Vendredi 29 novembre 2019
Une Constituante pour un renouveau national
Manifestation contre le pouvoir à Alger. Crédit photo : Zinedine Zebar.
L’idée de Constituante est consubstantielle à un état révolutionnaire. Puisque la dictature militaire a tant engendré de terreur et de chaos jusqu’au soulèvement massif et insurrectionnel, le renouveau du pacte national né de l’indépendance s’impose.
Cette idée fut le fond d’une forte proposition politique lorsque ce régime militaire, sous la pression d’une vaste colère populaire dans la fin des années 80’, avait proposé par l’un des articles de la constitution, une ouverture à l’enregistrement de partis politiques légaux en concurrence avec l’ancien parti unique.
Mais il a aussitôt repris ses habitudes autoritaires tout en comprenant qu’il fallait des institutions le couvrant, davantage qu’elles ne l’avaient déjà fait auparavant, dans son pouvoir sans partage. Corruption et terreur ont été sa politique constante depuis sa régénération en une dictature constitutionnelle, faussement légitimée par des élections et des textes « légaux ».
Au contraire de notre naïveté de la dernière fois, il y trois décennies, la détermination du mouvement insurrectionnel doit être accompagnée d’une résolution ferme, d’une procédure clairement expliquée à l’opinion et d’un mécanisme de transition préparé et porté par quelques principes fondamentaux ayant obtenus un minimum de consensus.
La proposition qui suit en est l’une des formulations possibles.
Aborder les « questions qui fâchent », le fondement d’un pacte national
Nous laisserons de côté toutes les affirmations constitutionnelles de la démocratie qui regorgent dans la norme suprême de la dictature militaire. Les slogans comme « la liberté, l’amour, la fraternité et autres youyous… » du Hirak actuel ont une place évidente dans la démocratie, personne n’en doute mais cela n’a jamais fait une démocratie sans aborder le fond des blocages.
Entrons donc immédiatement dans les questions qui fâchent et que le Hirak n’a pas voulu prendre en charge. Je n’en propose que trois mais elles me semblent être le cœur du problème algérien car toutes les autres en découlent.
1. La laïcité
Elle n’est ni un gros mot ni une insulte aux convictions personnelles. L’humanité ne peut vivre avec l’unique raison, c’est une chose entendue depuis longtemps par les démocrates et les humanistes. Les athées comme moi s’en dispenseraient bien mais ils ne peuvent contourner les exigences d’une humanité complexe et en perpétuelle recherche spirituelle.
Cependant, d’une part, les convictions religieuses ne peuvent semer la terreur et l’oppression avec une légitimation constitutionnelle confirmant la supériorité du spirituel sur le séculaire. Seul les êtres humains sont supérieurs dans leurs volontés individuelles et collectives. Une république ne pourrait placer plus haut une autre souveraineté que celle du peuple, bien réelle et capable de l’assumer.
D’autre part, la laïcité est de l’intérêt des religions elles-mêmes car elle les protège d’une mort lente et inévitable ainsi que du risque d’hégémonie de l’une sur les autres. Or il ne pourrait y avoir de démocratie en proclamant l’unicité de croyances d’un peuple, forcément complexe et libre dans ses différences.
La seule mention « liberté de conscience » est la pire des lâchetés, bien commode pour les constitutionnalistes algériens car non seulement elle est inefficiente mais elle permet à une partie de dominer les autres sous ce prétexte fallacieux, puisque détaché d’une affirmation de laïcité.
Si la liberté de conscience est néanmoins nécessaire car elle définit en partie la laïcité, cette dernière est bien plus que cela. Elle est un mode d’organisation plus opérationnel puisqu’elle exige une séparation en toutes choses et en tous lieux entre les croyances du domaine privé et celles exprimées dans l’espace public, c’est à dire celles de l’expression collective de la république qui institue et légitime le pouvoir souverain.
2. Les ruptures territoriales, linguistiques et culturelles
Voilà une autre question lourde, clivante, et qu’on dissimule toujours sous le tapis sous le couvert de youyous et de grandes déclarations de fraternité. L’arrestation illégale de personnes ayant manifesté avec un drapeau correspondant à l’affirmation légitime de leur identité est tout à fait insupportable et prouve la réalité à laquelle il faut faire face, pour une fois en un demi-siècle.
Il faut revenir à l’idée que nous avions proposée après la dernière insurrection populaire, soit une régionalisation affirmée et organisée dans une république où les compétences nationales, clairement définies et acceptées, soient les seules placées au-dessus de toutes les autres.
La culture et la langue berbère doivent pouvoir bénéficier d’une assise anthropologique forte sur un territoire pour ne plus avoir la sensation d’une menace de disparition ou de sujétion, comme c’est le cas pour de nombreuses autres langues face à l’anglais.
C’est d’ailleurs cette crainte qui mène un certain nombre de nos compatriotes à choisir une voie et un discours regrettables en faveur d’une souveraineté séparée. Le démocrate doit toujours considérer cette demande comme légitime, si elle devenait majoritaire, mais ce serait une solution très douloureuse dont je ne peux me résoudre sans que d’autres dispositions aient été prises pour l’éviter.
Il faut absolument déminer ce travers dangereux par une décision plus forte que la simple inscription constitutionnelle qui ne sert à rien et qui camoufle l’essentiel des rancœurs. Je l’avais précisé, il y a si longtemps, à la stupéfaction de certains de mes camarades qui pensaient que cette légalisation, tant espérée, résoudrait les problèmes. Il n’en est rien, cela est aujourd’hui une évidence.
