L’histoire du libraire Boualem Yekker vivant dans une ville algérienne est la trame de ce roman posthume de Tahar Djaout.
Suite à l’arrivée au pouvoir d’un régime intégriste religieux, les libertés sont progressivement réprimées. Les livres jugés impies sont interdits et brûlés. Boualem voit sa librairie fermée et sa famille le quitter. Il est harcelé et menacé en raison de ses idées.
Le roman décrit sa solitude et ses souvenirs dans une société de plus en plus intolérante. C’est un récit poétique sur la puissance des mots et des livres face à l’obscurantisme. Boualem se réfugie dans ses souvenirs d’enfance et dans la contemplation mélancolique du paysage de sa ville. Il résiste en continuant à rêver et à penser librement. Mais il pressent la fin tragique qui l’attend dans ce climat de haine et de fanatisme.
Dans le roman, le narrateur décrit l’arrivée au pouvoir d’un régime intégriste religieux de manière très critique.
Il les appelle notamment les « Frères Vigilants » et montre comment ils imposent progressivement leur vision rigoriste de la religion dans la société.
Le narrateur insiste sur leur volonté d’imposer par la force leurs certitudes et leur mépris pour le dialogue. Ils sont décrits comme des fanatiques obsédés par la purification de la société et le rejet de toute pensée critique.
Leur jeunesse embrigadée est présentée comme déshumanisée, prête à la violence et au sacrifice au nom de la foi. Le narrateur souligne l’absurdité de certaines de leurs interdictions, comme l’interdiction de la météo à la télévision.
En bref, le narrateur présente les nouveaux maîtres du pays de manière très négative, comme des illuminés tyranniques étouffant les libertés et imposant leur vision étroite au reste de la société. Il insiste sur la menace qu’ils représentent pour la pensée libre.
Nous illustrons par quelques passages du roman montrant les changements imposés par les Frères Vigilants :
– « La route est dégagée. Quelques voitures doublent comme des bolides sur les tronçons rectilignes. De temps en temps, une monstrueuse moto verte à gros cylindres se place au niveau d’une voiture dont elle épouse la vitesse. Casque et collier de barbe de rigueur, un Frère Vigilant détaille le véhicule suspecté. »
– « Des panneaux de signalisation défilent à un rythme régulier. Nul n’est au-dessus de la Foi. Dieu extermine les usuriers. Malheur à un peuple dont une femme conduit les affaires. Il anéantira nos ennemis. Si tu es malade, seul Lui peut te guérir. »
– « La première pierre à l’atteindre a été lancée par une fille. Douze ans, pas plus. Mais une fille déjà mûre, une personne du temps présent, installée dans la logique limpide de l’exclusion et de la lapidation. »
– « La librairie a été fermée. Le comité de préservation de la morale collective a décidé d’affecter le local à un usage à la fois plus rentable et plus honorable – mais qu’il ne précise pas pour l’instant. »
– « Les mosquées, les universités, la radio, la télévision et même les clubs sportifs ont été mobilisés pour répandre le nouveau savoir. »
On voit bien à travers ces extraits la mainmise des Frères Vigilants sur l’espace public, à travers la propagande, la surveillance et la répression.
Tout au long du roman, le personnage principal Boualem Yekker est décrit comme un homme solitaire et mélancolique qui tente de résister intérieurement à l’ordre imposé par les Frères Vigilants.
On le voit d’abord continuer à exercer son métier de libraire, même si les clients se font rares. Il trouve du réconfort dans les livres et les discussions avec son ami Ali Elbouliga.
Après la fermeture de sa librairie, Boualem s’enferme davantage dans la solitude. Il passe beaucoup de temps perdu dans ses souvenirs d’enfance et à contempler la ville. La narration insiste sur ses insomnies, ses questionnements existentiels, sa nostalgie du passé.
Boualem est décrit comme un rêveur qui tente de résister par la pensée. Mais il est de plus en plus parasité par l’angoisse, notamment celle d’être persécuté ou tué par les fanatiques religieux.
Sa solitude s’accroît au fil du récit. Il a perdu sa famille et ses livres. La narration le présente dans une grande précarité affective, ayant de plus en plus de mal à trouve un sens à son existence. Son mode d’être évolue vers un profond détachement et une forme de résignation tragique.
