24 novembre 2024
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Tahar Djaout, l’espace comme passion (II)

DECRYPTAGE

Tahar Djaout, l’espace comme passion (II)

L’actant collectif est un puissant catalyseur de force doué d’un redoutable faire persuasif. Ce qui est en jeu dans cette relation entre Boualem Yekker comme actant incarnant une contre volonté est sa vie.

La décision de sa famille à « abdiquer » devant les pressions qui pèsent sur elle est motivée par « l’instinct de survie ». C’est peut-être là que réside le secret de cet actant collectif. Si tant d’habitants de la ville aient rejoint le camp des frères vigilants, l’ont-ils fait afin d’échapper à une mort certaine.

Les habitants de la ville, pris un à un sont pourvus modalités individuelles. Or la force des Frères vigilants se trouve dans l’assomption d’une modalité collective si nous sommes d’accord avec Greimas : « C’est l’assomption commune des modalités constitutives de la compétence du sujet qui transforme les individus composant la foule – dans la mesure seulement où ils participent à ce vouloir et à ce pouvoir communs et non autrement – en un sujet collectif susceptible d’un faire collectif non décomposable en faires individuels successifs. (…)» (9)

Leur faire collectif établit cette relation de domination à l’ensemble des habitants de la ville. Le cas de Boualem est exceptionnel. S’il s’oppose et établit de ce fait une relation d’une autre nature c’est à cause de sa position même au sein de l’espace de la cité. Il est libraire.

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« Libraire. Il n’est pas un créateur de questionnement et de beauté, mais lui aussi contribue à diffuser la révolte et la beauté. Il contribue, modeste bucheron, à alimenter le brasier des idées et des rêves inconvenants. (…) Boualem a presque honte de vendre, dans ce monde qui prône le rigorisme et la soumission à un ordre supérieur, des spéculations, des rêves, des fantaisies sous forme d’essais, de romans ou de récits d’aventures. » (10)

La stratégie énonciative choisit cet actant s’opposer aux desseins des frères vigilants, car il ne peut pas être autrement. L’épaisseur culturelle et le capital symbolique [pour reprendre la terminologie bourdieusienne] qu’il cumule, ne peuvent pas le présenter livrés mains liés aux nouvelles valeurs. L’effet de sens trouve sa pertinence dans la confrontation de ces deux actants opposés sur le plan des « projets de vie » et de vision du monde. La relation entre les actants passe, peut-être, par une médiation extérieure, mais sa nature est souvent liée à une intériorité représentée par la force de résistance, aux compétences cognitives…etc.

Il serait paradoxal de présenter un actant doué d’une certaine compétence de discernement et possédant un goût pour la liberté partager sans résistance les valeurs des Frères Vigilants. La position de Boualem dans le texte est celle de l’opposition. Son destin – s’il y en a un – est de s’opposer avec conviction et force aux transformations qu’il voit se dérouler devant lui. Il saisit dysphoriquement les propriétés qu’installent les Frères dans l’espace de la ville parce qu’elles sont la négation des choses auxquelles il croit. Une position autre que celle affichée dans le texte serait de l’aliénation [dans le sens étranger à soi], ou simplement de la folie. Contentons –nous de ce que le texte nous fournit comme manifestation et refusons les possibles variétés d’autres relations qui sont de l’ordre du virtuel. L’idée que nous volons souligner est qu’il y a une sorte d’agencement dans la réponse de Boualem Yekker à sa position d’abord et ensuite aux Frères Vigilants.

Cet agencement, sorte de complémentarité, nous le trouvons esquissé chez Landowski quand il introduit la notion d’union différente de celle de la jonction (dont nous venons de faire référence). Il nous dit :

« La problématique de l’union est tout autre en ce qu’elle se concentre non pas sur les états jonctifs successifs mais sur ce qui se passe entre les actants, ou mieux, ce qui se passe esthésiquement et à chaque instant, de l’un à l’autre quel que soit leur état de jonction momentané. »

Landowski introduit la notion de contagion qui nous semble rendre compte de notre cas. En effet, le sémioticien nous suggère des pistes qui peuvent rendre compte de relations autres que celles basées sur le modèle jonctif. La coprésence des unités peut être organisée d’une autre manière. Cédons-lui la parole :

« A un premier extrême, nous placerons alors l’ensemble des cas où l’une des unités en présence (…) impose unilatéralement à l’autre, ou aux autres, sa propre manière d’être au monde et du même coup sa façon de se comporter somatiquement (…). Corrélativement, son partenaire, soit qu’il se plie de bon gré à la force agissante de cette présence devant lui soit, à fortiori, qu’il la subisse contre son gré, ne peut pas perdre, au moins en partie, son autonomie, et même le cas échéant, son identité de départ. (…)

De fait, la logique de l’union ne se ramène nullement à une mystique de la fusion entre sujets et objets. La fusion implique la réduction à l’un, alors qu’à l’opposé l’union exige absolument le maintien – le respect – de la dualité (ou de la pluralité). » (11)

Le seul effet de sens qui mérite d’être relevé ; celui qui fait même l’objet de tout le texte se trouve dans la résistance de Boualem Yekker à la stratégie des Frères Vigilants. Si les autres habitants de la ville dont sa femme et ses enfants, pour quelques prétextes que se soient contribuent à l’orchestre des frères vigilants, Boualem demeure un ilot de résistance, quelque chose qui n’était pas prévisible dans la stratégie de « manipulation » de ces derniers.

