Introduction. Début 1954, s’ouvre l’ultime phase de la résistance vietnamienne contre la domination coloniale française en Indochine. Le 7 mai, après des affrontements restés gravés dans les mémoires, les troupes du Nord remportent une victoire écrasante à Diên Biên Phu.
Cette victoire marque la fin de la présence coloniale française en Indochine. Elle déclenche un nouveau conflit : la lutte contre l’occupation américaine au Sud, que les Vietnamiens désignent comme la « guerre américaine ». Elle devient aussi un symbole de résistance pour d’autres peuples colonisés, notamment au Maghreb.
Dans ses mémoires, Zheng Dayong, ambassadeur de Chine au Maroc de 1974 à 1980, rapporte une déclaration significative. En décembre 1963, lors d’une visite du vice-ministre chinois des Affaires étrangères Xu Enlai, le roi Hassan II affirme : « Sans la bataille de Diên Biên Phu, le Maroc n’aurait jamais obtenu son indépendance.»
Cette bataille a bouleversé l’ordre mondial. Le journaliste et historien franco-américain Ted Morgan y consacre plus de 20 ans de recherches. Dans Vallée de la Mort : La Tragédie de Dien Bien Phu qui a Entraîné l’Amérique dans la Guerre du Vietnam (Valley of Death: The Tragedy At Dien Bien Phu that Led America Into The Vietnam War), il reconstitue le désastre militaire français. Il y dévoile, documents classifiés à l’appui, que les États-Unis avaient proposé à la France deux bombes nucléaires tactiques pour sauver la situation. Morgan conclut que l’histoire de la Vallée de la mort n’est pas encore racontée.
En plus du travail de Morgan, l’historienne française Nelcya Delanoë publie en 2002 une étude importante intitulée Poussières d’empires. En 2003, elle coécrit une autre étude avec la chercheuse franco-marocaine d’origine vietnamienne Caroline Grillot, sous le titre Casablanca-Hanoï Une porte dérobée sur des histoires postcoloniales.
Les deux études s’accordent : Abdelkrim, acteur clé mais méconnu, aurait joué un rôle déterminant dans la désintégration de la Légion étrangère française au Vietnam, largement composée de soldats maghrébins.
Pour la première fois, une étude étrangère affirme que l’envoi d’un « général connu » du Maroc vers le Vietnam, chargé d’encadrer les soldats maghrébins déserteurs ralliés aux combattants vietnamiens, s’est fait avec l’accord conjoint d’Abdelkrim et du Parti communiste marocain.
Nelcya identifie là une faille stratégique dans l’armée française de l’époque, et affirme qu’Abdelkrim s’y est engouffré, à la demande de Hô Chi Minh.
En m’appuyant sur les travaux de Morgan, de Nelcya et Caroline, sur des archives de la presse égyptienne, des lettres privées d’Abdelkrim, des entretiens menés avec d’anciens combattants vietnamiens et avec des familles de soldats marocains présents à l’époque au Vietnam, ainsi que sur l’étude du professeur Abdallah Saaf, je m’efforcerai de retracer en détail la présence et le rôle d’Abdelkrim au Vietnam, tout en abordant d’autres figures clés. Je terminerai par une comparaison entre les deux batailles fondatrices, Anoual et Diên Biên Phu, à l’approche de la commémoration d’Anoual.
Abdelkrim et la guerre du Vietnam
À peine 4 jours après son arrivée au Caire, le 31 mai 1947, en provenance de son exil sur l’île de La Réunion, Abdelkrim reçoit un message personnel de Hô Chi Minh, président de la République démocratique du Vietnam. Datée du 5 juin 1947, cette lettre montre à quel point le dirigeant vietnamien attendait ce moment, comme s’il comptait sur Abdelkrim pour débloquer une situation.
Dans ce message, Hô Chi Minh félicite Abdelkrim pour sa libération. Il lui demande ensuite de mettre son influence morale au service de la cause vietnamienne. Il l’invite notamment à appeler les Nord-Africains à refuser de se faire enrôler pour combattre au Vietnam et à s’opposer à l’envoi de navires français vers l’Indochine.