Une analyse sémiotique à partir de la perspective tensive ( Claude Zilberberg) peut nous donner à peu près cela:
– Tension entre le vouloir du héros Boualem et le non-vouloir de la société oppressante :
Boualem veut continuer à lire, penser et rêver librement (vouloir-faire). Mais le pouvoir en place interdit et réprime ces aspirations (non-vouloir-faire). Cela crée une tension entre la quête de liberté intérieure du personnage et la domination du régime religieux.
– Intensité de la solitude et de la mélancolie du héros :
Le récit insiste sur l’intensité croissante de la solitude de Boualem, accentuée par la perte de ses proches et de ses livres. Ses insomnies, son isolement, ses questionnements existentiels sont décrits avec une intensité dramatique (forte intensité passionnelle).
– Extension des persécutions et de la répression :
Au début, seuls quelques intellectuels sont persécutés. Puis l’interdiction des livres et la fermeture de la librairie montrent l’extension spatiale croissante de la répression. Celle-ci finit par atteindre tous les espaces publics et privés (forte extensité spatiale).
– Temporalité cyclique de la terreur :
Le roman décrit un cycle d’oppression politique qui avait déjà eu lieu dans le passé du pays. L’arrivée au pouvoir des intégristes ramène ce cycle, décrit comme la « nuit » qui revient. Cette temporalité circulaire contraste avec le temps linéaire de la vie du héros (temporalité cyclique).
En résumé, la sémiotique tensive permet de montrer les tensions entre le héros et la société, l’intensité des affects du personnage, l’extension du contrôle politique et la dimension cyclique du temps.
– Tension entre l’idéal de beauté et de raison du héros et la laideur du monde oppressif (vouloir-être vs non-vouloir-être)
– Intensité du sentiment de révolte face aux absurdités et à l’injustice (forte intensité passionnelle)
– Extension spatiale du contrôle social via la surveillance, la délation, le fichage (forte extensité spatiale)
– Temporalité de l’attente angoissée face aux menaces qui pèsent sur le héros (temporalité distensive)
– Tension entre la quête de sens du personnage et l’absurdité du monde dystopique (vouloir-être vs non-vouloir-être)
– Intensité de la peur et du sentiment de précarité, avec notamment la hantise des coups de téléphone anonymes (forte intensité passionnelle)
– Extension des interdits qui grignotent peu à peu toutes les libertés individuelles (forte extensité spatiale)
– Temporalité de l’imminence de la catastrophe finale qui semble inéluctable (temporalité extensive).
En résumé, la sémiotique tensive permet de révéler les tensions internes au personnage et à la société dystopique décrite dans le roman. Elle éclaire aussi sur l’intensité des affects, l’extension du contrôle social et les temporalités angoissantes.
Ajoutons quelques éléments :
– Tension entre l’aspiration à la liberté et à la beauté du héros et l’enfermement dans la laideur du monde oppressif (vouloir-être vs non-vouloir-être)
– Intensité de la rage ressentie face aux absurdités et à l’injustice du système (forte intensité passionnelle)
– Extension du contrôle idéologique via la propagande, le formatage des esprits (forte extensité spatiale)
– Temporalité de l’imminence de la catastrophe qui semble inéluctable malgré les tentatives du héros pour y échapper (temporalité extensive)
– Tension entre le désir de résister et la résignation forcée devant la toute-puissance du système (vouloir-faire vs non-pouvoir-faire)
– Intensité du sentiment d’étouffement et de claustrophobie dans un monde clos ne laissant aucune échappatoire (forte intensité passionnelle)
– Extension spatiale de la surveillance policière et sociale qui finit par grignoter tous les espaces de liberté (forte extensité spatiale)
– Temporalité cyclique du retour de la barbarie et de l’obscurantisme (temporalité cyclique)
– Tension ultime entre le refus de la résignation et l’inéluctable tragédie finale (vouloir-être vs non-pouvoir-être).
En résumé, cette analyse met en lumière à travers le prisme de la sémiotique tensive les dilemmes existentiels du personnage principal face à un régime totalitaire étouffant.
