Abderrahmane Mira – Un destin brisé de Tarik Mira, publié par les éditions Tafat, s’impose comme une œuvre à la fois intime et politique, dont l’impact dépasse largement le cadre biographique.
En retraçant le parcours de son père, figure emblématique de la guerre de libération algérienne, Tarik Mira, fils du colonel Mira, ne se contente pas de raconter une mémoire familiale : il interroge les silences de l’histoire officielle, les zones d’ombre de la lutte armée, et les contradictions d’un récit national souvent figé. Ce livre expose avec clarté la dimension humaine complexe des figures qui incarnent la révolution.
Loin de l’hagiographie, l’auteur adopte une posture d’enquêteur lucide, croisant les archives, les témoignages, les récits oraux, pour restituer un homme entier, traversé par ses doutes, ses colères, ses fidélités et ses ruptures. L’apport du livre est double : d’abord, il enrichit la mémoire collective algérienne en redonnant voix à un acteur méconnu ou marginalisé de la guerre, en particulier dans la région kabyle. Enfin, il trace un chemin littéraire particulier, fondé sur une démarche rigoureuse et un regard authentique sur l’histoire. En cela, Tarik Mira contribue à une forme de décolonisation du récit, en refusant les simplifications et en réintroduisant la pluralité des trajectoires révolutionnaires.
L’impact du livre se manifeste également par l’émotion qu’il génère : il touche autant les lecteurs algériens en quête de vérité que ceux, à l’étranger, qui cherchent à mieux comprendre l’histoire dans toute sa complexité. Ce n’est pas seulement un hommage rendu à un père, mais aussi une véritable tentative de réconciliation entre le passé douloureux et la nécessité d’en tirer des leçons pour l’avenir. Par ce récit, Tarik Mira invite à dépasser les divisions, à reconnaître les nuances de l’Histoire, et à renouer avec une mémoire partagée, porteuse d’espoir et de compréhension mutuelle. Dans un contexte où les figures de la guerre sont souvent instrumentalisées ou figées, Un destin brisé redonne à Abderrahmane Mira sa dimension humaine, tragique, et profondément politique.
Ce livre ne prétend pas refermer définitivement les plaies profondes du passé, mais il a le mérite de les exposer avec une dignité et un respect profond. En dévoilant ces blessures, il invite le lecteur à mieux comprendre ce que signifie réellement hériter d’un combat, avec tout ce que cela implique en termes de sacrifices, de douleurs, et de responsabilités. C’est une réflexion sur le poids de cette transmission et sur le coût humain souvent invisible derrière les grandes luttes historiques.
Le Matin d’Algérie : Votre livre s’intitule « Abderrahmane Mira. Un destin brisé ». Pouvez-vous nous expliquer ce qui, pour vous, a brisé le destin de votre père, et si cette quête de la vérité a en quelque sorte réparé une partie de l’histoire pour vous ?
Tarik Mira : Le rêve brisé renvoie au fait qu’il n’a pas eu entièrement le pouvoir pour compléter ce qui a été entrevu lors de la constitution des premiers maquis où son rôle fut très important. Une alliance hétéroclite l’en empêcha.
Le Matin d’Algérie : Votre livre est une plongée dans les silences de l’histoire. Pourriez-vous partager un exemple singulier d’une vérité oubliée ou d’une zone d’ombre de la lutte armée que vous avez exhumée ? Et en quoi la révélation de ce fait a-t-elle modifié votre perception de cette période ?
Tarik Mira : À vrai dire, il n’y a pas de zone d’ombre extraordinaire mais j’ai trouvé quelques traces écrites et faits accomplis qui démontrent l’existence d’une hostilité permanente à l’égard de Mira. Il faut se donner le temps d’analyser ce fait. À quoi est-il rattaché ? À quoi est-il dû ? Ma perception n’ a pas changé grâce au récit familial qui a toujours été franc. Enfant et adolescent, j’ai entendu des proches-parents et des citoyens engagés soulever la question des liquidations et des excès. Dès lors, ma perception était autre : comment narrer pour faire comprendre cette extraordinaire aventure humaine qui, malgré ses manquements, réalisa un exploit hors du commun. C’est cela qui a guidé mes pas, sans concession. Il n’y a pas de zone d’ombre. Bien au contraire. Les archives m’ont généralement aidé à mettre une date sur un événement déterminé, difficile à situer autrement.
Le Matin d’Algérie : Entre le travail de l’historien et la quête du fils, comment avez-vous trouvé l’équilibre pour raconter l’histoire de votre père avec rigueur et objectivité ?
Tarik Mira : Dans mon introduction, j’ai donné les arguments qui m’indiqueraient la voie de l’objectivité et ainsi dépasser l’écueil filial et familial. J‘ai traité le sujet qu’est mon père comme un acteur parmi tant d’autres. J’ai prêté post-mortem ma plume à celui-ci pour exprimer ses positions à partir d’enregistrements et d’archives enfin ouvertes. Ce sont des paroles d’outre-tombe.
Je crois que l’expérience et l’âge m’ont aidé en quelque sorte à écrire avec la nécessaire distance critique. L’œuvre de Mira est suffisamment éloquente pour que l’on n’ait pas besoin de la chamarrer.