’est ce que Hô Chi Minh appelle explicitement la « bénédiction » d’Abdelkrim.
Abdelkrim n’a pas tardé à répondre à l’appel de Hô Chi Minh. Il l’a fait par des messages répétés adressés aux soldats maghrébins enrôlés dans l’armée française, mais aussi aux dockers du port d’Oran, les appelant à refuser de participer à l’effort colonial. Il a également contribué à des actions de nature plus discrète, notamment sur le plan du renseignement.
Un ancien soldat marocain ayant combattu au Vietnam témoigne. Parti d’Oran vers la fin des années 1940 à bord d’un navire militaire, il débarque à Saïgon entre 1949 et 1951. Un soir, alors qu’il entre dans un café tenu par un Indien, il entend par hasard un message d’Abdelkrim diffusé sur les ondes de la station Sawt al-Arab (La Voix des Arabes). Abdelkrim y appelle clairement les soldats maghrébins à faire défection et à rejoindre l’armée de libération dirigée par Hô Chi Minh.
Ce message, diffusé en pleine guerre, n’a fait qu’amplifier les doutes chez de nombreux soldats, déjà tiraillés entre loyauté militaire et conscience anticoloniale.
Abdelkrim, avec les dirigeants du Parti du peuple algérien et en collaboration avec des proches du roi Farouk, a créé à Le Caire une salle d’opérations soutenue par des comités en Algérie, au Maroc et en Égypte. Ces comités étaient chargés de recueillir des informations sur le déplacement et le transport du matériel militaire ainsi que des soldats embarqués sur les navires français en partance d’Algérie vers l’Indochine.
Le port d’Oran constituait le centre névralgique de ces opérations. La salle d’opérations du Caire recevait régulièrement des rapports détaillés sur la composition des cargaisons et leur date de départ des ports algériens sous contrôle français.
Sous le règne du roi Farouk, les soldats égyptiens interceptaient systématiquement les navires militaires français en transit par le canal de Suez pour les fouiller. Ils proposaient aux soldats enrôlés de descendre si ceux-ci étaient recrutés de force. Plusieurs choisissaient alors de débarquer en Égypte pour rentrer chez eux ou s’y installer.
Pour affiner ses renseignements, Abdelkrim a recruté de nombreux observateurs civils d’origine algérienne, marocaine ou tunisienne, travaillant aux points de contrôle français, dont « Bouzar », avant qu’il ne quitte Le Caire pour le Maroc (Tétouan) en 1955.
La presse égyptienne, notamment Al-Ahram, a suivi de près ces opérations, publiant plusieurs articles sur ce travail de renseignement. Comme le souligne l’historienne française Nelcya Delanoë, Abdelkrim connaissait bien les faiblesses de la Légion étrangère en Indochine, tirant parti de son expérience douloureuse contre cette même force durant la guerre du Rif.
Dès le 10 août 1925, il lançait un appel « à la nation tunisienne et algérienne », les invitant à refuser le recrutement dans les rangs de la Légion étrangère française qui combattait alors au Rif. Il dénonçait que « 4/5 des armées massées à nos frontières sont issus de vos fils (…) Beaucoup de vos soldats et officiers ont déserté le camp français pour rejoindre le nôtre ».
Grâce à ses appels répétés, adressés à toutes les nationalités composant la Légion étrangère (dont 80 % étaient Maghrébins et Allemands), des désertions massives ont eu lieu autour de Taza, Taourirt, Taounate et Ain Aicha. Plusieurs soldats ont rejoint la résistance, encadrés par Abdelkrim lui-même. Ce phénomène a poussé le maréchal Pétain à lancer l’assaut contre Abdelkrim lors du débarquement à Al Hoceima et au siège du Rif.
Abdelkrim a repris cette expérience en l’adaptant habilement à la situation en Indochine. Dès le départ, il a dépêché un encadreur qualifié, à la fois syndicaliste, militaire, francophone et communiste : le général Maârouf.
