Lundi 11 mars 2019
« Agadir n Roma » raconte la saga des combattants Numides avec Hannibal
Aumer U Lamara, auteur de nombreux romans, dont « Tullianum – taggara n Yugerten », « Timlilit di 1962 », « Muhend Abdelkrim » vient de publier chez les Editions Achab ‘’Agadir n Roma’’ (les remparts de Rome). Dans cet entretien il évoque ce roman et l’écriture en général.
Le Matin d’Algérie : Vous venez de publier votre nouveau roman en tamazight aux éditions Achab, « Agadir n Roma » (les remparts de Rome). Pourquoi ce titre, et quel est le thème de ce 5e roman ?
Aumer U Lamara : Le thème central est l’aventure de l’armée carthaginoise, partie du sud de l’Espagne, à Gades (actuelle Cadix), elle a traversé les Alpes et guerroyé pendant près de 14 années en Italie contre l’armée romaine, sans pouvoir entrer dans Rome. Je vous rassure, ce n’est pas un énième livre d’histoire sur cet événement historique bien connu, mais un roman qui fait revivre des acteurs de chez nous dans ces tribulations en Italie ; des jeunes Amazighs qui combattent, souffrent, rêvent, réfléchissent et s’interrogent sans cesse sur leur présence dans cette armée, loin de chez eux, mais aussi avec d’immenses espérances…
En ce qui concerne le titre, il fait allusion au fait qu’Hannibal est parvenu, avec quelques officiers supérieurs, à la vue des remparts de Rome, de loin, sans livrer bataille mais sans pouvoir y entrer. Terrible frustration.
Vous citez Hannibal, grand stratège militaire carthaginois bien connu, mais qui sont les autres personnages du roman, puisqu’il s’agit d’un roman historique ?
Bien évidemment, le roman s’appuie sur des faits historiques connus, c’est la trame du roman. Mais l’important est ailleurs. Il donne corps aux soldats Numides qui étaient avec Hannibal et qui composaient sa force de frappe avec la terrible cavalerie numide. Le premier d’entre eux, dans l’histoire réelle et dans le roman, est le personnage de Maherbal, ou Maher tout simplement. Le fil conducteur du roman est la trajectoire de cet homme, avec ses jeunes amis, partis des montagnes de l’Aurès pour s’engager à Carthage dans l’armée punique.
Des jeunes Numides (Amazighs) dans l’armée carthaginoise ?
C’est bien cela. Carthage était une grande cité punique, un État et une armée coloniale, mais la grande majorité de ses soldats, de ses employés et de ses cultivateurs et commerçants étaient Amazighs. C’était une situation de ni guerre ni paix avec les autochtones. Mais Maher n’était pas parti seulement pour renforcer l’armée carthaginoise… les lecteurs du roman y trouveront les motifs.
Lesquels ?
Sans divulguer totalement le contenu du roman, la trame principale qui guide le roman, ce sont les conséquences de la guerre des mercenaires, dont la majorité étaient Amazighs, qui s’étaient révoltés contre Carthage plusieurs années auparavant, derrière leur chef Mastan. Echec de la révolte. Il s’en est suivi des massacres terribles de ceux qui avaient été pris par les Carthaginois. Ils avaient été attachés, couchés et écrasés par les éléphants sur les places de Carthage. Hannibal, encore enfant à côté de son père Hamilcar, avait vu l’insupportable spectacle décidé par son père. Les jeunes Amazighs aussi. Et pour certains, leur père avait péri dans cette révolte. Cet événement les a marqués, jusqu’à l’obsession.
Quelles relations y avait-il entre Hannibal et Maher ?
Au départ de l’armée carthaginoise depuis Gades, pour envahir l’Italie, Hannibal était déjà le chef incontesté, depuis la mort de son père Hamilcar et de son beau-frère Hasdrubal, qui avait alors fondé la ville de Carthagena au sud-est de l’Espagne (cette ville existe toujours). Maher était, disons, le bras droit d’Hannibal et commandait la cavalerie numide, qui était le maillon essentiel de la stratégie de combat d’Hannibal, dite ‘’stratégie de contournement’’. L’engagement de Maher, un Numide, dans l’armée carthaginoise, cette armée qui occupait la partie nord de son pays, la Numidie, peut paraître paradoxale. Cependant, le désir commun de pénétrer dans Rome et de mettre fin à la puissance romaine en avait fait des compagnons de route, mais chacun avait sa stratégie…
Comment cela s’est terminé ?
