Jeudi 14 mars 2019
Trente ans après, notre projet de constituante revient ?
Chargé de ce dossier, je n’avais même pas eu le temps de rédiger les premières lignes lorsque les chars sont descendus dans la rue pour nous siffler la fin de nos libertés.
Trente ans après, même si j’ai du mal à dissimuler un léger frémissement moqueur de la lèvre, je me réjouis sincèrement que l’idée revienne. Je souhaiterais tant qu’ils profitent de notre expérience malheureuse et de nos réflexions passées.
Il n’existait pas encore de réseaux sociaux à cette époque pour recevoir les insultes de courageux anonymes. Mais j’avais bien perçu les réticences et les accusations comme « Vous voulez nous importer des idées occidentales » ou « Vous êtes hors sol, vous n’avez plus le sens des réalités algériennes que vous avez quittées depuis longtemps » ou encore « Vous ne croyez pas qu’il y a des priorités économiques avant vos fantasmes d’intellectuels ? » et ainsi de suite.
Aujourd’hui, les intellectuels algériens se sont prononcés politiquement dans les médias, contrairement à la jeunesse dont les slogans étaient pétillants de vie mais assez neutres. Ils ont enfin compris cette fois-ci que ce n’était pas un gadget ni un danger pour eux. Ils prônent la seconde république, c’est pour moi, en même temps un amusement de les voir revenir sur leurs certitudes de l’époque qu’une énorme satisfaction.
Allez savoir lequel des sentiments va l’emporter car l’être humain est si faible, à mon âge. Il n’a plus de rancune mais il garde une mémoire, comme l’affirmait Georges Pompidou.
Mais revenons à cette histoire de constituante. Nous savions à notre retour que les émeutes d’octobre n’étaient pas une révolution, j’espère que les jeunes manifestants d’aujourd’hui font cette distinction entre un grand coup de colère et une révolution, au risque d’une déception à venir considérable.
Une révolution, c’est la mise à bas des institutions et une rupture profonde avec les structures de pensée qui nécessite une remise à plat complète. Si je ne me trompe pas, les Dieux algériens sont toujours là, les chars et le président également. Et tant que la jeunesse n’a pas de chars, ce qu’il faut toujours rejeter, le doute sera présent.
Alors comment, dans ces conditions, avions-nous cru que le moment était opportun et que doit faire la jeunesse algérienne pour ne plus refaire l’erreur ?
Le refus des institutions, sans concession
Nous n’étions pas si débiles pour penser que le régime militaire était à genoux après les manifestations de la jeunesse algérienne, il y a plus de trente ans. Mais nous avions parié sur la seule ouverture qui nous était offerte à ce moment, soit l’article 42 de la constitution, brisant le monopole du parti unique. Nous n’avions pas le choix, ni en potentialité ni en financement et encore moins en soutien international qui misait sur la pérennité du régime des généraux.
Ce fut un pari perdu car nous offrions un projet de démocratie par une constituante, ils proposaient des milliards. Nous n’avions dès lors aucune chance de vaincre face à cette concurrence de l’offre. C’est un aspect de l’histoire que je ne vois pas beaucoup ressortir dans les écrits des militants de cette époque. C’est pourtant une réalité, ce n’est pas les généraux qui furent notre perte mais l’appel des milliards. J’en témoigne et je signe.
Nous n’avions donc pas le choix et devions passer par les institutions de l’État en ruine mais nécessaires pour notre projet.
Cependant, dès lors que les chars étaient descendus dans la rue et les libertés muselées, aucun démocrate ne pouvait plus, sans risquer la compromission, rejoindre les institutions algériennes. On nous avait bernés une fois, il n’était pas question de recommencer l’erreur sous n’importe quelle forme que ce soit.
C’est la première grande leçon que doivent retenir les jeunes manifestants. Je voudrais tant que leur extraordinaire fougue soit intacte aussi longtemps qu’il soit nécessaire pour abattre le régime définitivement. Mais c’est long et difficile, qu’ils prennent garde à ceux qui ont hurlé à leurs côtés, les hurlements cachent toujours des surprises.
Que la jeunesse ne succombe donc surtout pas aux sirènes des grandes conférences nationales sur ceci ou cela, de la nomination d’hommes à priori consensuels et encore moins de ceux ayant appartenu au régime. Et éviter le piège absolu de toute élection qui serait proposée. Le temps est long avant l’effondrement de Rome, les vigilances finissent toujours par s’estomper.
Mais alors comment faire pour une constituante en rejetant toute l’armature d’un Etat et de ses dirigeants ?
Susciter un profond débat libre, hors des institutions
Si la jeunesse actuelle ne possède plus cette possibilité après mon avertissement précédent de sortir des institutions, elle doit alors la créer spontanément. Partout où se trouve cette jeunesse, des forums et rencontres de toutes natures, en tous lieux, doivent éclore comme mille fleurs au printemps.
Une constituante pour une seconde république, cela se prépare et ne peut compter sur les seules manifestations de rues, aussi nécessaires soient-elles.
Une constituante, ce n’est pas une humeur ni des protestations mais un processus politique préparatoire, sérieux et collectivement mené. C’est tout à fait possible, la jeunesse est encore plus éduquée qu’elle ne l’était il y a trente ans. Elle dispose d’amphithéâtres et de réseaux sociaux propices au débat. La plupart sont au courant des affaires et sentiments du monde extérieur, beaucoup voyagent et communiquent hors des frontières. En tous cas, considérablement plus que la majorité des jeunes que nous avions rencontrés il y a trente ans.