Les deux chercheuses françaises écrivent dans leur ouvrage commun : « Le camarade Hô Chi Minh a demandé à Abdelkrim de choisir une personne d’Afrique du Nord capable de déstabiliser les forces de renseignement françaises en Extrême-Orient en incitant leurs troupes nord-africaines à la rébellion et à la désertion. C’est ainsi que Maârouf fut envoyé à Hanoï, promu non seulement général par Hô Chi Minh en personne, mais aussi commandant du corps des déserteurs, appelés « musulmans », notamment ses compatriotes marocains.
Dans le même ordre d’idées, le défunt colonel Tod a confié à Abdellah Saâf que, sur ordre d’Abdelkrim, il s’est rendu en Chine au milieu des années 1950 à la tête de 30 officiers formés dans diverses spécialités. Ils ont rencontré la direction vietnamienne à la frontière sino-vietnamienne, en présence du général Maârouf , qui leur a remis un message d’Abdelkrim. Saâf souligne que la relation entre Abdelkrim et Hô Chi Minh dépassait les simples politesses pour se transformer en une coopération réelle de renseignement entre Hô Chi Minh et les hommes d’Abdelkrim.
Un rapport des services secrets français, conservé aux archives militaires, précise : « Le mouvement Viet Minh [Hô Chi Minh] a identifié la présence de ressortissants de colonies au sein des forces en campagne. Il a alors lancé une intense campagne de propagande, ce qui a conduit à la formation d’un “détachement de recrues nord-africaines”.
Ainsi, l’émissaire envoyé par Abdelkrim, émir de la “République du Rif” exilé en Égypte, a pu établir de véritables villages pour les prisonniers arabes et leur offrir une vie proche de celle de leur pays. »
L’historienne Nelcya Delanoë ajoute : « Ce qui importe ici, c’est que Maârouf lançait des appels et des tracts au nom d’Abdelkrim, du type : “Abdelkrim est avec nous, Abdelkrim aime le Vietnam”, car son nom était associé à l’image du combattant qui, s’il ne vainc pas l’ennemi, le combat au moins, se courbe sans jamais se rompre, devenant ainsi un modèle, une garantie et un espoir pour les hommes en difficulté. »
Pour confirmer qu’Abdelkrim était bien informé des évolutions du terrain et que ses appels contribuaient à affaiblir la Légion française au Vietnam, son deuxième appel aux soldats déclarait : « Je suis convaincu que mon nouveau message recevra le même accueil que le précédent auprès de vos frères au Vietnam, et que vous formerez des cortèges et des unités pour rejoindre les braves et contribuer avec eux à l’éradication du colonialisme et de l’esclavage. »
On voit clairement que Hô Chi Minh a appris d’Abdelkrim non seulement la guerre de guérilla, mais aussi l’art de défaire les armées impériales de l’intérieur.
Vallée de la mort, la tragédie de Diên Biên Phu
En 2010, l’historien et journaliste franco-américain Ted Morgan publie Vallée de la Mort : La Tragédie de Dien Bien Phu qui a Entraîné l’Amérique dans la Guerre du Vietnam. Il s’appuie sur des rapports exclusifs pour offrir la version la plus complète et dramatique de ce conflit, vu de l’Occident et de la France.
Morgan retrace la bataille décisive qui met fin à la domination française en Indochine et ouvre la voie à la guerre américaine au Sud.
Diên Biên Phu était une vallée isolée, située à la frontière du Laos, le long d’une simple route commerciale rurale. Pourtant, ce lieu deviendra le théâtre où une grande puissance européenne sera vaincue par une armée rebelle sous-estimée, perdant ainsi le contrôle total de l’Indochine.
La Vallée de la mort raconte cette bataille méconnue qui, en six semaines, a changé le cours de l’Histoire, selon l’historien américain Stanley dans son livre Vietnam : Une histoire (Vietnam: A History- 1983)
La stratégie française consistant à construire une base avancée à Diên Biên Phu pour attirer et anéantir les forces vietnamiennes se retourne contre elle. Les troupes françaises sont encerclées dans les collines, soumises à une guerre de guérilla, puis écrasées les 7 et 8 mai 1954.
