«Nous les Africains, nous venons au monde deux fois. La première fois quand nous sortons du ventre de nos mères. Et la seconde fois, quand nous quittons notre mère l’Afrique pour l’Europe», raconte celui qu’on surnomme ici Kader.
Kader souhaite rester anonyme pour protéger les siens. Il fait partie de ces milliers d’Algériens qui traversent la Méditerranée pour rejoindre l’Europe à bord d’embarcations de fortune. Nous livrons ici son témoignage. Il raconte sa traversée de la Méditerranée à la rame à bord d’un simple kayak avec Aziz, son ami tunisien.
«Tout a commencé en 2015, lorsque j’ai arrêté mes études. Des études que j’avais dû interrompre trois ans après le bac. La situation était devenue intenable. J’en avais marre, j’étouffais. Je tournais en rond.
Je suis né dans une grande ville des Aurès, une région marginalisée et oubliée par les autorités depuis l’indépendance.
Je suis issu de la tribu des Haraktas. Les miens sont loin de tout, des grandes villes pour travailler et vivre dignement. La jeunesse souffre le martyre. Je me revoie encore traîner ma jeunesse dans les rues où la drogue et les comprimés font rage… Pourtant, je travaillais, je touchais à tous les métiers, j’aimais ça. Mais ça ne suffisait pas, je ne supportais plus de vivre la même chose tous les jours. Je voyais ma jeunesse partir en fumée comme une cigarette qui se consume.
La seule solution que je voyais était de quitter le pays. L’idée s’encra dans ma tête. C’était devenu mon seul horizon, ma raison de vivre et de travailler… je ne me voyais pas finir là où je suis né. C’était irrespirable pour moi. Je ne voyais pas le pays s’améliorer. Pire, c’est pire…
Je fis ma première tentative d’émigration clandestine en 2016. J’avais pris une embarcation à Annaba. Nous étions 13 dans un bateau de pêche de 6,80m avec un moteur de 40 chevaux. Il y avait 10 adultes et trois enfants. La tentative avait vite capoté lorsque les forces de la Gendarmerie nationale nous avaient encerclés sur la plage, ils nous ont confisqué tout le matériel. Cette première tentative m’avait coûté environ 1 000 euros, mais cette fois-là j’avais réussi à échapper aux gendarmes et à un procès. Je n’avais pas pour autant désespéré.
En attendant, je suis revenu à ma vie normale, mes habitudes. Mais je n’avais pas abandonné l’idée de quitter l’Algérie, l’immigration était devenue à la fois un rêve et un défi. Je suis resté tout le temps à chercher une solution adaptée au problème jusqu’à ce qu’une lueur d’espoir apparaisse. C’était inespéré au moment où tout se fermait autour de moi.
J’apppris qu’un départ se préparait à partir d’Annaba. Je pris les contacts avec les personnes concernées. C’était le 12 mai 2022. Nous étions 11 sur un vieux bateau de pêche restauré clandestinement dans un atelier de Sidi Salem à Annaba.
Après 3 heures en mer, un hélicoptère de la gendarmerie nous repéra. Il nous pris en chasse et nous obligea à revenir vers la plage. Arrêtés, nous fûmes soumis à un interrogatoire de la gendarmerie avec présentation devant le juge d’Annaba comme de vulgaires criminels. Verdict : une amende. Les récidivistes ont écopé d’une amende et de trois mois de prison. L’heure de mon départ n’avait pas encore sonné.
Comme un Viking en mer
Quelque temps plus tard, une autre occasion se présenta. Tout est parti d’un appel d’Aziz, un ami tunisien. Il m’avait envoyé un clip vidéo de deux jeunes qui ont immigré de Tunisie vers l’Italie à l’aide d’un simple petit kayak sans moteur. La distance de la ville de Kélibia à l’île italienne de Pantelleria (Sicile) est de seulement 72 km pour être exact.
Au début, je n’étais pas très chaud par cette possibilité, ça me paraissait trop risqué, Mais comme on dit en Algérie, il faut prendre des risques pour boire du Whisky.
Avec le temps et la situation, j’acceptai le défi même si je n’étais même pas bon en natation et que je n’avais même pas comment diriger un kayak.
Je suis un montagnard, je n’ai pas le pied marin. Je suis un Harakta, pas un Viking, mais pour vaincre la mer, il faut être aussi un Viking. Par la force des choses, nous devîmes des Vikings des temps modernes. Pas le choix.
