23 novembre 2024
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Yaha Abdelhafidh : un chêne debout

Yaha Abdelhafidh ou Si Lhafidh pour tous ceux qui l’avaient cotoyé ou approché, n’était pas homme à savourer le crépuscule. Il a continué malgré l’âge à courir les routes, les rassemblements, les rencontres de toutes sortes pour porter la parole. Celle d’un homme qui aura traversé deux maquis, un quart de siècle d’exil et affronté plusieurs crises politiques.

Réfractaire aux vanités du pouvoir, insensible à l’attrait de l’argent et l’indignation toujours en bandoulière, cet homme bon et juste avait néanmoins la colère en héritage lointain.

Comme à ses 20 ans, mais avec les artères en moins, l’ancien officier de l’ALN et membre fondateur du FFS a poursuivi, ces dernières années, un seul objectif: finir ses mémoires et transmettre à la jeune génération son témoignage. C’était son carburant quotidien. Sa matrice existentielle. Il y est arrivé magistralement.

Cette existence mouvementée a commencé très loin dans le siècle dernier. Né le 26 janvier 1933 à Takhlijt Ath Atsou, un village lové au pied de l’apic d’Azrou n’Thour qui s’élance avec majesté dans le ciel, Si Lhafidh a cultivé un lien quasi filial avec la montagne et les villages. Toute cette galaxie lui manquera beaucoup pendant son exil politique. Si Lhafidh aimait à rappeler que c’est dans son village que les combattants de l’illustre Fadhma N’Soumeur avaient mené leur dernier combat. L’icône de la bataille d’Icharidène y sera arrêtée par une journée sanglante de juillet 1857 par le général Youssouf. Takhlijt Ath Atsou, mais aussi tous les villages proches payeront très cher leur résistance au colonialisme français. «Beaucoup de familles s’étaient réfugiées dans la montagne pour se prémunir de la vengeance des soldats français ».

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Nourri de la misère du peuple et de la colère de plus d’un siècle de colonisation, le jeune Hafidh a pris tôt conscience de l’injuste situation dans laquelle vivaient ses semblables. C’est par le scoutisme que Yaha Abdelhafidh a commencé l’action politique. D’abord au niveau local, dans une section du Parti du peuple algérien/Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (PPA/MTLD), avec d’autres enfants de sa génération. Ses premiers faits d’armes ? Le caïd, qui représentait la colonisation, qu’il a à maintes reprises provoqué alors qu’il n’était qu’un adolescent.

« Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, l’approvisionnement en denrées alimentaires était devenu rarissime en Kabylie. La misère était grande. Pendant que l’Europe se relevait de cette terrible guerre, la famine et les maladies gagnaient les foyers algériens, l’essentiel de la production locale prenait les bateaux à destination de la France. A nous, les herbes sauvages et aux «métropolitains» le blé des vertes plaines algériennes », raconte-t-il dans le premier tome de ses mémoires.

Au mitan du XXe siècle, la montagne ne nourrissait pas ses enfants, alors avec son père Bachir, il rejoint le lumpen proletariat algérien en France pour travailler. Il passera quelque temps à Charleville-Mézières (est de la France) d’abord, ville du célèbre poète Arthur Rimbaud. C’est là, au milieu d’une émigration travailleuse et surtout nationaliste qu’il débute son combat militant au sein du PPA/MTLD. Il y est resté jusqu’au lendemain du congrès d’Hornu (Belgique) du MTLD.

Il a ensuite rejoint Paris, mais pas pour longtemps, car en cet été 1954, les choses commencent à bouger au pays. Une vague nationaliste souterraine commençait à se former sans bruit. « Des rumeurs circulaient entre certains militants. Des rumeurs qui disaient que quelque chose se préparait au pays. Des militants évoquaient un certain CRUA (Comité révolution d’unité et d’action), une organisation menée par des durs qui voulaient déclencher l’insurrection armée. Nous n’en savions pas plus, sauf que comme nombre de militants, j’étais pour l’action armée. L’activité politique au sein du parti ne me disait plus rien, elle avait montré ses limites », m’a-t-il confié.

Yaha Abdelhafidh n’était pas homme à écouter l’herbe pousser. Il était un homme d’engagement. Vivre pour lui c’était lutter pour l’indépendance et les innombrables injustices. C’était sa nature et le grand âge n’y avait rien changé. L’épisode du printemps noir en est la preuve. Les jeunes manifestants de ces sanglantes années de 2001/2002 se rappelleront longtemps de lui, assistant à leur réunion qui durait toute une nuit, les écoutant, voire donnant de la voix quand on le sollicitait.