En plus de son travail sur les archives et les rapports exclusifs, Morgan a recueilli les témoignages de nombreux officiers et soldats français ayant participé à la bataille. Il révèle les efforts intenses des États-Unis pour soutenir la France, malgré le mépris d’Eisenhower envers ces efforts, et son inquiétude exprimée : « aucune victoire militaire n’est possible dans ce type de conflit ».
John Foster Dulles, alors secrétaire d’État américain, proposa à son homologue français Georges Bidault d’utiliser deux bombes nucléaires tactiques contre les rebelles, selon Morgan (pages 474-485). La France refusa pour deux raisons : son désespoir face à un peuple résolu à se libérer, et l’horreur encore vive d’Hiroshima, visible aux yeux du monde.
Morgan fut le premier à révéler ce secret longtemps gardé. Il obtint en exclusivité le rapport de cette réunion entre les deux ministres, grâce à son statut de vétéran et fils d’un diplomate français prestigieux, mort en 1943 lors d’un crash d’avion en Allemagne, combattant le nazisme avec les Forces françaises libres.
Morgan brosse dans le premier chapitre du livre des portraits marquants de tous les acteurs clés :
Henri Navarre, commandant des forces françaises en Indochine, professionnel mais incapable de faire face à un ennemi enraciné dans les rizières et les tunnels.
Le général Christian de La Croix de Castries, chef du bataillon de Diên Biên Phu, qui capitula le 8 mai 1954 à 17 heures, capturé menotté et conduit à la prison de Hanoï. Selon son épouse vietnamienne, Camélia, il faisait partie des généraux menottés.
Le général Giáp, maître de la guerre de guérilla, dirigeant la bataille depuis une petite salle d’opérations creusée dans une montagne à 25 km du champ de bataille.
Lors de ma visite de cette salle et du musée Giáp à proximité, j’ai compris la rigueur de l’esprit vietnamien, qui ne laisse rien au hasard.
Trois centres de commandement entouraient la zone, chacun équipé d’un réseau téléphonique : un relié au commandement supérieur dirigé par Hô Chi Minh depuis le nord de Hanoï, un autre relié au front, et un troisième en réserve.
Les Vietnamiens déployèrent ce réseau sur tous les fronts, comme l’avait fait Abdelkrim durant la guerre du Rif.
Morgan décrit dans le cinquième chapitre l’humiliation et la désintégration des soldats du corps expéditionnaire, avec plus de 15 000 morts, blessés ou prisonniers. Il attribue cette débâcle à une élite militaire française déconnectée, qui a mené des milliers de soldats hétérogènes dans une guerre perdue d’avance. Ce phénomène de désintégration interne, notamment chez les soldats maghrébins, est analysé en détail dans le livre Poussières d’empires, qui souligne aussi le rôle crucial d’Abdelkrim dans ce processus. Morgan est décédé il y a deux ans, en 2023. J’ai tenté de le contacter avant mon voyage au Vietnam, mais sa santé était très fragile, selon sa fille. Cependant, j’ai suivi ses traces à Diên Biên Phu en rencontrant d’anciens combattants. Morgan concluait que le récit vietnamien avait réussi à s’imposer comme la seule version crédible, creusant ainsi davantage la blessure française.
Poussières d’empires
En 2002, la chercheuse et historienne française Nelcya Delanoë publie Poussières d’empires. Le titre rappelle une œuvre du Marocain Abdelkader Chaoui, L’expérience du rêve et de poussière. Nelcya arrive à la même conclusion : il ne reste que des poussières d’un empire dont le soleil ne se couchait jamais, de Montréal à la Nouvelle-Calédonie. Elle étudie en détail le séisme qui a frappé le corps expéditionnaire français au Vietnam. Son travail s’appuie sur un terrain qu’elle a exploré à plusieurs reprises, visitant le Vietnam et le Maroc. Au Maroc, elle a rencontré d’anciens combattants vietnamiens et leurs familles, rapatriés en 1972. Elle a également consulté les archives diplomatiques françaises au Vietnam et les archives militaires à Paris.
