Mercredi 31 octobre 2018
Younes Ali : »La pensée kabyle est réflexive et très élaborée »
La conférence-débat animée par Dr Younes Adli a été organisée par l’Association des amis de TQ5 intitulée »150 ans depuis que le colonialisme français a décrété l’interdiction de l’assemblée kabyle » , dimanche dernier à Montréal. La conférence a été précédée par la présentation de la chaîne de TV TQ5 par son directeur général en vue de mener une campagne d’abonnement.
La conférence-débat animée par Younes Adli traitant la thématique de l’organisation kabyle dite » Tajmayt »a attiré l’attention du public en suscitant un débat passionnant en vue de comprendre le fonctionnement de cette forme d’organisation , considérée par les Français comme dangereuse pour leur plan de dépossession de la terre des autochtones. La décision prise par le colonialisme français en 1868 d’interdire » Tajmayt », »c’est comme ôter le coeur à une personne. La société était basée sur la famille »avait souligné le conférencier.
Le conférencier a mis l’accent sur la stratégie utilisée par les colons pour détruire la structure d’organisation kabyle. Pour ce faire, les Français ont envoyé des chercheurs, écrivains et analystes pour étudier le fonctionnement de la société kabyle. C’est ainsi qu’ils sont arrivés à comprendre que la base sociale était axée sur la notion de couple ou dualité.
Il a cité quelques exemples notamment pour la représentativité équitable du village qui était constituée de deux membres de chaque groupement familial (Adrum). Même sur le plan philosophique , la société kabyle conçoit l’être dans sa dualité (corps et l’âme).
Dans cette optique d’élucider les mystères de Tajmayt , le général Randon avait mis en place une commission pour passer dans tous les villages. Celle-ci était arrivée à la conclusion que les deux sources principales du droit de la société kabyle étaient les coutumes (Laada) et l’adaptation ( Taarfit). Chaque village s’était organisée selon ses spécificités. Le conférencier a mis l’accent sur la notion de droit élaboré pour qualifier les textes rédigés Tajmayt. Si les Français l’ont dénommé le droit coutumier, c’était juste pour exclure la pensée. Son fonctionnement, selon le conférencier, est similaire à celui d’un État. Par ailleurs, le conférencier a mis en exergue le modèle de décision qui était qualitative et non quantitative. Autrement dit, toute recommandation est précédée d’une consultation des sages ( Lɛuqqal) du village. La primauté revient à la raison et la logique.
Pour créer un marché des terres, les colons se sont attaqués à la famille indivise pour s’accaparer légalement en se basant sur la propriété individuelle en instaurant le premier Sénatus -consulte en 1863. Installer une sorte de cadastre pour remettre en cause la notion de Lmechmel ( le patrimoine du village) qui délimite les territoires des tribus , la répartition des terres et surtout de tenter d’attribuer des terres individuellement. C’est durant le 2ème Sénatus-consulte de 1865 que le processus de naturalisation en attribuant la citoyenneté française à tous les Algériens afin de leur faire appliquer la loi française qui consacre la propriété privée.
A rappeler que le sénatus-consulte est un « décret du Sénat », qui est un simple avis du Sénat ayant force de loi sous le consulat et les deux empires napoléoniens.
Toutes ces décisions n’avaient pour finalité que la création de conflits familiaux et tribaux. C’était en 1868 qu’un arrêté officiel avait été décrété pour interdire Tajmayt. Ce qui avait fait entrer cette organisation dans la clandestinité.
Le conférencier a mis en garde ceux qui voudraient faire ressusciter le Sénatus-consulte de la colonisation française pour l’appliquer en Kabylie aujourd’hui. Cette référence est « un crime car il engendrerait des conflits très graves ».
Younes Adli a mis en évidence le génie populaire pour son ouverture sur le monde en adoptant le principe de laïcité en s’inspirant des expériences des guerres de religions notamment en Europe.
Les résolutions de Tajmayt avaient évité à la Kabylie des affrontements à cause des croyances. L’expression Jmaa Liman (au nom de toutes les croyances ) est la traduction de cette philosophie de vie qui avait consacré la séparation du religieux et la gestion de la cité. »Il n’y avait eu jamais de guerres de religions en Kabylie, a t-il ajouté . Par ailleurs, en Algérie dans les années 90, on a tué au nom de la religion. Ce qui est inimaginable avec des lois d’organisations kabyles .
La notion d’internat (Zawiya) est d’essence amazighe instaurée par Saint Augustin lorsqu’il avait remarqué que les parents de ses étudiants étaient des nomades.
L’une des questions cruciales abordées était l’absence d’héritage des terres des femmes kabyles. Ce stratagème utilisé par Tajamyt n’était qu’une ruse pour empêcher les Turcs de s’accaparer du patrimoine familial.
Pour le conférencier, la constitution des associations religieuses et non la restitution de Tajmayt en Kabylie est une situation préoccupante voire grave pour l’avenir de toute une région. La constitution des cellules FLN à la place de Tajmayt en Kabylie après l’indépendance en 1962 a été fatale en contrecarrant la pensée amazighe notamment kabyle en allant s’inspirer de la vision orientale. »On nous avait imposé une identité qui n’était pas la nôtre », a t-il a ajouté.
Par ailleurs de grands penseurs comme Karl Marx, Durkheim, Rosa Luxembourg se sont intéressés à l’expérience de la gestion démocratique de la cité. René Gallissot et Pierre Bourdieu reconnaissent l’apport de la Kabylie à la recherche scientifique. Le conférencier a insisté sur l’existence de la pensée kabyle avec son cadre conceptuel bien élaboré qui n’a rien à envier à d’autres modèles d’organisation.
Enfin, lors des débats, le conférencier a répondu aux interrogations de l’assistance relatives à des thématiques diverses notamment le statut de la femme, la place des athées, la cosmogonie kabyle et d’autres valeurs kabyles comme Laanaya ( la protection) dans divers domaines ( le marché régulateur, …). M. Adli a mis en exergue l’aspect réflexif profond de Tajmayt en tant que gestion sans État (vision des anarchistes, Bacconi) et l’apport du savoir expérientiel était très limité.