3. L’épuration du passé par la justice
Voici un autre débat que les démocrates placent également sous le tapis. Combien de dizaines de réponses j’ai pu lire dans les réseaux sociaux me disant « Boumédiene, ce n’est pas le moment, il faut s’occuper de l’urgence ».
Pour les Algériens, ce n’est jamais le moment d’affronter les crimes et la terreur des hauts responsables militaires. On m’oppose constamment l’argument de l’urgence mais aussi celui de Mandela, bien facile et trompeur car tout à fait détaché des réalités algériennes.
Pour un démocrate, il n’est pas possible de prétendre construire une seconde république avec des valeurs et un code pénal sans avoir épuré par la justice les crimes précédents. Comment le justifier ?
Toutes les sociétés qui ont tenté de le faire, au nom de l’apaisement social et de la réconciliation, ont vu le passé venir les hanter de nouveau. C’est le cas de la France avec la guerre d’Algérie et de l’Espagne avec la terrible période du franquisme. Au final, la facture est perpétuellement présentée au peuple pour être réglée et s’il détourne constamment le regard c’est pour la voir revenir avec plus de dangers.
Il ne faut jamais oublier que la démocratie n’est pas une faiblesse mais une force puissante puisqu’elle repose sur le principe de la justice. Un Nuremberg algérien doit être organisé pour épurer le passé avec, assis sur le banc des accusés, les officiers responsables et les criminels financiers.
La démocratie sait ensuite, puisqu’il le faut, épurer le passé avec l’outil de l’amnistie pour les moins responsables dans la hiérarchie de la terreur et de la corruption. À la condition impérative que les dommages soient réclamés au civil par la nation, comme les fortunes dérobées qui nécessitent des réquisitions et de lourdes amendes.
Une assise territoriale pour le débat Il existe deux situations pour les processus révolutionnaires. La première est la prise en charge par une poignée d’hommes, notamment par une représentation restreinte de l’élite dans des organisations et clubs de pensées divers.
C’est en principe ce qui s’est passé le plus souvent dans l’histoire. Mais il y a deux inconvénients majeurs à cette solution, la légitimité et le risque de confiscation du pouvoir. C’était une situation qui était souvent justifiée dans l’histoire par l’impossibilité pour la masse sociale de prendre une autre initiative que celle de la colère d’une foule qui gronde.
Nous sommes au 21ème siècle et l’élite est disséminée à travers les territoires et les sociétés, quelle que soit sa nature. On ne peut donc envisager la proposition uniquement par le haut.
C’est donc à travers les territoires et les groupements sociaux qu’il faut entamer le processus de débats, les résolutions et les votes.
Qu’importe si cette territorialité s’inscrit dans le découpage actuel des wilayas, comme il avait été question au début du Hirak. Cela peut être aussi les universités ou toutes les délimitations territoriales qui puissent correspondre au maillage le plus serré possible de la nation algérienne.
Comme je l’avais précisé dans un article précédent, qu’importe le désordre du début, qu’importe les chamailleries et la cacophonie qui seront inévitablement présents dans ces débats sur tout le territoire.
L’important est qu’ils existent et le miracle révolutionnaire produira fatalement ses effets car c’est le politique qui prime toujours sur la construction juridique. Il en ressortira forcément des résolutions et des élections de porte-paroles qui entameront la période transitoire.
Une transition institutionnelle
Rappelons à tous que la « Constituante » est dénommée ainsi d’une manière familière mais il faut comprendre deux points la concernant. Une Constituante n’est pas une constitution mais le processus qui parvient à la rédiger lorsque l’évènement révolutionnaire ou un blocage massif a fait disparaître toute légitimité de la norme suprême précédente. En Algérie, nous en sommes à ce niveau de constat depuis longtemps.
De ce fait une Constituante est forcément une assemblée légitimement élue dont la mission est de rédiger une proposition de constitution. Elle se met en place justement après la première partie du maillage du territoire en débats, résolutions et votes.
Ce n’est encore pas à ce niveau que la légitimité entière donnera une puissance juridique au texte qui en sortira. Il ne s’agit à cette étape que d’une proposition soumise à un référendum. Mais nous aurons une proposition qui est sérieuse, construite des remontées des débats et qui se prête à un référendum.
C’est la raison pour laquelle il ne peut y avoir de Constituante solide sans que le premier niveau ait pris place par le débat. Et celui-ci ne doit absolument pas occulter les questions qui fâchent lourdement et dont les réponses majoritaires seront portées en points fondamentaux de la proposition de l’Assemblée nationale constituante.
Personne ne peut prédire ce que seront ces propositions et nul ne saurait être lié par la proposition de l’Assemblée constituante s’il se trouve en profond désaccord avec ses propositions. C’est pour cela que le référendum doit trancher par la dichotomie que représente le « oui ou le non ».
Je le répète si souvent dans la presse, depuis des mois, lorsque les généraux tomberont, ce qui n’est qu’une question de temps, les Algériens s’apercevront qu’ils n’ont percé que le crépi du mur. Il restera à s’attaquer au béton armé que constituent leurs clivages profonds.
Il ne faut jamais éviter de les regarder droit dans les yeux et se poser la question centrale des mentalités et de la volonté de chacun de sortir du moyen-âge et, par exemple, de libérer la moitié de la population incarcérée dans des traditions moyenâgeuses, c’est à dire les femmes.