Mercredi 27 mars 2019
Une révolution ? Non, Sire, une révolte !
C’est, mot pour mot, la phrase historique de Louis XVI lorsqu’on le réveilla pour lui annoncer que le peuple s’était soulevé. Mais absolument en sens inverse de l’ordre de ses mots. C’est en 2019, en Algérie que ce titre aurait été adapté. Les raisons, juridiques comme historiques, en sont évidentes.
Que le lecteur, ravi du soulèvement en Algérie, me garde son attention jusqu’à la fin car après une analyse qui paraîtrait pessimiste au départ, il y a le témoignage de l’existence d’un extraordinaire souffle positif pour l’Algérie. Je l’ai perçu comme le monde entier l’avait noté. Il suffira d’y revenir pour lui redonner l’éclairage qu’il méritait avoir à sa dimension, non comme un élément factuel mais un profond lit d’espoir pour les décennies futures de l’Algérie.
Commençons par le début. Très jeune encore, comme l’ensemble de ma génération en Algérie, j’avais eu l’impression de vivre, l’oreille collée au transistor, une véritable révolution de la jeunesse à travers le monde puis surtout, les événements de mai 1968 dans la capitale française.
Arrivé à Paris, pour des études de droit et de sciences politiques, quelle fut grande ma stupéfaction d’entendre et de lire que ce n’était pas une révolution, au sens historique et juridique du terme, mais une émeute, un souffle fort de contestation, bruyant mais pas systémique.
Là il faut immédiatement faire un tri que je n’ai pu opérer qu’avec un peu plus de maturité, plusieurs années plus tard. Il faut avouer qu’il restait encore de la puissance des grands mandarins de la période antérieure, celle de De Gaulle, et ils auraient écorché leurs lèvres en acceptant de prononcer le mot de « révolution ». Un peu comme cette pudeur sémantique pour la guerre d’Algérie, très longtemps nommée « les événements ».
Mais cette maturité, en même temps, comme dirait un certain Président, me met face à des arguments solides qui sont incontestables. Dont l’un d’entre eux est central.
Pour qualifier un mouvement populaire de « révolution », il est admis que doit être constaté une profonde rupture dont les signes probants sont la mise à bas des institutions, le renvoi massif des dirigeants, voire leur condamnation, et la remise en cause de certains fondamentaux, institutionnels ou de valeurs sociales, y compris dans leurs manifestations quotidiennes les plus communes.
Si le dernier point fut incontestablement constaté, tout le reste ne fut pas ébranlé d’un millimètre et le Président De Gaulle revint au pouvoir, quelques mois après, avec une majorité absolue historique. Échec et mat pour ceux qui essayent d’argumenter du contraire.
Mais revenons au seul point précédent qui semblait correspondre à la définition de la révolution, celui des mœurs, du souffle de modernité de la société. Celui qui fut incontestablement la genèse d’une révolution véritable dans les esprits.
En Algérie, la rue n’a rien provoqué de révolutionnaire non plus, à moins que des événements postérieurs à mon écriture le démontrent, je l’espère. En attendant, il faut revenir sur l’événement et rechercher ce qu’il y a de révolutionnaire en lui, puisque j’ai promis au lecteur une note positive d’espoir. Elle éclate de son évidence, criant de sa présence.
Comme pour mai 68, c’est avec le temps seulement que la révolution apparaît lorsqu’on constate l’évolution et les ruptures, devenant incontestablement révolutionnaires au fil des décennies. C’est avec le recul que nous constatons le gouffre qui sépare les deux périodes, « avant et après 68 » dit-on, toujours rappelées lorsqu’il s’agit des mœurs sociales et, particulièrement, des libertés individuelles tout autant que leur manifestation en public.
Et cela, nous l’avons bien perçu dans l’extraordinaire jeunesse algérienne qui a su trouver une voie pacifique et intelligente à la manifestation de sa colère. Pour mieux débusquer cette révolution et la mettre en évidence, il me suffit de revisiter cette période ancienne que j’avais évoquée.
Dans le dernier épisode de manifestations de rue, en Algérie, les jeunes hurlaient également leur joie et étaient certainement aussi débordants d’enthousiasme. Mais il y avait une grande différence, notoire. Jamais ils n’auraient pensé que l’humour, la dérision et le second degré puissent être décents lorsqu’ils revendiquent des « choses sérieuses ».
