En Tunisie, la contestation prend désormais la forme la plus radicale du désespoir : celle du corps qui se consume. Depuis plusieurs jours, plusieurs figures majeures de l’opposition sont engagées dans des grèves de la faim pour dénoncer l’autoritarisme grandissant du régime de Kaïs Saïed.
Des dizaines de détenus d’opinion embastillés. Des hommes politiques, des avocats, des journalistes, des activistes, de simples citoyens… la liste est longue. L’état de santé de certains d’entre eux, dont l’universitaire et militant politique Jaouhar Ben Mbarek, suscite une vive inquiétude.
Détenu à la prison de Belli, Jaouhar Ben Mbarek en est à son dixième jour de grève de la faim “sauvage”, refusant toute alimentation, y compris l’eau sucrée. Ce geste de protestation extrême, qu’il justifie par “la disparition de toute forme de justice”, a trouvé écho au sein de l’opposition tunisienne. L’ancien secrétaire général du Parti républicain, Issam Chebbi, et le chef du mouvement Ennahda, Rached Ghannouchi, ont eux aussi entamé une grève de la faim ouverte pour dénoncer les atteintes aux libertés et exiger la libération des prisonniers d’opinion.
À Tunis, comme à Paris, les mouvements de solidarité se multiplient. Samedi 8 novembre, plusieurs membres de la famille de Jaouhar Ben Mbarek ont rejoint le mouvement de grève. Des militants politiques et des défenseurs des droits humains se sont également rassemblés au siège du Parti républicain pour soutenir les prisonniers d’opinion. À Paris, une veillée de soutien s’est tenue la veille, avec des pancartes à l’effigie des opposants emprisonnés dans le cadre des affaires dites de “complot contre la sûreté de l’État”.
Le porte-parole du Parti républicain, Wissem Essaghir, a décrit dans une déclaration à Ultra Tunis “une situation des libertés devenue noire, faite d’enfermement, de vengeance et de liquidation des adversaires politiques”. Selon lui, les forces démocratiques et civiles du pays traversent un moment de grande faiblesse, mais “il leur revient d’assumer leur rôle avant que ces hommes ne perdent la vie pour la liberté et la dignité”.
Un climat d’étouffement généralisé
La situation en Tunisie ressemble comme deux gouttes d’eau à celle de l’Algérie. Depuis le 25 juillet 2021, date à laquelle Kaïs Saïed a suspendu le Parlement et concentré les pouvoirs entre ses mains, la Tunisie s’enfonce dans un climat d’autoritarisme assumé. Les arrestations d’opposants, de journalistes, d’avocats et de syndicalistes se sont multipliées, souvent sous des chefs d’accusation flous de “complot” ou d’“atteinte à la sûreté de l’État”. Les procès politiques se tiennent dans une opacité quasi totale, alimentant les accusations de dérive dictatoriale.
Plusieurs députés proches du pouvoir ont eux-mêmes dénoncé la répression et le verrouillage du débat public. L’un d’eux a même interpellé le président, l’appelant à “choisir entre le peuple tunisien et les nouveaux Trabelsia”, allusion directe au clan corrompu de l’ancien régime Ben Ali. Pour Wissem Essaghir, “le véritable complot réside dans la nomination de ministres sans compétence et dans la mise au pas du pouvoir judiciaire”.
Santé en danger et déni officiel
Les alertes se multiplient sur la santé fragile des prisonniers. L’avocate Délila Mseddi, sœur de Jaouhar Ben Mbarek, a fait savoir que son frère souffrait d’une chute sévère de la glycémie et de plusieurs troubles graves. Malgré cela, les autorités pénitentiaires affirment que “l’état des détenus est stable” et qu’elles leur assurent “tous les soins nécessaires”, une version jugée mensongère par les associations de défense des droits humains.
La Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), qui a rendu visite à Ben Mbarek, parle au contraire d’un “effondrement physique inquiétant” et d’un risque vital imminent. Dans un communiqué, elle dénonce “le refus obstiné des autorités de reconnaître la gravité de la situation et d’entamer un dialogue sur les conditions de détention des prisonniers politiques”.
Concentration des pouvoirs et autoritarisme
Trois ans après la concentration des pouvoirs par le président Saïed, la Tunisie semble revenue à des pratiques d’un autre âge : répression judiciaire, musellement de la presse, arrestations arbitraires. L’espoir né de la révolution de 2011 s’effrite, laissant place à une désillusion amère.
Dans ce pays où le pain manque et où la parole se paie de prison, la grève de la faim devient l’ultime langage du refus. En se privant de nourriture, ces opposants rappellent que la liberté, elle aussi, se meurt lentement en Tunisie — dans l’indifférence d’un monde plus préoccupé par ses équilibres diplomatiques que par la survie de la démocratie au Maghreb.
Mourad Benyahia