Nelcya a cherché à retracer le parcours des soldats marocains déserteurs ainsi que celui de leurs familles, collectant auprès d’eux des informations cruciales. Une partie de ces témoignages, notamment sur Abdelkrim, a déjà été évoquée.
L’auteure offre une nouvelle lecture du séisme qui a frappé le corps expéditionnaire français au Vietnam. Elle met en lumière des acteurs majeurs, longtemps oubliés, soit par négligence, soit par choix de certains historiens. Ces derniers se sont traditionnellement concentrés sur un seul acteur : la résistance vietnamienne. Bien sûr, cette résistance reste le facteur principal et décisif, mais sans la fracture interne des forces militaires françaises, le conflit aurait sans doute duré beaucoup plus longtemps. C’est là que réside l’importance du rôle d’Abdelkrim, selon Nelcya.
L’auteure s’interroge : « Lorsque ces soldats déserteurs, majoritairement non Français, ont quitté l’infanterie française pour rejoindre le camp du Viet Minh, était-ce par solidarité entre peuples colonisés ? Par sympathie idéologique ? Par refus de servir une cause qui n’était pas la leur ? Ou par trahison ? » Elle répond : probablement tout cela, sauf la trahison.
De quelle trahison parlez-vous alors que ces hommes étaient considérés comme des mercenaires par leurs employeurs
L’auteure révèle aussi les conditions humaines, les souffrances psychologiques vécues par ces soldats après la guerre au milieu des années 1950. Ils ont été hébergés là-bas pendant près de 20 ans. Le Maroc a d’abord refusé de les accueillir pour des raisons politiques et sécuritaires, principalement parce qu’ils étaient condamnés à mort par contumace par la justice militaire française. Leur amnistie n’a été accordée par le parlement français qu’en 1967, selon une déclaration de l’ambassadeur de France en Chine en 1968. Ils se sont mariés avec des Vietnamiens et ont eu des enfants. Ils ont vécu les bombardements américains du Nord-Vietnam libéré pendant la guerre américaine. Lors de leur transfert du Vietnam vers le Maroc via la Chine, dans une opération risquée menée par le général Laanigri en 1972, on ne leur a pas permis d’emporter quoi que ce soit symbolisant la résistance vietnamienne ou ses emblèmes. Même leurs enfants ne pouvaient pas garder leurs souvenirs ou leurs livres scolaires. Ils ont été fouillés minutieusement, un par un, avant d’embarquer en Chine, car le Maroc n’avait alors pas de relations diplomatiques avec le Vietnam, en plus du contexte de la guerre américaine au Sud-Vietnam.
L’auteure a rassemblé de nombreux témoignages sur ces soldats, dont un cri retentissant à travers les haut-parleurs de la forteresse : « Abdelkrim, pour toujours ». Pourtant, quand son nom est évoqué, certains avouent tout ignorer à son sujet, doutent même qu’il fût encore vivant à l’époque. Ils restent stupéfaits en découvrant qu’il a collaboré avec Hô Chi Minh, contribuant à la naissance d’un régime dont ils ont tiré profit, avec le général Maârouf jouant un rôle clé.
D’autres ont vécu et sont morts au Vietnam. Tous ont laissé des orphelins derrière eux. Même ceux qui sont revenus vivants ont été reniés par la France, notamment par le refus de leur accorder une indemnisation.