Car : « (…) dans une rencontre placée sous le signe de l’union, rien ne peut apparaitre comme à proprement parler prédéfini, ni même comme vraiment prévisible. C’est la confrontation inter actantielle elle-même qui seule peut avoir pour effet de faire advenir à l’existence (…) des formes, des figures (…) et des procès par construction inédits. » (12)

Nous voyons que ce qui fait sens et donne sa consistance à la relation entre l’actant collectif et notre sujet se trouve dans à l’intérieur de celui-ci. Seule sa rencontre (peut-être) est placée sous le signe de l’union car aux autres habitants de la ville y manqueraient des compétences nécessaires. Alors s’impose à eux de tomber dans le programme de manipulation des Frères et reproduire leurs valeurs dans l’espace social.

La présence au centre de référence concerne les Frères Vigilants. Ils sont en ascendance. Boualem Yekker et, tous les autres citoyens qui ne véhiculent pas les valeurs islamiques, sont acculés à la périphérie ; ils sont en décadence. Cet éloignement [disjonction] est présenté par l’instance énonçante dysphoriquement. Le schéma suivant présente Boualem Yekker dans sa relation avec la ville transformée et dirigée par les Frères Vigilants

Image retirée.

L’espace est et demeure une constante dans la littérature algérienne en particulier et maghrébine en général. Convoqué souvent par les écrivains, il semble être la colonne vertébrale des écrits. Il n’est pas simplement un décor ou un lieu où se déroule les intrigues imaginées par les romanciers et écrivains. L’espace constitue un enjeu dès la naissance de cette particulière littérature. Et Djaout inscrit son travail d’écrivain dans cette tradition scripturale algérienne voir maghrébine. Un détour depuis l’apparition de cette littérature nous semble nécessaire pour montrer que l’auteur, dont nous avons esquissé une approche de son dernier texte, est en diapason avec ses ainés. En effet, la littérature maghrébine d’expression Française a vu le jour au lendemain de la deuxième guerre mondiale aux dires de la critique. Jean Déjeux la place autour de 1945 :

« La naissance autour de 1945-1950, d’une littérature maghrébine d’expression française a suscité aussitôt des réactions très vives d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée » (13)

L’acte de naissance de cette littérature spécifique est l’attachement de ses auteurs à l’espace maghrébin. Ils sont les autochtones, c’est-à-dire les habitants d’avant la conquête française. C’est ce lien spatial qui la différencie de celle produite par des Français venus en explorateurs ou pour des sensations nouvelles. Car à vrai dire, l’espace maghrébin et algérien en premier lieu (premier pays conquis) a suscité des écrits depuis 1830 :

« De 1830 à 1900, l’Algérie était vue comme une terre de conquête et de sensations nouvelles : terre de conquête à travers les témoignages de militaires, les mémoires de généraux, les récits de correspondances de guerre ; terre de sensations nouvelles chez les écrivains touristes venant y chercher une nouvelle Italie ou un orient nouveau et ravis de rajeunir les poncifs romantiques. (…).

« De 1900 à 1935, l’Algérie était vue comme un terroir. Ce renouvellement des thèmes émergea dès la parution en 1899 su Sang des races. Son auteur, Louis Bertrand, arrivé en 1891, était possédé par le démon de la latinité. Aussitôt il voulut retrouver ses ancêtres latins sur la terre maghrébine. » (14)

Dans l’entre-deux guerres, une certaine idée de l’Algérie qui veut se détacher de la métropole va naitre sous le nom du courant Algérianiste. Les thèmes dominants revenant le plus sous la plume des auteurs de cette école sont la méditerranée, le soleil. Mais déjà a été souligné ce malaise entre les deux communautés.

Jean Déjeux nous dit : « Cependant (…) Randau se rendit compte qu’il existait quand-même un malentendu (nous qui soulignons). Le Professeur Martin, petit bourgeois d’Alger, c’était lui-même qui avouait : « Esprit sérieux, pondéré et d’une rare pénétration. Albert Martin a l’intuition depuis qu’il débarqua à Alger, d’une présence extraordinaire, hostile, invisible, intelligente qui attend autour de lui l’heure de se révéler. Les conquérants savent que cette entité impondérable existe mais non se la rendre favorable. Ils ont abattu mais non vaincu la force spirituelle arabo-berbère (…). Il existe un malentendu à l’état latent entre l’occident et l’Afrique. » (15) (A suivre)

Suite notes

9) GREIMAS Algirdas Julien, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, p. 171

10) DJAOUT Tahar, Le dernier été de la raison, op. Cite. P 17.

11) LANDOWSKI Éric, En deçà ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse, Nouveaux Actes Sémiotiques N° 83, Limoges, PULIM, 2002, p 43.

12) LANDOWSKI Éric, op. Cité p 44.

13) DEJEUX Jean, Littérature Maghrébine de langue française, Sherbrooke, Ed Naaman, 1978, (1e édition 1973), p11. L’auteur clarifie les termes : littérature : « œuvres à intentions et préoccupations esthétiques. Les Belles lettres, c’est-à-dire les romans et nouvelles, les poésies et les pièces de théâtre, à l’exclusion des essais sur des problèmes sociaux ou politiques et des récits proprement historiques (…) littérature Maghrébine ; c’est-à-dire issue de la Tunisie, de l’Algérie, et du Maroc et produite par des autochtones nés dans les sociétés arabo-berbères ou juives (en ce qui concerne la Tunisie et le Maroc. (…) langue Française, la littérature produite par des auteurs écrivant le français ou en en français mais non en tant que Français. » p 13.

14) Ibid. p16.

15) Ibid. p 17. [L’auteur fait référence à l’ouvrage de Robert Randau, Le Professeur Martin, petit bourgeois d’Alger, Alger, Ed Braconnier, p 55]

Auteur
Saïd Oukaci, doctorant en sémiotique

 




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