Cette jeunesse doit avoir conscience que si manifester donne une énergie considérable, la rue n’est pas le lieu propice à une production sérieuse et réfléchie. Poser les bases d’une seconde république est une mission bien plus complexe où une dimension intellectuelle maîtrisée doit prendre le pas sur l’intelligence vive d’une jeunesse débordante de vitalité.
À ce moment intervient la troisième phase, la plus compliquée car la fougue, la colère et les passions ne sont pas invitées. Ce sont des questions difficiles pour lesquelles ils faudra plonger au fin fond de son sentiment et répondre par « qu’est-ce je pense et qu’est-ce que je veux ? ». =Des questions inhabituelles pour cette jeunesse, en tout cas dans leur expression publique.
Et c’est là où beaucoup de jeunes s’apercevront que la jolie communion dans les manifestations de rues risque de faire entrevoir les profonds clivages, les différences de pensée et les gouffres de divergence dans les définitions d’une société moderne et libre. C’est là où « qu’importe le foulard, nous sommes libres » risque de se heurter à un mur, bougrement plus impénétrable que le FLN.
Car à ce moment de la constituante, les questions taboues doivent ressortir en plein jour ou se dissimuler à jamais dans les entrailles d’une société définitivement condamnée aux ténèbres.
Entrer dans le dur, la définition des principes fondamentaux
Et la première des questions est celle de Dieu, le Grand invisible. La jeunesse algérienne est-elle prête à définitivement adopter la laïcité pour se défaire d’un poids spirituel que le régime militaire a mis en avant pour bloquer les algériens par la peur, l’abrutissement et les manipulations de l’esprit ? Dieu doit être sorti de la constitution et revenir là où il n’aurait jamais du sortir, dans les consciences personnelles.
Le deuxième point, sans qu’il soit question d’un ordre de priorité car tout est lié, est celui du statut de la moitié de la population, tenue en esclavage par le code de la famille. Les jeunes garçons, manifestants dans la rue, veulent-ils abandonner le privilège d’hériter considérablement plus que leurs sœurs ? Il faudra qu’ils répondent car jusqu’à présent, cela ne semblait pas trop les chagriner, du moins il sont restés silencieux. Il va falloir trancher et la référence à la religion sera un argument trop court pour se défiler.
Quant au foulard que j’ai aperçu dans les manifestations pour réclamer la liberté, il y a réellement un souci majeur auquel il faudra faire face pour un débat sur la deuxième république. La liberté du foulard ne me gêne pas lorsque j’aurais le droit de prendre un verre, au café qui fait face à la mosquée, un jour de ramadan, en plein jour et en toute liberté. Ce jour là, ce bout de tissu ne posera aucun problème aux démocrates.
Ensuite, ce n’est pas la moindre des questions, acceptera-t-on de demander des comptes au système des généraux et aux milliardaires offshore ?
La justice n’est pas la vengeance mais la nécessite absolue d’épurer le passé pour entrevoir un avenir serein. Tous les pays qui avaient mis cette question sous le tapis, comme l’Espagne avec le franquisme, ou la France avec la collaboration ou la guerre d’Algérie, n’ont pas cessé d’être hantés par le souvenir douloureux d’un passé jamais disparu car mal traité.
Quant à la question éternelle, car profondément ancrée dans la définition de la nation, c’est celle de l’acceptation de la dignité de nos compatriotes berbérophones. Je l’avais écrite mille fois, légaliser une langue n’est pas la solution miracle, peut-être même est-ce le moyen de la mettre dans une impasse. La solution est dans les cœurs et dans la croyance profonde qu’elle est notre, pas seulement dans des textes de loi. Ce jour là nos compatriotes seront apaisés et géreront, comme tous ceux qui ont hérités d’une langue et d’une culture (elles sont les nôtres mais ils en ont eu un héritage plus direct qu’ils maîtrisent), le difficile combat de les maintenir dans un monde submergé par l’anglais.
Ces quatre points ne sont pas les seuls, bien entendu, mais ils me semblent être la matrice générale qui verrouille la société d’une chape de plomb. C’est par eux que le verrou peut définitivement sauter, pour un avenir plus éclairé.
En conclusion, la jeunesse algérienne veut-elle définitivement choisir son destin et trancher ou nous faire perdre, encore une fois, notre temps ? Dans ce second cas, rendez-vous dans trente ans, pour de nouvelles manifestations dans les rues. Serais-je encore vivant ?
Dernier conseil suite à notre expérience passée, la constituante n’est pas un exercice pour experts juristes mais un acte profondément politique. La rédaction du texte constitutionnel en lui-même n’est pas l’enjeu le plus difficile, c’est ce qu’on veut lui faire dire qui est l’essentiel.
C’est une chose que je devais perpétuellement répéter devant des militants qui croyaient que les juristes détenaient la clé.
Ce jour-là, je participerai modestement, comme des millions d’Algériens, à influencer sa bonne direction. Mais, par réflexe, je regarderai à travers la fenêtre pour voir s’il y a des chars qui surgissent, même à Paris.
Les mauvaises expériences laissent toujours une image traumatisante dans un coin du cerveau, sans doute un peu vieilli par le temps. C’est pour cela que la jeunesse est faite, pour proposer une alternative plus apaisée.
S. L. B.
(*) Ancien membre de l’exécutif du FFS, chargé des affaires juridiques (constituante). Il a quitté le parti en 1999.