Mal. Dans l’histoire, comme dans le roman. Après l’échec de la prise de Rome, l’armée carthaginoise, qui était stationnée en Calabre (qui s’appelait alors le Bruttium), avait embarqué précipitamment, traversé la Méditerranée et rejoint Carthage pour défendre cette cité que menaçait l’armée romaine débarquée juste avant. On connaît la suite : l’armée numide, à sa tête Massinissa, s’était alliée aux Romains pour combattre les Carthaginois. Le dénouement a eu lieu lors de la bataille de Zama. Hannibal a été battu par Massinissa et Scipion et avait fui le champ de bataille, puis s’était exilé en Europe orientale où il mourut quelques années plus tard dans la solitude.
Maher s’était donc trouvé en face de Massinissa, l’un dans l’armée carthaginoise, l’autre dans l’armée numide ?
Les ouvrages d’Histoire ne donnent pas cette information. Revenons au roman. Au retour d’Italie, dans la déroute, Maher avait décidé de quitter l’armée d’Hannibal. Il avait compris qu’on ne pouvait réformer le système colonial de l’intérieur. Et, hasard de l’Histoire, à ce moment-là Massinissa venait de montrer le chemin de la libération.
Un mot sur cette fameuse bataille de Zama que vous venez de citer ?
Cette bataille a eu lieu en -202 ; Zama, qui s’appelle maintenant Jama, se trouve à côté de la ville de Siliana, au nord-ouest de la Tunisie actuelle. Il y avait d’un côté les armées de Massinissa et celle de Scipion, et de l’autre celle d’Hannibal. C’était l’unique et dernière défaite militaire d’Hannibal. Le grand historien latin de la Rome antique, Tite-Live (Titus Livius), fait une description détaillée du face-à-face meurtrier entre Hannibal et Massinissa. Pour votre information, j’ai traduit ce texte en tamazight. Il se trouve dans le roman ‘’Tullianum – taggara n Yugerten’’ (éditions HCA 2007 et éditions ANEP, Alger 2016). Aujourd’hui, il y a une rue et une place Zama à Rome (Piazza Zama), perpétuant le souvenir de la victoire de l’armée romaine sur les Carthaginois, mais pas en Algérie pour perpétuer le souvenir de la victoire de l’armée amazigh sur les colonisateurs Carthaginois !
Votre roman vise quel type de lectorat ?
Tout auteur souhaite la plus large diffusion de son œuvre, sans restriction. Donc, ce n’est pas à un auteur de choisir ses lecteurs, car une fois publiée, l’œuvre lui échappe et continue sa vie librement. Votre question sous-entend une autre interrogation de votre part puisqu’il s’agit d’un roman en langue tamazight, et que semble-t-il, il n’y aurait pas beaucoup de lecteurs. Je vous répondrai tout simplement que ce sont les bons romans qui fabriquent leur lecteurs, quelle que soit la langue, ce n’est pas l’inverse. Et la littérature écrite en tamazight se construit de jour en jour, avec un immense gisement d’auteurs… et des millions de lecteurs potentiels en Afrique du Nord et ailleurs !
Il y a quelques années, j’ai rencontré un jeune étudiant d’une grande université parisienne, qui me disait, après notre présentation : « j’ai savouré la lecture de votre roman ‘’Tullianum – taggara n Yugerten’’, j’ai vécu plusieurs jours en compagnie de mon ancêtre Yugerten, dans ses combats, dans ses victoires et échecs, dans sa solitude du triste cachot du Tullianum, dans son message pour nous autres… », disait-il en miment le geste d’être debout à côté de Yugerten.
C’est un témoignage spontané qui m’a libéré de toutes les angoisses que peut ressentir un auteur devant son œuvre en gestation et élaboration. Je suis donc persuadé que ‘’Agadir n Roma’’ trouvera ses lecteurs, qui voyageront et combattront à côté de Maher et des autres cavaliers Numides, qui souffriront le martyr à côté de Mastan et des autres suppliciés de Carthage, qui chasseront le fauve au javelot sur les collines alors boisées de l’Aurès. Cependant, le roman n’est pas du tout écrit dans une vision passéiste, bien au contraire…
Vous êtes à votre 5eme roman. Comment vous décidez de l’écriture d’un roman ? A partir de quoi partez-vous ?
Je pars toujours d’un événement, d’une situation, d’une information entendue. Je pourrais vous citer l’élément déclic pour chacun des romans publiés jusqu’ici. Pour le premier par exemple, ‘’Akkin i wedrar’’ (au-delà de la montagne), c’est le souvenir de l’exode des habitants de mon village au 19eme siècle, vers les villages reculés de la montagne, encore libres. Le souvenir est resté intact dans notre famille. L’idée d’écrire un roman est venue de l’accueil favorable exprimé par les premières personnes à qui j’avais lu les premiers chapitres de la biographie de Messaoud Oulamara, que j’avais recueillie et publiée en 2007 sous le titre ‘’Iberdan n tissas’’. Pour le roman ‘’Omaha Beach-ass-a d wussan’’, c’est la visite de la plage d’Omaha Beach et du musée du débarquement Américain en Normandie en 1944… et sa terrible conséquence sur la guerre d’Algérie, etc.