Lorsqu’ils confectionnaient des banderoles, lorsqu’ils prenaient la parole et, même dans leur gestuelle ou leurs éléments de langage (comme on dit aujourd’hui), ils s’appliquaient à prendre le regard austère, la voix posée et la posture solennelle.
Il étaient à mille années lumière de laisser exploser autrement leur jeunesse, comme ils le faisaient d’ailleurs dès que le micro, la caméra ou le regard attentif de l’auditoire cessaient d’être en attention de leurs sentiments, de leurs gestes. C’était le naturel de la jeunesse qu’il manquait, cette force irrésistible sans laquelle les révolutions de la jeunesse ne se font pas.
Les jeunes manifestants des rues en 1988 pensaient que la voix portante, la rage affichée et la violence des mots suffisaient. On ne peut pas leur enlever cette force mais elle est loin d’être suffisante en face d’un pouvoir déterminé à utiliser des armes encore plus violentes.
La nouvelle génération, ce sont toujours les plus âgés comme moi, qui la trouvent inculte, superficielle et peu encline aux choses sérieuses du monde. Mais n’est-ce pas le rôle naturel des anciennes générations, comme du professeur que je suis, de trouver la jeunesse, superficielle, peu encline aux choses sérieuses et d’un niveau intellectuel qui les effondre ? Voilà où se trouve la véritable révolution algérienne, elle est comme « le soleil sous les pavés de la plage », comme disaient les manifestants de mai 1968. Cette révolution est dans cette extraordinaire ballerine, belle comme un ange, dansant la nouvelle Algérie dans les rues d’Alger.
Elle est explosive, curieuse, veut tout savoir et tout obtenir. Finalement, elle est comme nous l’étions au lycée et plus haut dans nos études. Elle n’a plus honte d’exhiber sa soif, son énergie, comme nous l’avions fait à cette âge, dans une Algérie qui fut la notre, une autre Algérie. Celle de l’intérieur de nos rêves et de nos groupes intimes car, à l’extérieur, le régime militaire était bougrement plus répressif.
« Non, Sir, ce n’est pas une révolution, c’est une révolte, mais emballez vos affaires et fuyez car elles sont de celles qui libèrent un violent souffle révolutionnaire dans les esprits, un jour ou l’autre ! ».
Pour le moment, je tais ma terrible déception qu’un général, encore et encore, sans que cela ne cesse dans ma vie, siffle la fin de la récréation parce qu’une menace gronde, pour lui.
Une menace qu’il a lui-même provoquée car l’article 102, puisqu’il est déclenchable par l’armée, pourquoi ne l’a-t-elle pas déclenché depuis 1962 ? La constitution, lorsqu’on la manipule, cela peut être dans tous les sens que l’on désire, ce ne sont que des mots. Car c’est depuis 1962 qu’il est inapte au pouvoir, ce régime politique.
Les rires, les danses et le second degré de la nouvelle jeunesse finiront par l’achever. Car les émeutes violentes, ils savent faire pour les réprimer, c’est dans leur ADN. L’humour, ils en sont ignorants et désarmés.
Un furtif pas de danse exécuté sous leur regard et leur barbe, ils ne perçoivent pas ce que c’est, cela leur est étrange et les paralyse. Continuez votre lutte pacifique, riez, moquez vous d’eux. Esclaffez-vous d’un fou rire lorsqu’ils vous proposeront une élection ou des hommes censés redresser le pays.
Ils en éclateront de votre arme atomique. Vous êtes nés avec ces monstres, vous avez enfin trouvé le moyen de les abattre.
Nous, on était dans un autre monde, ils ne nous avaient pas laissés une seule chance, nous avions été foudroyés dans notre jeunesse, pourtant avec rires, humour et postures provocantes pour les anciens.
Provoquez-moi mais explosez-les. Le vieux prof vous donne sa bénédiction et vous en supplie même. Chahutez, chantez, rigolez et faites une farandole joyeuse devant les centres d’élection, sans y entrer.
Bon sang, ce que vous êtes magnifiques et beaux. Comme nous l’étions, à votre âge, avant que les ténèbres nous enterrent vivants.