Le général Maârouf, fin d’un homme courageux
Mohamed Ben Omar Lahrach, connu parmi les soldats marocains au Vietnam sous le nom de « Général Maârouf », rejoint la base vietnamienne au début des années 1950, après être passé par la France, la Pologne, l’Union soviétique et la Chine, avant d’entrer au Vietnam par le Nord. Maârouf s’est distingué dans l’encadrement et le soutien des soldats enrôlés de force dans la Légion française au Vietnam, pour la plupart de très jeunes recrues, inexpérimentées au combat, et encore moins face à des guérilleros. Leur passage chez les rebelles, répondant à l’appel d’Abdelkrim, a suffi à ce que leur retour soit refusé après la fin de la guerre d’Indochine en 1954. Hô Chi Minh a contacté Mohamed V en 1960 pour réclamer le retour de ses compatriotes, mais ce dernier est resté sans réponse.
Hassan II, lui, loue la bataille de Diên Biên Phu comme un acte de libération nationale, comme indiqué dans l’introduction, mais refuse en même temps le retour de ceux qui y ont participé, dont leur leader, le général Maârouf.
Après qu’il fut devenu impossible pour lui de rester au Vietnam à cause des conflits entre staliniens et maoïstes, il fut expulsé vers la Bulgarie selon les chercheuses. De là, il rejoignit le Maroc en 1962, grâce à des arrangements impliquant le Parti communiste français et marocain. Son retour dans un Maroc « indépendant » ne fut pas bien accueilli, dans un contexte de tensions politiques et de procès, ce qui le poussa à partir en Algérie. En Algérie, il fut aussi rejeté par certains opposants marocains, tels que Basri, Jebli, et d’autres, probablement en raison de son expérience de retour du front vietnamien, et aussi de divergences politiques avec eux. Selon un témoignage, Maârouf considérait ces opposants comme manquant d’expérience militaire, organisationnelle et politique nécessaire pour atteindre leurs objectifs.
Après son exclusion, il vécut dans la marginalisation, parfois errant dans les rues d’Alger. En 1972, il fut diagnostiqué d’un cancer du larynx. Sa femme, résidant alors en France, coopéra avec Houcine Sghir pour organiser son transfert vers un hôpital parisien. La maladie fut rapide, il mourut et fut enterré à Paris, en présence de son épouse Camélia, Houcine Sghir, et trois autres personnes. Aucun des membres du groupe d’opposants ne fut présent, ni ne mentionna son nom ou son rôle au Vietnam dans leurs mémoires.
On espère qu’Abdelkrim l’a rappelé dans ses mémoires. Sa femme est probablement décédée, mais son fils et sa fille vivent et travaillent en France. J’ai entendu qu’il avait un frère vivant au Maroc. J’ai essayé de le retrouver sans succès jusqu’à présent. Sa femme Camélia, d’origine vietnamienne, raconte : « Mohamed (Maârouf), ‘son mari’, est venu me voir avec un harnais qui appartenait peut-être à De Castries. Je l’ai ensuite offert au cinéaste soviétique Roman Karmen. » Ali Yata, chef du Parti communiste marocain, ajoute également : « Lors de la répartition des objets précieux du général De Castries, le général Maârouf avait pris un crayon qu’il m’a offert à son retour au Maroc, et je le conserve toujours », selon Saâf.
Témoignages d’anciens combattants
Le soldat à la retraite, l’oncle “Pham”, m’a accueilli chez lui à Diên Biên Phu, Vietnam, été 2023. À 93 ans, il se souvient bien des détails de la dernière bataille contre le « monstre français ». Il raconte qu’ils ont passé environ un mois et demi à creuser un tunnel partant d’une vallée jusqu’au pied de la colline A1, où se trouvait la partie la plus importante du camp français. 40 de ses compagnons sont morts à cause des travaux et des suffocations pendant le creusement. Quand ils ont fini le tunnel, il a transporté seul 950 kg d’explosifs à l’intérieur. Je lui ai demandé comment il avait porté cette charge. Il a répondu : « Sur mon dos, seul, pour éviter des pertes si ça explosait. »
Trois de ses camarades se sont chargés de faire exploser le tunnel, ils sont morts dans cette opération-suicide. C’était à 20h le 7 mai 1954. J’ai vu les noms des trois morts gravés sur une plaque de cuivre à côté du lieu de l’explosion, en haut de la colline A1. Le sol a littéralement brûlé sous les pieds des occupants, qui fuyaient dans toutes les directions, ajoute l’oncle Pham.