A la veille de novembre, constatant l’impasse dans laquelle étaient plongé les cellules militantes de l’émigration, il a quitté alors la France pour l’Algérie. Débute pour lui et pour toute une génération d’hommes et femmes l’une des plus féroces lutte pour l’indépendance. Chez lui dans les contreforts du Djurdjura, Si Lhafidh établit vite le contact. Les militants les plus décidés étaient connus. L’un d’eux, le plus emblématique, celui qui marquera à jamais la mémoire de si Lhafidh, était leur chef. C’est Chikh Amar, un militant qui a pris le maquis depuis 1948 avec un groupe de durs de la Kabylie : Krim Belkacem, Ouamrane, etc.

« Trop de sang et de larmes avaient arrosé les montagnes et les plaines de notre pays pour qu’elles ne s’ébrouent pas un jour contre le colonialisme. Ce jour prévisible avait fini par arriver. Le 1er Novembre 1954, les boussoles du colonialisme s’affolèrent. Les certitudes centenaires d’un ordre injuste, brutal et raciste vacillèrent sur leurs fondements et le peuple algérien redressa l’échine courbée sous plus de 100 ans d’injustice et de mépris.

Le colonialisme nous avait tout enlevé. Les terres et leurs richesses étaient distribuées à sa clientèle, le gros colonat. La liberté ? Hé bien, c’était simple, nous n’avions aucune liberté. Devant toutes les privations imposées par le système colonial, nous n’avions en réalité plus rien à perdre, hormis nos vies bien sûr, que les hommes de novembre avaient décidé d’offrir à la révolution algérienne. Ce fut l’ultime liberté que beaucoup d’hommes et de femmes n’avaient pas hésité à prendre pour s’affranchir dans la dignité.», raconte l’ancien maquisard.

Le Front de libération nationale avait allumé la mèche révolutionnaire dans la nuit du 31 octobre. A Aïn El Hammam, il n’y avait pas eu d’action. « Par manque de coordination avec les responsables, mais je sais que des militants sont envoyés ailleurs, dans la future wilaya IV par exemple, pour lancer la lutte armée», explique Si Lhafidh. Mais ce n’était que partie remise.

Si Lhafidh n’avait pas en fait rejoint seul l’insurrection armée, mais c’était toute la famille Yaha qui l’avait été. Le père Bachir, les trois fils donc : Larbi, Amrane, Lhafidh ainsi que les femmes. Ils étaient onze en tout. Alors que Si Lhafidh parcourt la région, le pater, lui, tient le refuge avec la famille à Takhlijt Ath Atsou. C’était le premier connu de toute la région.

C’était cela Si Lhafidh : un engagement entier et sans faille.

C’est donc autour d’Amar Ath Chikh que l’organisation va se mettre en place. Il sera le chef naturel. Et c’est lui qui veillera à sensibiliser la population avant de commencer les grands affrontements armés. « Dès les premiers mois de la révolution armée, c’était à Chikh Amar dit Amar Ath Chikh qu’avait échu la tête de l’organisation politico-militaire des maquis sur toute l’étendue de la région de la commune mixte du Djurdjura. Il le resta jusqu’à sa mort au combat début août 1956 (…) Le magistère de Cheikh Amar était incontestable ; sa proximité avec les maquisards faisait qu’il était très apprécié. Il était aussi un organisateur infatigable, il se déplaçait continuellement sur tout le territoire de l’ancienne commune mixte du Djurdjura ».

C’est dès les premiers mois de l’insurrection que Yaha Abdelhafidh fait preuve de son engagement sans faille. Cette période a été difficile pour les djounouds de l’ALN, car comme l’explique Si Lhafidh, tout restait à faire : le recrutement des maquisards, l’armement, les finances mais surtout l’organisation de la population. Car il y a des responsables qui ont vite compris que sans une adhésion populaire, le mouvement insurrectionnel est voué à l’échec. L’un d’eux c’est Amar Ath Chikh, témoigne l’ancien chef de la zone 2. « Notre lutte armée était celle du mouvement permanent, de l’engagement dans la surprise. Peu pourvus en armes et munitions, notre première force fut la surprise dans l’action et la mobilité. Surgir là où l’ennemi ne nous attendait pas, commettre un attentat ou une embuscade puis disparaître dans la nature. L’adhésion de la population à notre combat était cette autre force de notre mouvement. Elle fut sans doute déterminante. Des femmes, des enfants, des hommes étaient nos yeux, nos oreilles mais également et surtout une source de ravitaillement sans lesquels nous n’aurions pu tenir le maquis aussi longtemps, confie-t-il dans ses mémoires.

Aux côtés des hommes de Novembre, il avait pris ses premières responsabilités. D’abord locales : comme chef de front et chef des volontaires de son village. Il était sous le commandement du chef de secteur Marzouk Aït Ouamara.

Dans les débuts de 1958, il devient commissaire politique de la ville de Michelet.

