dire avec humour que si j’ai eu quelques étudiants qui s’appellent Moïse (réellement), je n’ai pas souvenir d’en avoir eu un portant le nom de Platon. Il aurait été témoin de mon existence et de mes pensées philosophiques durant des siècles.
On peut toujours rêver. La philosophie nous y pousse parfois.
Sid Lakhdar Boumediene