22 novembre 2024
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Tahar Djaout, l’espace comme passion (I)

DECRYPTAGE

Tahar Djaout, l’espace comme passion (I)

A l’occasion de l’anniversaire du décès de Tahar Djaout, nous vous propose à l’exercice d’une approche sémiotique de son dernier texte : Le dernier été de la raison. Espérant qu’elle suscitera de l’intérêt à lire et relire cet écrivain tant les questions que ses écrits soulèvent, sont d’actualité. La terminologie reste parfois abrupte, veuillez excuser les difficultés à les traduire dans un langage plus accessible. Cette étude est tirée de notre thèse en préparation de soutenance.

Comment peut-on évoquer Djaout, cet immense écrivain mort à la fleur de l’âge plus d’un quart de siècle déjà sans inscrire son travail dans la grande histoire de la littérature algérienne d’expression française ? Oui, cette parole volée pour se raconter et se Dire. Ce butin de guerre pour paraphraser Kateb Yacine, lui aussi parti à l’aube de l’ouverture démocratique (les événements d’Octobre 1988), (1989), juste après la mort accidentelle (concédons-le) de Mammeri (février 1989).

Notre propos, dans cette humble contribution est littéraire. Nous laissons de côté le contexte historique douloureux qui a vu disparaitre Djaout, tué pour ses idées et le monde auquel il aspirait.

Le dernier été de la raison, dernier roman de l’écrivain, laissé inachevé, offre une syntaxe interactive tant l’objet qui est au cœur de la relation entre les protagonistes Boualem Yekker et le Frères Vigilants est sans doute l’espace.

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L’action est ancrée dans le contexte contemporain à l’apparition du phénomène de l’islam politique sur la scène historique de l’Algérie.

C’est l’histoire de Boualem Yekker qui résiste à l’emprise des nouveaux maîtres de la ville : les frères vigilants (renommé sous le sigle F.V. le reste du texte). Libraire de métier, cet actant va être persécuté pour son métier et la place qu’il occupe dans la cité.

Les premières pages sont une prédication, une sorte de décor qui est planté, lesquelles sont détachées du reste du texte mais dont la résonnance se laisse entendre tout le long du roman :

« L’Œil Omniscient peut s’allumer à tout moment pour surprendre vos émois, vos manigances, ou vous arracher à votre honteuse conspiration. Il vous replace dans le grand cercle de sa clarté où vous redécouvrez l’évidence anéantissante de votre misère. (…) la Vérité fond sur vous, tel un rapace implacable ; elle vous inonde, vous illumine, vous perfore de ses rayons. » (1)

Le narrateur décrit dès les premières lignes du roman une atmosphère lourde, voir suffocante. L’arrivée d’une nouvelle entité (les Frères Vigilants) régissant les différents aspects de la vie dans cet espace.

« Ces F.V. (Frères Vigilants, nous qui soulignons) sont comme dans un western d’un genre nouveau où ils jouent à collectionner le maximum de scalps de mécréants et de contrevenants aux lois de Dieu. » (2)

Les F.V. (Frères Vigilants, nous qui soulignons), procède à une communication visuelle imposante :

« Des panneaux de signalisation défilent à un rythme régulier. Nul n’est au-dessus de la Foi. Dieu extermine les usuriers. Malheur à un peuple dont une femme conduit les affaires. Il anéantira nos ennemis. Si tu es malade, lui seul peut te guérir » (3)

Dès cette partie inchoative du roman, nous sommes inscrits dans un univers aux valeurs d’absolu. Absolutisme qui s’incarne en Dieu et sa loi : « Dieu extermine les usuriers », « nul n’est au-dessus de la foi », « Dieu anéantira nos ennemis » ; enfin Dieu « guérit des maladies »

Les Valeurs d’absolu ; lesquelles, riment avec les valeurs d’exclusion et de tri

« Car dans la nouvelle ère que vit le pays, ce qui est avant tout pourchassé, c’est plus que les opinions des gens, leur capacité à créer et à répandre la beauté. Après les premiers procès publics et spectaculaires intentés aux matérialistes, aux laïcs, aux adeptes de tous les athéismes (…) » (4)

