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Yasmina Khadra et le devoir d’indignation de certains

Yasmina Khadra

Depuis un certain temps et de façon régulière, beaucoup, militants politiques, intellectuels, parents de détenus, journalistes, écrivains ou citoyens lambda, reprochent à l’écrivain Yasmina Khadra de se réfugier dans sa bulle d’esthète adepte de phrases bien ciselées, de se comporter comme un dieu trônant en son Olympe, ignorant les souffrances des  simples mortels.

Ces Algériens en butte aux atteintes multiples à leurs droits de citoyens dans un pays piégé  par une autocratie sans contrepoids se glorifiant de réduire les libertés publiques, de museler la presse, les militants et les opposants autonomes en usant indûment du glaive de la justice.

Dans un post publié sur sa page Facebook, l’auteur du roman Les Vertueux répond avec la même verve. Incisif et sûr de lui, avec des mots qui vont droit au cœur de leur cible, il répond à tous ses contempteurs qui lui reprochent  son silence à qui dit  qu’il ne s’est jamais dérobé à son devoir d’indignation.

« J’ai constaté que l’indignation est le moins élégant des aveux de faiblesse. Ecrire pour ruer dans les brancards, pour faire des vagues dans sa baignoire, pour se disculper et ranger au placard les risques du métier, cette papelardise claironnante ne sied pas à ma personne », dans un post sous forme de mise au point.

« ONG, RSF, intellectuels de chez nous ou d’ailleurs, parents de détenus, journalistes, détracteurs, écrivains, militants des causes perdues, opposants, déposants, imposants, vous êtes des centaines à m’apostropher tous les jours, à me solliciter, à me reprocher mon « silence », à penser que je suis capable de raisonner les plus bornés et de rendre justice aux opprimés, bref à me renvoyer à mes responsabilités et à la portée de ma voix  en mesure, semble-t-il, de rappeler à l’ordre ceux qui abusent de leur autorité. Je vais vous dire pourquoi vous avez tout faux.

D’abord parce que nombre d’entre vous ignorent que je n’ai pas arrêté, depuis des années, de déplorer les dérives politico-judiciaires qui éloignent inexorablement notre pays, l’Algérie, de la normalisation de notre quotidien, seule garante d’un véritable renouveau.

Ensuite, parce que j’ai constaté que l’indignation est le moins élégant des aveux de faiblesse. Ecrire pour ruer dans les brancards, pour faire des vagues dans sa baignoire, pour se disculper et ranger au placard les risques du métier, cette papelardise claironnante ne sied pas à ma personne.

Je suis l’enfant du Sahara et je suis mieux placé pour certifier que prêcher dans le désert est la plus stupide manière de se faire violence. Car, voyez-vous, si les murs ont des oreilles, certaines têtes n’en ont pas. A quoi ont servi mes tribunes, mes mises en garde sur les plateaux de télé, mes appels à la raison sur les rares espaces médiatiques que l’on me concédait ? A pas grand-chose. Lorsqu’on n’a pas un interlocuteur attentif, on soliloque et on se surprend à s’attendrir sur son sort.

Pour quelqu’un qui a passé trente-six ans dans l’armée, vingt-cinq ans dans les unités combat et sur les frontières, huit années de guerre anti-terroriste, qui a redouté le pire pour notre nation, vu tomber des braves et des innocents, des héros et des badauds, pleurer des veuves et des orphelins tandis que d’autres nations crachaient dans nos larmes, il a du mal à croire que nous puissions  oublier de ce que nous avons enduré sous le joug colonial et durant l’effroyable décennie noire. Comment admettre que l’Algérie renoue avec les abus après de tant de martyres et de vaillance, que l’on emprisonne des personnes pour leurs opinions, que l’on arrête à tort et à travers  toute mine qui ne revient pas au strabisme des juges et des décideurs.

Pourtant, il suffit d’un minimum de présence d’esprit pour que nos stèles redeviennent des repères probants, pour que les horizons floutés recouvrent nos rêves et nos ambitions d’antan. Il suffit surtout de comprendre que la violence peut vaincre sans convaincre et que la sagesse peut convaincre sans qu’il y ait de vaincus, qu’on ne dresse pas un peuple, qu’un peuple on l’élève pour que l’étendard, l’hymne et les clameurs gaillardes aient du sens.

Dénoncer l’intolérable ne minimise pas ses dégâts. Là où il n’y a pas de justice, il n’y aura ni liberté ni dignité, et aucune nation au monde ne peut prétendre à son salut sans ces deux impératifs. L’Algérie ne grandira que lorsque nous aurons grandi. Etre grand, c’est savoir qu’il existe des causes plus grandes que soi et que pour atteindre les sommets, on doit commencer par s’élever dans sa propre estime.

Yasmina Khadra »

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