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dimanche 10 août 2025
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« Vie à vie, Feraoun & Giono », essai de Lucrèce Luciani

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Lucrèce Luciani, qui vit entre Kabylie et France, a publié plusieurs essais, certains au Cerf, d’autres à La Bibliothèque, et deux aux éditions Frantz Fanon, Tizi-Ouzou (Bibliobled ou Vous êtes un livre, 2018, repris par Marsa en 2023, et Les Yeux d’Alger, 2021). Parmi les sujets qu’on peut repérer d’après les titres de sa bibliographie, il y a des études concernant le christianisme (« de saint Paul à Lacan »), la psychanalyse (Lettre à Lacan, collectif), les livres, l’Algérie (Kabylie particulièrement). 

Le superbe incipit de cet ouvrage sur Mouloud Feraoun et Jean Giono mérite citation intégrale : « Je suis arrivée en Kabylie avec mes yeux. Tous mes yeux. La paire qu’on voit dans le visage, la mienne est bleue, accordée ou pas au ciel kabyle souvent pluvieux, parfois neigeux. Et puis l’œil dans chaque main, ouvert dans le cœur, échappé des bras qui s’écartent soudainement de joie. / Une girandole de z-yeux. / Dans ce pays feuillu, feuilleté je n’ai vu que ses livres. Même les gens sont des livres où chacune et chacun vous ouvre ses pages, il suffit de le vouloir. »

Mais je m’éloigne pour rendre compte, d’abord, d’un chapitre qui insiste sur un lien important entre Mouloud Feraoun et Jean Giono, celui qu’ils ont eu avec Edmond Charlot, le libraire éditeur d’Alger (pp. 107-114), qui a publié Giono et aurait pu publier Feraoun si Amrouche n’avait pas bloqué cela, hélas. (Mais Charlot prit ensuite les exemplaires invendus du Fils du pauvre et les diffusa).

Lien avec un homme et avec son lieu, cette librairie mythique des Vraies Richesses (nom emprunté à un titre de Giono, en hommage). La colonne vertébrale est cela, un univers d’écriture, hanté par des figures remarquables (dont Camus, Sénac, Audisio, les Amrouche, Saint-Exupéry, Roy, Roblès, Clot…). Mais la colonne vertébrale, c’est aussi le « dénominateur commun » qu’est pour eux la Méditerranée, inséparable de leur écriture. Il n’y a qu’une affirmation avec laquelle je ne suis pas d’accord, dans ce chapitre, celle où il est écrit que « mieux que Camus pourtant l’inventeur de la formule, Giono et Feraoun incarnent le « tragique solaire » de la Méditerranée ». Non, Camus est loin de n’être que « l’inventeur de la formule », car hanté par ce tragique, il l’est profondément, au point d’en souffrir cruellement.

Quant à l’absence des Algériens dans ses romans cela a été amplement commenté. Pourrait-on dire que les Pieds-Noirs y soient ? Pas vraiment plus, sauf dans son livre posthume, avec sa famille. Les personnages de ses récits sont des abstractions. De même la manière de nommer ou ne pas nommer « l’Arabe » de L’Étranger : lui-même l’a expliqué, et l’essayiste spécialiste de Camus, Alice Kaplan le rappelle dans son essai En quête de « L ‘Étranger » (Camus a utilisé la même méthode que James M. Cain, dans Le Facteur sonne toujours deux fois, où « le Grec » n’est pas nommé, ce qui accentue l’invisibilisation produite par le racisme). Ce qui fait dire à Ali Chibani (chronique sur L’Étranger dans Cultures Sud n°14, 2010) que ce livre « ouvre la voie à une autre métaphorique littéraire farouchement anticoloniale ». Mais passons, l’essentiel est la vérité de Feraoun et Giono, si bien approchée dans cet essai.

En 4e de couverture, une citation d’Emmanuel Roblès (ami proche de Feraoun, qui lui suggéra d’écrire son Journal). Il y fait déjà le lien avec Giono, à partir de l’univers qui nourrit l’œuvre de chacun, Kabylie pour l’un, Provence pour l’autre, mais « pour atteindre l’universel ». 

Le premier chapitre chante la Kabylie (la Haute Kabylie précisément), de manière concrète, par le vécu, le parcours de lieux vus, contemplés : champs, oliviers, fleurs, et bien sûr les êtres. Regarder avec avidité la beauté de la montagne, le mont du Djurdjura, marcher en parcourant « mille chemins qui se croisent et qui se recroisent et qui m’accueillent dans leurs bras ici et là », et passer prendre ou rendre des livres en bibliothèque. Mais pour elle tout est livre, même les regards. Les livres…

Émouvante confidence de Malika, une voisine, qui lit « pour ne pas oublier » : « Pour ne pas oublier souffle-t-elle que j’ai appris le français à l’école avec mes petites camarades françaises et juives ».

Émotion, aussi, que celle que provoque la lecture de l’histoire du mari de Malika, torturé de souffrance, « Hébété de douleur d’avoir perdu son fils aîné, tué par les islamistes ». Deux témoignages et c’est tout un pan de l’histoire algérienne qui surgit du passé : la fraternité, la complexité, et les douleurs terribles. Pages en déclaration d’amour par celle qui écrit sur une région « qui est venue à [elle] » et dont elle peut dire « J’y suis à jamais moins seule ». Cette dernière phrase invite à la réflexion, importance que cet accord avec un lieu, l’ancrage dans une terre étant présence en soi. 