Les Frères Vigilants assainissent l’espace social en extirpant les « matérialistes », les « laïcs » et les « athées » ; toutes les personnes, en somme, qui ne véhiculent pas les valeurs d’absolu. A cela s’ajoute l’exclusion de :

• La musique : « Ils (les frères vigilants) cassèrent les instruments de musique »

• Le cinéma : « (…) brulèrent des pellicules de film »

• La peinture : « (…) lacérèrent des toiles de peinture »

• La sculpture : « (…) réduisirent en débris des sculptures ».

Ces éléments exclus font partie de l’art, qui par définition est une forme de création humaine par excellence Pour la religion musulmane, il n’y a qu’un seul créateur : Dieu. Exclure ces activités de l’espace de l’homme, c’est lui interdire toute participation à la création et à la compréhension de l’univers ; ce qui implique l’interdiction des valeurs d’univers, qui par définition, sont des valeurs de coopération et d’échange.

Le narrateur nous saisit le nouvel état de la ville. De vivante, elle plonge dans un grand silence, proche de la mort : « Aujourd’hui, hormis l’appel impératif du muezzin, toute musique est bannie de la ville. Toutes les choses invisibles et mystérieuses qui se liguent pour rendre la vie plus belle et plus stimulante ont cessé de livrer leur suc et de murmurer leurs secrets. Le monde est devenu aphasique, opaque et renfrogné ; il a adopté une tenue de deuil »

Boualem Yekker entre dans l’ombre

« Maintenant (…) Boualem Yekker et Ali Elbouliga se retrouvent dans la pénombre de la librairie, semblables à deux parias ou eux comploteurs que la lumière indispose (…) Ils parviendront à se rendre invisibles du peuple arrogant, plein de certitudes, qui hante les rues et le jour » (5)

L’entrée dans l’ombre de Boualem et de son ami est suivie de la sortie au grand jour du peuple « arrogant ». Ce jeu de lumière est une allégorie de l’éloignement vs rapprochement par rapport au centre de référence de l’espace social. Pendant que les frères vigilants et le peuple « plein de certitudes » sont sous les feux de la rampe, Boualem et son ami entrent dans l’ombre.

La librairie est un lieu de savoir, de curiosité et de questionnement. Or les nouveaux maitres ont banni tout questionnement :

« Le pays est entré dans une ère où l’on ne pose pas de question, car la question est fille de l’inquiétude ou de l’arrogance, toutes deux fruits de la tentation et aliments du sacrilège » (6)

Les lexèmes « fruits de la tentation », « sacrilège » renvoient à la sphère religieuse. Ils qualifient le fait de questionner qui du point de point de l’énonciateur est une attitude arrogante ; chose inadmissible en Islam ou l’on doit être humble et soumis à Dieu.

Le nouvel ordre qui est en train de voir le jour sous les yeux de Boualem Yekker est un monde uniforme. Les nouveaux maitres des lieux travaillent à le standardiser :

« Les tenants de l’ordre nouveau se sont employés à culpabiliser tous les citoyens pourvus d’un plus par rapport au citoyen-étalon fait d’humilité et de platitude consentie : ceux qui possèdent le savoir, le talon, l’élégance ou la beauté physique sont vilipendés pour leur « privilèges » et poussés à faire amende honorable pour réintégrer le troupeau des croyants soumis et bienheureux » (7)

Ces changements opérés au niveau des sujets qui habitent la ville (le contenu) affectent celle-ci. L’énonciateur en fait la comparaison à partir de deux instants.

« La ville, jadis radieuse, désormais soumise à l’effacement et à la laideur que commande l’ascétisme, dans cette ville transformée en désert ou toute oasis a disparu »

Cette phrase à elle seule est tout un programme. Elle nous indique l’état antérieur de la ville saisi euphoriquement par l’instance énonçante « jadis radieuse », puis le changement dysphorique inscrit dans l’adverbe « désormais » et les qualificatifs, « effacement », « laideur » et enfin « désert sans oasis ».