Illustrons par quelques passages du texte de Tahar Djaout
– Tension vouloir-faire vs non-pouvoir-faire :
« Boualem aurait voulu, comme par le passé, prendre un transport public, sentir cette chaleur humaine qu’attisent le voisinage et les bavardages indélicats. Mais cette ville n’est plus la sienne. »
– Intensité passionnelle :
« Soudain, Boualem est obligé de ralentir. Un bouchon interminable s’est formé devant lui ; il ne peut, en dépit de ses efforts, en voir le bout. Son ralentissement progressif ne tarde pas à se transformer en immobilisation. »
– Extensité spatiale : « La première pierre à l’atteindre a été lancée par une fille. Douze ans, pas plus. Mais une fille déjà mûre, une personne du temps présent, installée dans la logique limpide de l’exclusion et de la lapidation. »
– Temporalité cyclique : « Le pays est entré dans une ère où l’on ne pose pas de question, car la question est fille de l’inquiétude ou de l’arrogance, toutes deux fruits de la tentation et aliments du sacrilège. »
– Tension vouloir-être vs non-pouvoir-être : « Boualem voudrait tant aujourd’hui repartir sur les traces de cette enfance démunie et merveilleuse. Mais il ne le pourra sans doute jamais. »
Ces extraits montrent bien les tensions, l’intensité dramatique, l’extension du contrôle et la dimension cyclique du roman.
Résumons : la principale thématique du roman Le Dernier Été de la raison est la lutte intérieure d’un individu face à un régime totalitaire qui impose l’obscurantisme et étouffe les libertés.
En termes sémiotiques tensifs, on peut reformuler ainsi cette thématique centrale :
– Une tension permanente entre le vouloir-être et le vouloir-faire du héros et le non-pouvoir-être/faire qui lui est imposé par la société dystopique.
– L’intensité dramatique des sentiments de révolte, de rage, de peur, de mélancolie ressentis face à l’oppression.
– L’extension spatiale inexorable du contrôle politique, idéologique et policier sur tous les espaces publics et privés.
– La temporalité à la fois cyclique (retour de la barbarie) et extensive (imminence angoissante de la catastrophe) de ce totalitarisme.
Tahar Djaout, la passion de l’espace dans « Les chercheurs d’os »
Au final, c’est le dilemme tragique entre résister ou se résigner qui est au cœur de la tension narrative et thématique, dans un univers concentrationnaire étouffant ne laissant aucune échappatoire réelle au héros.
La sémiotique tensive permet de reformuler de façon éclairante ce combat intime face à la négation des libertés et de la pensée critique, qui est la problématique fondamentale développée dans le roman.
La sémiotique de l’espace: dans « Le pèlerin des temps nouveaux », l’espace urbain est décrit comme déréglé, avec des lampadaires allumés en plein jour qui créent une « anachronie » spatiale. On peut y voir une dissolution des repères spatiaux habituels (extensité brouillée).
Dans « Le tribunal nocturne », la description de la ville qui « dégringole vers la mer » et des immeubles « de guingois » traduit un espace en totale dysfonction (spatialité chaotique). Les rues ont aussi « subi des innovations » déroutantes. L’espace urbain familier est devenu étrange et inquiétant.
Dans « Un rêve en forme de folie », l’évocation d’un homme et d’une femme discutant librement dans la rue renvoie à un espace public apaisé. C’est le contraire de l’atmosphère oppressante décrite dans les autres extraits. Ici l’espace autorise la rencontre sereine (spatialité ouverte).
Dans « Le Texte ligoteur », la métaphore du texte comme espace labyrinthique à parcourir traduit une conception de l’espace textuel comme un territoire complexe qu’il faut explorer prudemment. L’espace du texte est présenté comme un espace problématique.
Dans « La mort fait-elle du bruit en s’avançant? », la cour avec son citronnier contraste avec l’espace oppressant de la ville. Elle offre un espace de répit même si précaire. Le citronnier y incarne un maigre espoir.
Ainsi, à travers ces descriptions, le texte instaure une opposition entre d’une part un espace urbain chaotique, dysfonctionnel, inquiétant, et d’autre part des espaces intimes (texte, cour) encore préservés, mais fragiles. La sémiotique spatiale permet de saisir cette tension.
« Le pèlerin des temps nouveaux »
– Espace urbain décrit comme anachronique (lampadaires allumés le jour). Dissolution des repères spatiaux habituels.