Autre chapitre, la naissance de ce livre, genèse d’une idée. Rapprochement entre les deux écrivains qui lui paraissait si évident qu’elle pensait qu’il était une « « vérité  » énoncée et admise dans le ciel littéraire ». Mais seul Emmanuel Roblès y avait pensé (reliant Lorca et l’Andalousie, Feraoun et la Kabylie, Giono et la Provence). Mais elle constate qu’il n’y a pas que l’importance de leur lieu régional qui les rapproche, il y a d’autres proximités étonnantes.

Ainsi leur rapport matériel à l’écriture, comme ce choix d’une encre foncée (« bleu nuit » pour Feraoun, « très noire » pour Giono), et l’absence de rature, l’écriture d’un jet, mûrie intérieurement. Et aussi la pratique des notes, dans les « Cahiers » de Feraoun, les « carnets » de Giono. À cela s’ajoute le lien entre la terre arpentée par l’un comme l’autre, ou leur regard porté sur les oliviers, et les mots qui en naissent. 

« Itus et Reditus », riche idée que glisser entre des chapitres, trois fois, des pages de citations faisant alterner des phrases ou paragraphes des deux auteurs, révélatrices des thématiques qui se rejoignent. Ce peut être l’évocation des oliviers, la force du « vivre », la joie, le regard vers le mont (Feraoun) ou les collines (Giono), les livres, la fontaine, la ville décrite (Alger, Marseille). Les êtres… « Boussad N’amer en train de confectionner un panier avec des brins d’olivier sauvage » (Feraoun), ou « une petite silhouette noire, debout » […] « un berger » (Giono). Et d’autres, ceux de la campagne. Et encore les arbres, les fleurs… Puis les valeurs semblables, les joies simples, l’importance de la terre : « Notre terre » (Giono), « Les choses de la terre » (Feraoun), les animaux. Mais aussi la mort, les naissances : « on fait des gosses sans y penser » (Feraoun), « On les fait comme on est et ce qu’on est on ne le sait pas » (Giono)…

Photolalie… Biographies croisées des deux auteurs qui ne se sont ni lus ni rencontrés, sous la photographie de l’un puis de l’autre. Mais leurs vies se rencontrent. La guerre, pas la même et pas la même fin, la pauvreté, l’origine liée à la terre, deux pères qui marquent, figures fortes, l’amitié (Emmanuel Roblès, pour Feraoun, Lucien Jacques pour Giono).

L’aversion pour la ville, eux qui préfèrent leur terroir : « Marseille est un exil plus insupportable que les rochers de Guernesey » (Giono), « Alger que je n’ai jamais portée dans mon cœur » (Feraoun). Les crises morales. Feraoun : « Parfois je me mets à souhaiter […] devenir fou ». Giono : « Je traverse une crise morale très pénible ». Giono dit avoir « inventé un pays » (pour en fait le révéler à lui-même), et Feraoun, qui a traduit et publié le grand Si Mohand, cherche à « traduire l’âme kabyle ».

Je ne dirais pas, cependant, que Feraoun veuille « passer par-dessus la fameuse description camusienne de Misère de la Kabylie ». Car écrivant à Camus il loue cette enquête et l’attitude de Camus alors, en Kabylie. Mais son propos est différent, et Camus, lui, ne cherchait pas à faire un portrait culturel (même si ses articles montrent aussi la beauté des êtres), son but était de dénoncer la misère et les injustices, dans un travail journalistique, alors que Feraoun, en écrivain, cherchait à révéler l’essence d’une identité. 

Journal… Les deux en tiennent un. Avec la même exigence du témoin, et les mêmes hésitations, le même désir de paix quand la guerre est leur horizon. Humanistes, pacifistes, refusant toute violence. Les citations de leurs journaux confirment leur lucidité assez désespérée, l’absence d’illusions sur les motivations de certains « patriotes » capables de crimes.

Conclusion ?  Non. « Pas de conclusion » est-il noté en titre. Mais « Pas » est en italique, car son sens est double, explique le texte qui suit, négation et « pas » vers, comme on avance encore, par « un pas d’ouverture ». Donc « Il ne saurait y avoir de conclusion ».  

J’ai aimé et cité l’incipit. J’aime aussi l’excipit, et le cite : « Et si ce récit était un oiseau, Feraoun et Giono en seraient les ailes et Charlot son petit corps palpitant, son velours palpé et le bec à trouer le ciel. // Et juste en dessous la tharoumit dans ses oliviers ». Ce qui signifie la Française, elle, sous l’aura de ses auteurs admirés. 

Espérons que son bel essai ouvre vers le commencement d’une « « vérité  » énoncée et admise dans le ciel littéraire », le rapprochement entre Feraoun et Giono aidant la compréhension de ces deux grands auteurs. 

Marie-Claude San Juan

Vie à vie, Feraoun & Giono, essai de Lucrèce Luciani, Éditions Petra (coll. Méandre), 2024.

LIENS :

Vie à vie, Feraoun & Giono, page éditeur, Petra (site inaccessible certains jours) : 

https://www.editionspetra.fr/livres/vie-vie-feraoun-giono

Vie à vie, Feraoun & Giono, page librairie : 

https://www.laprocure.com/product/1632760/luciani-lucrece-vie-a-vie-feraoun-et-giono

Lucrèce Luciani, présentation :

https://www.livre-provencealpescotedazur.fr/ressources/annuaire/personnes/luciani-lucrece-3702

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