Dans Rwama, Salim Zerrouki nous plonge au cœur d’un immeuble emblématique d’Alger, témoin des espoirs et des désillusions d’une génération. À travers une narration mêlant témoignage et fiction, il dresse le portrait d’une Algérie en mutation, de l’utopie socialiste des années 1970 à la désillusion des décennies suivantes.

Son regard, à la fois intime et lucide, interroge la mémoire collective et les fractures sociales du pays. Dans cet entretien, il revient sur la genèse de son œuvre, les influences qui ont façonné son récit et l’impact durable de cette histoire sur sa propre vie et son travail d’artiste.

Le Matin d’Algérie : L’immeuble que vous décrivez dans Rwama est un microcosme de la société algérienne. Comment avez-vous travaillé cette dimension symbolique ?

Salim Zerrouki : Je dirais plutôt que c’est la juxtaposition de la cité CNS et de la cité olympique qui représente ce microcosme. L’utopie sociale d’une Algérie socialiste s’est peu à peu effondrée sur elle-même. L’immeuble Rwama était le témoin parfait de cette désillusion : un bâtiment neuf, moderne et esthétique, mais qui n’a pas résisté longtemps dans une Algérie engloutie par la corruption.

Le Matin d’Algérie : Les années 1970 symbolisent une période d’espoir en Algérie, tandis que les années 1990 sont synonymes de violence et de désillusion. Comment interprétez-vous cette métamorphose ?

Salim Zerrouki : Comme j’essaie de le raconter à travers mes souvenirs, l’Algérie de Chadli était une Algérie injuste (et pour ma part, elle l’est toujours). Elle a nourri un profond sentiment de hogra, avec les pénuries alimentaires, le chômage, le trabendo… Pendant ce temps, le parti unique et ses proches se livraient à des détournements de fonds publics, comme les fameux 26 milliards du fils de Chadli. Une telle injustice, endurée pendant des années, ne pouvait que mener à la révolte d’octobre 1988.

Le Matin d’Algérie : Pensez-vous que la fin de la guerre civile des années 1990 représente une rupture définitive avec les idéaux des années 1970 ?

Salim Zerrouki : Je ne suis pas un spécialiste de la question, je reste un artiste qui tente de témoigner de son époque. À mon avis, les idéaux des années 1970 sont morts avec Boumediene.

Le Matin d’Algérie : Comment la mémoire collective des Algériens a-t-elle été façonnée par ces différentes périodes ?

Salim Zerrouki : C’est une mémoire défaillante ! Après l’indépendance, on nous a appris à l’école une histoire officielle : celle d’une Algérie arabe et musulmane, qui n’a rien à voir avec ce que j’ai découvert plus tard en dehors de l’école. Le FLN a toujours écrit une histoire sans relief, une histoire à sens unique. L’un des plus grands défis de l’Algérie est de réécrire son histoire, en se rapprochant le plus possible de la réalité.

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Le Matin d’Algérie : Dans Rwama, l’enfance est à la fois un refuge et un prisme à travers lequel vous observez le monde. Pourquoi ce choix de perspective ?

Salim Zerrouki : L’histoire de Rwama est chronologique. Ce que je raconte, ce sont mes souvenirs d’enfance et ceux de mes voisins. Je ne voulais ni réécrire ni embellir, mais témoigner de ce que j’ai vu enfant et le raconter tel quel.

Le Matin d’Algérie : Votre écriture oscille entre fiction et témoignage. Comment parvenez-vous à équilibrer ces deux dimensions ?

Salim Zerrouki : Pour moi, il n’y a pas de fiction dans ce roman graphique, tout est vrai. J’ai changé les noms pour protéger l’identité de mon entourage, mais tout le reste est la stricte vérité ! Même l’immeuble parle parfois… Il faut juste savoir l’écouter !

Le Matin d’Algérie : L’architecture et les lieux ont une forte présence dans votre récit. Comment le décor influe-t-il sur la construction de votre histoire ?

Salim Zerrouki : J’ai toujours su que j’avais une chance immense d’habiter la cité olympique. Même à huit ans, je voyais où habitaient mes cousins, je voyais la cité CNS, je voyais le reste du pays, et je constatais la beauté de la cité olympique. Même enfant, cet esthétisme brutaliste me touchait. En grandissant, j’ai développé une sensibilité aux couleurs des différentes constructions, à la typographie, à tous ces détails qui faisaient la beauté de ce lieu. C’est quelque chose que je voulais exprimer depuis longtemps.

Le Matin d’Algérie : Quels écrivains ou œuvres vous ont influencé dans l’écriture de Rwama ?

Salim Zerrouki : Quand j’ai écrit Rwama, il ne ressemblait pas aux deux tomes que vous connaissez. Au départ, c’était plus proche d’un one-man-show, avec beaucoup de vannes et de punchlines. Cet esprit, je le dois à Aïder Mahmoud, Fellag, Dilem… Ces artistes ont énormément façonné ma jeunesse, et l’humour que j’ai adopté dans ma narration vient de là.

Le Matin d’Algérie : Vous êtes-vous inspiré de témoignages ou d’autres formes d’archives pour nourrir votre récit ?

Salim Zerrouki : Oui, énormément. D’ailleurs, à la fin du tome 2, j’ai ajouté une bibliographie. Mais s’il ne fallait citer qu’une seule source qui a tout changé pour moi, ce serait celle du Tribunal Permanent des Peuples. Ce tribunal d’opinion répond aux demandes de communautés ou de peuples dont les droits ont été violés.

En 2004, il y a eu un procès sur l’Algérie concernant les violations des droits de l’homme entre 1992 et 2004. C’est une véritable mine d’or ! Le site rassemble 19 dossiers distincts, organisés par thème : exécutions extrajudiciaires, détentions arbitraires, disparitions forcées, massacres, centres de torture… Ce travail repose sur des témoignages recueillis par des organisations comme la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, le Collectif des familles de disparu(e)s, Amnesty International, Human Rights Watch… En plus de cela, on y trouve des documents officiels comme des lois, décrets, arrêtés, circulaires, extraits du code pénal… Tous les dossiers sont en PDF. Je conseille à tous les Algériens désireux d’en savoir plus sur la guerre civile de les consulter.

https://algerie-tpp.org/algerie_tpp.htm

➡️ Tribunal Permanent des Peuples – Session sur l’Algérie

Le Matin d’Algérie : Quel impact cette période et cet immeuble ont-ils eu sur vous, même après toutes ces années ?

Salim Zerrouki : Cet immeuble est une grande blessure en moi. Chaque fois que je le vois, ça me fend le cœur… D’ailleurs, je ne veux plus le revoir.

Le Matin d’Algérie : Si vous deviez faire un parallèle entre votre enfance et celle de la génération actuelle, quels éléments vous paraissent les plus marquants ?

Salim Zerrouki : C’est une question difficile pour moi, car je n’ai pas assez d’éléments sur cette génération pour faire une comparaison. Mais chaque génération est différente, avec ses propres codes, ses forces et ses faiblesses. Chaque génération porte en elle son espoir et celui des générations avant elle.

Le Matin d’Algérie : Après Rwama, quels projets souhaitez-vous explorer ? Continuerez-vous à mêler histoire personnelle et mémoire collective dans vos futures œuvres ?

Salim Zerrouki :Mon prochain projet, que j’ai déjà entamé, traite des essais nucléaires français dans le Sahara algérien… alors que l’Algérie était indépendante ! Tu savais que la France n’a quitté l’Algérie qu’en 1978 ? La mémoire, tu disais !

Entretien réalisé par Djamal Guettala

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