En tant qu’écrivain d’expression amazighe, je n’écris que des romans dans lesquels je me sens impliqué. Ainsi, je pense que dans le futur, je n’écrirais probablement pas dans le seul but de me faire plaisir, sur la reproduction des libellules d’Australie par exemple, ou à la demande d’un quelconque éditeur. Je ne comprends toujours pas comment un écrivain peut écrire un roman à la demande d’un éditeurl !
Comment un scientifique comme vous devenez romancier et en tamazight ?
Je ne crois pas qu’il y ait une explication globale à généraliser. Un ou une écrivain(e) est une personne normale… qui a quelque chose à dire et qui se met au travail. C’est sûr qu’une formation et une expérience scientifiques aident à clarifier ses idées, appliquer une démarche organisée lors de l’élaboration d’un roman. Mais parfois toute logique est chamboulée par l’imprévu. Et souvent, trop de rationalisme (du scientifique) tue le lyrisme. En ce qui concerne l’écriture en tamazight, c’est l’aboutissement d’un constat partagé par beaucoup : notre langue est la plus ancienne du bassin méditerranéen ; elle a tenu jusque-là dans l’oralité, mais ce n’est plus tenable dans le monde actuel. Il est urgent de passer de manière durable à l’écrit, et à tous les genres littéraires et supports médiatiques, comme à son enseignement obligatoire et son usage dans tous les aspects de la vie nationale, sur tout le territoire national bien entendu. Nous nous trouvons aujourd’hui dans une étape charnière pour assurer le passage de notre langue, comme langue vivante et plus performante, aux générations futures. C’est ce qui rend la tâche passionnante et c’est notre devoir à tous envers les nouvelles générations. Le romancier qui écrit en tamazight fait sa part dans cette grande tiwizi/twiza nationale.
Les Amazighs se sont souvent engagés avec les armées coloniales, (Carthage, Rome, Musulmans, Turcs, France), mais ils demeurent les grands absents de l’Histoire…
C’est un fait, on ne peut marquer l’Histoire lorsqu’on roule pour les autres. Dans toutes les époques où les nôtres s’étaient engagés au service des autres, c’était dans les périodes de domination où il n’y avait pas de perspectives nationales autonomes; alors, pour la survie, les hommes se sont vendus au plus offrant, depuis les mercenaires de Carthage, en passant par les marins Kabyles des galères turques de la course en Méditerranée aux tirailleurs Algériens et Tabors Marocains pendant la colonisation française. Même le Marocain Tarik, en traversant le détroit et en occupant l’Espagne en 711, il l’avait fait pour le compte des gouvernants Omeyyades de Damas.
Dans Le roman ‘’Agadir n Roma’’, justement le personnage principal prend le contre-pied de cet engagement mercenaire au bénéfice de l’occupant ou d’autres commanditaires.
Dans une récente émission de la radio RFI, l’animatrice faisait parler un tirailleur algérien de la guerre de 1939-1945 : «Je me bats pour ma patrie, pour défendre ma nation… », c’est une scandaleuse manipulation de l’Histoire ! (Radio France Internationale du 4/11/2018, vers 17h 30).
La seule fois où les Nord-Africains se sont levés pour leur compte, c’était en 1954 en Algérie et plus tard en coordination avec les armées de libération du Maroc et de la Tunisie, dans la stratégie unitaire définie par Muhend Abdelkrim El Khettabi, pour une armée de libération de l’Afrique du Nord. Après plusieurs années de luttes et de sacrifices, l’arabo-islamisme et le panarabisme de Nasser et de Ben Bella sont venus s’accaparer la victoire et le pays avec. Le processus de décolonisation n’est pas encore achevé.
Où peut-on trouver ce nouveau roman, ‘’Agadir n Roma’’ ?
Dans toutes les bonnes librairies ! Selon la formule consacrée. Les éditions Achab ont des distributeurs qui se chargent de les faire parvenir à tous les libraires qui passent commande, essentiellement auprès de l’éditeur et libraire L’Odyssée à Tizi Ouzou (tél. 00213 561 866 662). On peut déjà le trouver dans toutes les librairies de Tizi Ouzou et partout en Kabylie, dans certaines librairies à Alger et à Oran.
Dommage qu’il n’y ait pas encore de vente par internet, comme dans beaucoup de pays ; cela permettrait à la diaspora et aux lecteurs d’autres pays d’Afrique du Nord de pouvoir acheter les ouvrages édités en Algérie plus facilement. Ça viendra inévitablement.
Interview réalisée par Hamid Arab.