J’ai commencé par acheter un kayak d’une marque réputée et surtout en bon état. Son prix était d’environ 300 euros. Puis j’ai pris la direction de la Tunisie pour rejoindre mon ami Aziz.
Après mon arrivée auprès d’Aziz, qui vit actuellement à Milan (Italie), nous avons commencé à étudier la situation, le lieu de départ, les conditions météorologiques et tous les moyens pour faire la traversée. C’était en février dernier.
Après une semaine d’observation, le service météo annonçait le beau temps sur 4 jours. La chance ! Nous décidâmes de prendre la mer. C’était un jeudi soir de février dernier. Nous avons loué un taxi clandestin et nous sommes partis. Nous avons rejoint le lieu de départ, équipés du matériel de traversée, de quoi manger et de sept bouteilles d’eau.
Une fois sur place, nous gonflâmes le kayak et nous vérifiâmes bien qu’il n’y avait pas de fuite d’air. Nous attendîmes la nuit tombée. Un dernier regard derrière nous et nous dévalâmes la colline en course comme des dingues. A Dieu vat !
Une fois sur la plage, les choses allaient commencer à devenir sérieuses. Nous mîmes le kayak dans l’eau et nous commençâmes à bagayer. Rudement. Il fallait s’éloigner de la rive rapidement. Je compris alors que c’était dangereux parce qu’en pleine mer, nous n’avions même pas les moyens les plus simples pour nous en sortir. Pas de moteur, pas de GPS. Il y avait nous et la mer tout autour. Un désert d’eau !
Plus inquiétant, nous découvrîmes que l’application que nous utilisions pour nous repérer en mer ne fonctionnait pas. Mais il n’était pas question de revenir en arrière. Nous avons continué à ramer en suivant les étoiles ; Aziz connaissait quelques secrets de la mer.
La traversée avait duré toute la nuit. En tout, nous avons dû passer 23 heures en mer avant de voir la terre ferme. A l’aube, une montagne nous était apparus à l’horizon. C’est le soulagement pour nous. Nous nous sommes dirigés lentement vers cette montagne.
Nous avions croisé un bateau de pêche. Nous avons demandé au patron du bateau de contacter les garde-côtes italiens. Il nous avait dit qu’il n’avait aucun contact avec eux sauf avec les garde-côtes tunisiens. Bizarre ! Pas question pour nous d’avoir le moindre contact avec les garde-côtes tunisiens. Ça aurait été direction la prison pour nous. Nous l’avions remercié et avons continué notre traversée vers l’île. Après environ 23 heures en mer, nous étions sur le point d’arriver.
Peu de temps après, nous avons commencé à entendre le bruit d’un bateau lointain, et il a commencé à s’approcher rapidement de nous en criant et en agitant la rame alors qu’il s’approchait de nous. C’étaient les garde-côtes italiens. Tout était mêlé en moi : la joie et l’inquiétude. Les garde-côtes nous filmèrent pendant un bon moment avant de nous faire embarquer sur leur bateau. Nous sommes sauvés !
Une fois arrivés sur l’île Pantelleria, nous fûmes placés dans le centre d’hébergement. L’accueil fut irréprochable. Respectueux. Nous eûmes droit à une douche, des vêtements et de la nourriture. Des médecins du centre d’hébergement nous oscultent.
Nous restâmes une journée puis nous fumes embarqués avec d’autres haragas et des voyageurs dans un bateau direction de Trapani en Sicile. Nous fûmes conduits dans un centre d’accueil de migrants. Après une journée, une obligation de quitter le territoire nous fut délivrés. Délai : une semaine. Pas question de tourner sur place.
Nous rejoignimes Milan. Des compatriotes à Aziz nous hébergent. Je laisse Aziz sur place et je continue vers Naples. Mais je ne m’y plaisais pas, je m’y sentais comme au pays : les motards sans casque, le trafic, la contrefaçon à même la rue. Je voyais toutes sortes de problèmes… Je n’avais pas quitté l’Algérie pour ça quand même ! me disais-je. Et puis, nous les Algériens nous préférons la France. L’Italie c’est plus pour les Tunisiens.
Je quittais donc Naples pour Paris où je tente depuis de trouver mon chemin. Je veux vivre, gagner ma vie et lui donner un sens. Un vrai. »
Propos recueillis par Hamid Arab