L’opération s’est terminée par un combat au corps à corps durant la nuit. Le lendemain à 17h, leur chef, le général De Castries, fut capturé, avec des milliers de morts, blessés et prisonniers.
Pham décrit De Castries comme un général maladroit, sans l’éthique d’un soldat. Il aurait tenté de nommer les sommets autour de la colline d’après ses maîtresses françaises, pour humilier le peuple vietnamien. Mais il est tombé face à des combattants acharnés, soutenus par de petites poignées de riz distribuées quotidiennement par des femmes vietnamiennes modestes, ainsi que par des combattants étrangers. La quantité de riz distribuée était estimée à plusieurs dizaines de milliers de tonnes chaque jour sur tous les fronts.
La fille du riz, sœur d’Anoual
La bataille de Diên Biên Phu ressemble à Anoual, voire en est la sœur de lait. Ho Chi Minh a demandé dès le début la bénédiction de Moulay Mohand, tandis que le sang des combattants marocains (et d’autres), mêlé à celui des Vietnamiens, a coulé sur les mêmes champs de bataille.
Les deux batailles partagent de nombreux détails, notamment l’usage d’une tactique presque identique : piéger l’ennemi dans une tenaille. Dans les deux cas, l’attaque n’a pas été précipitée. À Anoual comme à Diên Biên Phu, la préparation a été minutieuse. Un vétéran vietnamien m’a confié : « En tant que jeunes combattants enthousiastes, nous aurions voulu attaquer en février 1954. Mais l’oncle Giap a insisté pour encercler la colline, creuser des tranchées et former des groupes-suicide, car l’ennemi était féroce et bien armé. L’attaque a été reportée d’environ trois mois. » À Anoual aussi, le camp a été bien encerclé, les tranchées creusées, les ravitaillements coupés, et des formations solides prêtes pour l’assaut au « zéro heure ». Les deux batailles ont fait des milliers de morts et de prisonniers (15 à 16 000), avec une guerre éclair menée dans les deux cas.
La seule différence notable : à Diên Biên Phu, le général De Castries, commandant français, fut capturé vivant après avoir tenté de rabaisser les Vietnamiens en donnant aux collines autour du camp les noms de ses maîtresses françaises. À Anoual, le commandant Sylvestre, malgré ses ordres d’amener les Rifains « à moins de cinq balles par personne », disparut sans laisser de trace.
Autre différence : la bataille d’Anoual eut lieu à l’aube, celle de Diên Biên Phu au coucher du soleil. Abdelkrim répétait : « Combattez le colonialisme à l’aube et enterrez-le au coucher. » Un adieu en accord avec les rites islamiques, et la réalisation d’un rêve qu’il avait déjà lors de la guerre du Rif, appelant tous les peuples libres à se lever contre l’ennemi, car « La victoire du colonialisme, même aux confins de la terre, est une défaite pour nous, et la victoire de la liberté en tout lieu est une victoire pour nous. »
Conclusion
Ces données ne sont bien sûr pas définitives. Elles nous poussent à approfondir la recherche au service de la vérité historique. Les archives françaises, diplomatiques et militaires, restent hors de notre portée.
Je suis convaincu que les services de renseignement et les institutions de sécurité françaises ont suivi et documenté en détail chaque aspect, réunissant preuves, correspondances et faits.
Jamal El Kattabi
Amsterdam, 21 juillet 2025
Merci pour cet article.
Merci au journal pour sa publication.
Je ne suis pas historien donc mon jugement est subjectif.
Même si ça aide à mieux connaître notre histoire car pour moi c’est l histoire de Thamazgha
Merco pour cet article.
Message-Question pour Monsieur Jamal El Kattabi:
Que représente la carte géographique, quelles région(s) elle date de quand ? visible derrière l’Honorable Abdelkrim personnage historique marocain ?
Mes salutations.