Nous voilà installé dans un espace aux valeurs d’absolu

La relation ici se passe entre un actant « sujet » représenté au niveau de surface, figurativement par Boualem Yekker et un actant « collectif » les Frères Vigilants. Elle est disproportionnée tant elle confronte un sujet à un groupe de sujets. Rappelons que Coquet nous donne la définition de l’actant collectif :

« (…) Opposé à l’actant individuel, ce nouvel actant [collectif, nous qui soulignons], disions-nous se caractérise par le fait qu’il renvoie à un ensemble composé d’un nombre indéfini d’acteurs. » (8)

Boualem Yekker est confronté à l’emprise que réalisent les Frères Vigilants sur tous les aspects de la vie dans la cité. La relation entre ces deux actants passe nécessairement par la médiation de l’espace de la ville.

La position énonciative saisit la dysphorie de Boualem Yekker qui trouve sa racine dans sa disjonction avec un certain agencement de l’espace de la ville qui le satisfaisait : « Dans cette ville jadis radieuse, désormais soumise à l’effacement et à la laideur (…) »

Ceci renseigne la nature des relations. Pour atteindre les habitants, les frères vigilants passent par l’espace de la ville qu’ils domptent, changent et modifient. Par ces transformations, ils imposent leurs visions des choses et leurs valeurs. La nature de la relation est dominants/dominés. En dominant l’actant « objet » l’espace, ils dominent les habitants de la ville dont fait partie Boualem Yekker. Celui-ci, est réduit aux souvenirs pour échapper au présent :

« Dans des situations qui deviennent de plus en plus fréquentes, Boualem Yekker s’efforce d’oublier le présent : il fait appel à des souvenirs, à des images (…).»

Car devant un faire collectif que peut une volonté individuelle et singulière ? Lui, dont même la femme et les enfants ont quitté non pas par conviction mais par souci de survie :

« Sa femme se tenait devant lui, habillée en noir de la tête aux pieds, (…) son désir de survivre exsudait avec violence de ses yeux qui, seuls, étaient épargnés par le tissu en forme de suaire. Les enfants s’étaient rangés du côté de leur mère ; eux aussi ne désiraient pas mener une vie de réprouvés et de parias ; ils étaient disposés à se priver des sucs et des défis de la vie réelle pour se conformer à la nouvelle norme et continuer à exister sous l’ordre nouveau, implacable et castrateur.»

Si le passage par l’espace pour atteindre les individus est si fort, Boualem va résister : «Il convenait d’agir à l’instar de tous les voisins : laisser pousser sa barbe, arborer une gandoura, faire montre d’une piété débordante. Mais Boualem avait été inébranlable : il repoussait de toutes ses forces ces concessions mutilantes (…) ». (A suivre)

Saïd Oukaci. Doctorant en sémiotique

Notes

1) Djaout Tahar, Le dernier été de la raison, Paris, Editions du Seuil, page 7.

2) Op Cité, p.12.

3) Op Cité, p 14.

4) Op Cité, p 16.

5) Op Cité, p 22.

6) Op Cité, p 22.

7) Le désert dans l’imaginaire musulman est synonyme de l’Enfer que décrit Chebel « la personnification des Enfers, telle qu’elle est évoquée par le Coran, en fait une « Fournaise maudite », un « Être monstrueux » ?, plutôt un lieu imprécis, une sorte de caverne gigantesque ou de four béant dans lequel brûle un feu éternel (…) » in Chebel Malek, L’imaginaire arabo musulman, Paris, Puf, Coll. Quadrige n° 365, 2002. Page 163.

Le trait commun entre Enfer et Désert est cette notion de fournaise, chaleur intenable et mortifère. Ceci nous renvoie aux conditions géographiques et climatiques de l’espace musulman [aride à semi-aride] et tous les rituels déjà évoqués autour de l’eau [source de vie], voir Servier Jean, les portes de l’année.

8) Coquet Jean Claude, Le Discours et son sujet

Auteur
Saïd Oukaci. Doctorant en sémiotique

 




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