– Les lampadaires qui jalonnent les rues sont comparés à des « fruits anachroniques ». Image qui renforce le brouillage de la temporalité.
– L’éclairage urbain incongru est vu comme symptomatique d’un gaspillage absurde dans cette société oppressive.
– Ici, c’est la dimension extensivo-temporelle qui est malmenée, créant un espace urbain chaotique.
« Le tribunal nocturne »
– La ville qui « dégringole vers la mer » : métaphore d’un espace en chute libre, échappant à tout contrôle.
– Les immeubles « de guingois » : impression d’un espace branlant, privé de ses repères verticaux.
– Le tracé des rues a « subi des innovations » : l’espace familier est devenu étrange.
-> Brouillage de l’extensité spatiale, avec une ville devenue inquiétante.
« Un rêve en forme de folie »
– Evocation d’un homme et d’une femme discutant paisiblement dans la rue.
– Espace public ouvert, propice à la rencontre sereine.
– Contraste avec l’atmosphère oppressante décrite dans les autres extraits.
-> Ici l’espace urbain retrouve une spatialité apaisée et une temporalité « normale ».
Ainsi, cette analyse pas à pas permet de bien saisir les procédés d’écriture par lesquels Djaout instaure une sémiotique de l’espace porteuse de sens.
Voici la suite de l’analyse pas à pas de quelques extraits:
« Le Texte ligoteur »
– Le texte comparé à un espace labyrinthique, avec de « allées et venues tortueuses ».
– Le lecteur doit trouver son chemin dans cet espace, éviter de se perdre.
– Métaphore spatiale d’un texte problématique, qu’il faut apprivoiser.
-> L’espace textuel présenté comme un territoire complexe à explorer.
« La mort fait-elle du bruit en s’avançant ? »
– La cour avec son citronnier, espace de répit.
– Le citronnier décrit comme « rabougri » mais permettant aux pigeons de roucouler.
– Il incarne une petite lueur d’espoir dans cet espace de repli.
– Contraste entre cour intime et espace oppressant de la ville.
-> La cour offre un frêle espace préservé face à la ville menaçante.
« Le message ravalé »
– La chambre de la fille décrite comme un espace apaisé la nuit.
– A son réveil, elle redonne vie et mouvement à cet espace.
– La maison devient alors « un carnaval ».
-> L’espace intime de la maison, même fugacement, échappe à l’oppression.
On voit bien avec ces exemples comment Djaout utilise la sémiotique spatiale pour instaurer une atmosphère et exprimer des tensions. L’analyse pas à pas permet de bien décortiquer son écriture.
Quelques autres exemples d’analyse tensive dans le texte de Djaout :
– Dans « L’été où le temps s’arrêta », la description d’un été hors du temps qui a figé le pays renvoie en extensité à une suspension de la temporalité, et en intensité à une paralysie de la tonicité vitale.
– Dans « Les thérapeutes de l’esprit », la dérision des savants traduit en extensité un monde privé de repères rationnels, et en intensité révèle la tonicité agressive du nouveau pouvoir idéologique.
– Dans « Il faut ne venir de nulle part », l’évocation d’un monde amputé de son passé manifeste en extensité un espace-temps mutilé, et en intensité la chute douloureuse de la tonicité collective face à cette perte.
– Dans « Le justicier inconnu », la menace anonyme reçue par lettre révèle en extensité l’invasion de l’espace intime, et en intensité la montée de la peur qu’elle suscite.
– Dans « Le bien dont le Très-Haut a fixé la substance », le contrôle religieux de l’espace public traduit en extensité un monde étouffant, et en intensité l’accablement de ceux qui le subissent.
On voit que chaque description spatiale ou temporelle chez Djaout entre en résonance avec une modulation de l’intensité affective, révélant sa complexité d’écriture.
Pour clore cette intensité que nous faisons subir au lecteur, nous pouvons à juste titre inviter à poser un nouveau regard sur cette écriture djaoutienne si riche et dense. Lire et relire Djaout.
Saïd Oukaci, doctorant en sémiotique
Crédit théorique : Claude Zilberberg, Éléments de grammaire tensive, Limoges, Pulim, 2006, 244 pages