Le Matin d’Algérie : Lors de votre passage au café littéraire « L’Impondérable », aux côtés de Youcef Zirem, le public nombreux a montré un vif intérêt et une grande émotion pour cette période de l’histoire. Que retenez-vous de ces échanges ?
Tarik Mira : J’étais content de participer à cette manifestation, entendre la voix des uns et des autres m’encourage à aller de l’avant. Une grande sérénité a marqué cette rencontre, signe que les gens sont venues pour entendre et apprendre. L’auditoire avait besoin de connaître Mira, personnage de haut rang dans la lutte armée et héros national. Le travail que j’ai réalisé est de faire connaître Mira Abderrahmane sous tous ses traits parce que c’est un être humain tout simplement. Il est donc faillible.
Le Matin d’Algérie : Abderrahmane Mira est présenté comme une figure méconnue ou marginalisée. Pourquoi, selon vous, sa contribution n’a-t-elle pas été davantage reconnue dans le récit national algérien et pourquoi était-il si important pour vous de combler cette lacune ?
Tarik Mira : Il est une figure majeure de la wilaya 3. Son œuvre peut se décliner ainsi : l’implantation des premiers maquis dans la Soummam, l’organisation logistique du Congrès de la Soummam, la lutte contre les Messalistes (en Kabylie et dans le sud, ce qui lui valut la médaille de la résistance le mois de mars 1956), le séjour en Tunisie, le choix du retour en terre algérienne malgré le renforcement de l’adversaire, le prétendant à la succession d’Amirouche, le chef de wilaya lors de « l’Opération Jumelles », etc. Il reste méconnu proportionnellement à ce qu’il a apporté. Ses adversaires d’hier l’ont traité banalement pour diminuer de son prestige. Les Romains disaient autrefois : « Gare au vaincu ». Comme, on ne pouvait pas tout à fait l’ignorer, on a réduit sa voilure.

Le Matin d’Algérie : Le livre s’adresse à la fois aux lecteurs algériens en quête de vérité et à ceux qui, ailleurs, s’interrogent sur les liens entre mémoires familiales et récits nationaux. Qu’espérez-vous que les lecteurs non-algériens retiendront de votre ouvrage sur la manière dont l’histoire peut être transmise et réinterprétée ?
Tarik Mira : Je voudrais que le lecteur non algérien, en particulier français, regarde en face ce qu’a été la colonisation française en Algérie. Elle fut sanglante et sauvage dans sa phase de conquête.
Parmi les pratiques induites par la guerre lors de la conquête, il y eut la fâcheuse tendance des autorités militaires françaises et certainement civiles à enlever les cadavres et les séquestrer à l’insu de tous.
Cette méthode se retrouve durant la lutte armée un siècle plus tard. Ainsi, le corps de mon père a disparu. J’ai saisi les autorités françaises. J’ai donné dans le détail des informations : comment a-t-il été tué, l’endroit où il est tombé et qui a commandé l’opération. Qui était avec lui, par quel hélicoptère a-t-il été acheminé à Akbou, le nom du pilote de cet appareil, (le sergent Destouches), l’autre hélicoptère le transportant d’Akbou à Taghalat avant de disparaitre. Plus que cela, j’ai reconstitué les dernières quarante-huit heures de vie de mon père.
Quant à l’autre aspect de la question, je vous le délivre. Mon ouvrage a reçu dans les milieux anticolonialistes et progressiste des félicitations car j’ai fait la part des choses entre le colonialisme et la France. J’ai traité le problème sans jamais oublier que les acteurs de cette extraordinaire aventure n’étaient que des hommes. À la parution de l’édition revue, corrigée et augmentée, j’apporterai des explications nécessaires à l’approfondissement des événements.
Le Matin d’Algérie : Comment la connaissance du passé peut-elle permettre à un peuple de se libérer des mythes et de la manipulation pour mieux construire son avenir ?
Tarik Mira : L’histoire produit des mythes, quels que soient les événements. Les mythes sont plus difficiles à combattre dans une société fermée que l’inverse. La liberté d’expression nous aide à scruter le passé objectivement, à l’inverse, l’absence de liberté nous conduit généralement à une histoire légitimant des pouvoirs en place. C’est la multiplication des recherches qui va nous aider à dépasser cet écueil.
Maîtriser la connaissance de son histoire aide à mieux connaître sa société et donc à agir efficacement sur les événements. Un grand homme politique français disait que pour gouverner son pays, il faut connaître sa littérature et son histoire. Je crois qu’il a raison.
Le Matin d’Algérie : Avez-vous des projets en cours ou à venir ?
Tarik Mira : Avec quelques amis, passionnés par l’histoire du Mouvement national, nous nous sommes engagés dans un projet ambitieux : élaborer un dictionnaire des cadres de la wilaya III. C’est un pari audacieux qui demande un travail considérable, d’autant plus que les acteurs de cette époque disparaissent à grande vitesse. Il en reste malheureusement très peu. Les archives seront un appui précieux dans cette entreprise.
Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?
Tarik Mira : Il ne faut jamais désespérer ni de soi ni de son pays quand bien même les signes ne sont pas encourageants.
C’est aussi un hommage à ma mère, la grande absente, décédée à 18 ans.
Brahim Saci
Abderrahmane Mira – Un destin brisé – éditions Tafat, 2025