Lorsque le moment de la révision des 70 000 est arrivé (les zéros supplémentaires veulent camoufler le bon chiffre de l’âge), votre carnet de santé ressemble à une version complète du manuel des études de médecine.
Á ce moment, vous visitez plus les docteurs en un an que le nombre de reprises des épisodes de la Petite maison dans la prairie depuis la RTA.
Voilà que dans l’une des précédentes visites, la docteure m’accueille avec un grand sourire, de ceux qui veulent hypocritement éviter d’effrayer les patients. « Bonjour monsieur Sid Lakhdar, vous semblez avoir un mental réjouissant depuis la dernière fois ».
Comment ça, docteure, un bon état de mes capacités mentales ? Il ne manquerait plus que ça, qu’il ne soit pas à la hauteur de ce que j’ai subi durant toute une vie par ce qu’on m’avait dit de faire pour garder la santé de l’esprit jusqu’au bout.
J’ai dû d’abord subir la terrifiante hypoténuse de ce brave Pythagore. Et je ne vous parle même pas du double h et du double y qu’on s’échinait à savoir où les placer. Quant à la règle du participe passé des verbes pronominaux avec l’auxiliaire avoir et ce complément qui s’amusait à se cacher, une fois avant, une fois après, c’était à vous arracher les cheveux. C’est peut-être à cause de cela qu’ils commencent à vouloir dire au-revoir.
Puis on m’a fait ingurgiter les trois tomes des Misérables de Victor Hugo dont chacun pesait un bon kilo. Et c’était encore plus digest que la madeleine de ce profond dépressif de Marcel Proust.
Puis pendant les études universitaires, ce n’était pas mieux. En cours de gestion, le prorata temporis, en cours de droit, l’intuitu personae, et en cours de sciences politiques, le mutatis mutandis.
Et après tout ça, il ne serait pas en bon état, mon cerveau ? C’était bien la peine alors !
Elle me répond, « C’est parfait mais vous savez que si le moteur reste performant il faut toujours vérifier l’état de la carrosserie à votre âge ». Et moi de répondre, « Comment ça, l’état de ma carrosserie ? ».
J’ai tout fait de ce qu’on m’avait dit de faire pour la préserver. Vous n’avez pas connu la terrible épreuve de la corde à grimper qu’on infligeait au pauvre gamin que j’étais. Et pire encore, celle qui n’avait pas de nœuds pour s’aider.
Et vous ne pouvez vous imaginer la hchouma lorsqu’on vous obligeait à faire du volleyball, un sport de filles disions-nous, lorsque le terrain de football était occupé. Et le saut en hauteur où vous étiez confronté à une barre qui vous semblait être placée aussi haut que la montagne de Santa-Cruz.
Et cette course à pied de fond où vous désespériez de ne jamais voir un jour l’arrivée avant de mourir d’asphyxie. Puis, à l’âge de l’adolescence, pour paraître plus musclé que le plus beau gosse de la classe, cette salle de musculation sans aération où la sueur compensait le manque d’eau à Oran à cette époque et dont la senteur ferait fuir l’oued El Harrach lui-même.
Sans compter le réveil de bonne heure le week-end pour aller faire de la natation à la piscine Marcel Cerdan (à confirmer pour le nom). Le pauvre Marcel est décédé dans les airs, dans un accident d’avion, moi c’était le risque de noyade dans l’eau par la fatigue.
Tout cela pour arriver à la fin à ce qu’une docteure vous dise avec diplomatie que la carrosserie est dans l’état de la 403 de Colombo ! C’était bien la peine de tant d’efforts pour la préserver en bon état pendant de longues années.
Je m’en suis retourné à la maison pour avertir mes deux garçons afin qu’ils brûlent leurs diplômes, trop dangereux pour le maintien de capacité mentale, et qu’ils arrêtent de faire du sport comme des dingues pour le bon état de la carrosserie au bout d’un parcours de vie.
Faire la grasse matinée et courir les filles de leur âge, même s’ils sont maintenant âgés, cela serait plus prudent pour eux afin de préserver une santé physique et mentale qui se maintiennent au-delà des 70000.
Elle est toujours là, cette piscine ? C’est rageant que les crimes sur mineurs se prescrivent au bout de trente ans !
Boumediene Sid Lakhdar