Il avait fait aussi partie d’un des commandos qui constitue la fameuse première compagnie du Djurdjura, celle-là même qui s’est dressé contre le colonel Amirouche. Fait peu connu : Si Lhafidh a été l’un des rares officiers de la wilaya III à interpeler le colonel Amirouche pour mettre fin aux purges de la Bleuite.

Tout cet épisode est bien d’autres sont désormais fixés dans le premier tome de ses Mémoires. Les lire, c’est remonter le fil de son existence, c’est plonger dans l’Algérie profonde. De sa voix il fait renaître à chaque fois ceux qui ont disparu. A travers cet ancien moudjahid, par ailleurs opposant infatigable du régime, on a droit à une série de vies vouées à la lutte pour l’indépendance. Ou brisées par le régime de Ben Bella-Boumediene. « Diable ! s’enflamme encore Si Lhafidh. Combien furent nombreux ces jeunes qui avaient donné le meilleur d’eux-mêmes, je veux dire leur vie, pour que vive libre la terre algérienne. Comment ne pas évoquer le rôle du jeune Nafaâ Oussadi, âgé juste de 18 ans, sans lequel la prise d’un poste militaire aurait été impossible ? Ne pas porter à la postérité son sacrifice, comme celui de bien d’autres, serait trahir son martyre. Arrêté, Nafaâ avait subi les tortures les plus abominables sans dire un mot. Malgré son jeune âge, il savait que l’avenir de toute l’organisation du FLN dans le secteur dépendait de son sacrifice. De son courage à affronter l’innommable. Autrement dit, le côté sombre et la bestialité des hommes : la torture. Héroïque, Nafaâ Oussadi le fit en silence. Dans la dignité. Il se sacrifia pour couvrir nos réseaux de militantes et militants. Comme des milliers d’hommes, il avait fait le choix de Fadma n’Soumeur, celui d’une vie courte mais toute dédiée à la plus âpre des luttes, celle de la liberté.

Comment ne pas se souvenir de toutes ces femmes et ces hommes anonymes qui nous avaient couverts, renseignés, soignés et nourris ? Ces militantes torturées, violentées, tuées, pour ce qu’elles étaient : militantes, sympathisantes, ou parentes de maquisards. Non, je ne peux les oublier. Aujourd’hui plus qu’hier, je leur demeure reconnaissant», m’avait-il affirmé.

L’homme n’avait rien oublié. Les noms des dizaines d’hommes et des femmes revenaient sans cesse dans ses souvenirs avec révérence. Respect. Toujours. Sa mémoire était vive, alerte. Avec le temps, élaguant les mauvaises branches, il avait retenu le meilleur.

Le combat au sein du FFS avait occupé toute la deuxième partie de sa vie de militant. Ce parti était sa grande affaire. Après le retrait du très respecté colonel Mohand Oulhadj, c’était Si Lhafidh qui avait pris la responsabilité de tous les hommes du FFS. Tous ou presque anciens maquisards, ils le connaissaient, le respectaient énormément. De nombreux sous-officiers de valeur que j’ai rencontrés me l’ont confirmé : «Sans la présence de Si Lhafidh, nous ne serions pas restés au FFS». C’était dans des conditions autrement intenables qu’il avait tenu le maquis. Pourchassé de toutes parts, il avait, en dépit des pressions militaires et de la milice, amené le pouvoir de Ben Bella à la table des négociations.

C’est à Paris au côté de Sadek Dehilès et Mohand Akli Benyounès qu’il a signé la trêve avec les hommes de confiance de Ben Bella au début juin 1965. Plusieurs centaines de prisonniers du FFS ont retrouvé la liberté à l’issue de cet accord. Pas seulement. Cet accord valait aussi et surtout reconnaissance du FFS en tant que parti par le pouvoir. Il était cependant mal vu par le clan d’Oujda. Pris de panique par la possible alliance entre le FFS et Ben Bella, Boumediene et ses affidés déposent le président le 19 juin.

Il avait sacrifié le meilleur de son existence pour faire vivre ce mouvement durant les dures années de la dictature de Boumediene et de Chadli. Si Lhafidh était un nationaliste au sens pur du terme. Visionnaire, il avait refusé de faire passer la revendication amazighe en 1980 avant la démocratie. « Comment veux-tu que notre culture s’épanouisse sous la botte d’une dictature !», m’avait-il expliqué. Il y avait parmi les nombreux jeunes militants du MCB qui venaient le consulter à Paris qui n’avaient pas compris que pour Si Lhafidh la lutte pour la reconnaissance de tamazight passait d’abord par celle des libertés et de la démocratie.

N’en déplaise aux révisionnistes de tous poils, c’était grâce au militantisme, au courage et à l’inébranlable volonté de Yaha Abdelhafidh que le FFS a traversé ses longues années.

H. A.

Cette article est paru le 28 janvier 2016

Hamid Arab

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