Le 20 avril 1980, à Constantine, commémoration ou continuation. Quelle était l’atmosphère générale dans la capitale de l’Est, Cirta la Numide ?

L’air était à la morosité. Après un intermède qui a duré presque 18 ans, période durant laquelle le butin de guerre, ce grand gâteau, a été « gentiment » distribué à l’ombre de la baillonette, au nom d’un client, d’une région, d’une alliance ou d’une traîtrise. Tout a été enjolivé par l’idéologie forte du 20ème siècle : le socialisme. Il en fallait pour les maîtres d’Alger ! Mais le leur était spécifique.

Un socialisme travesti et dépravé : il s’inspirait de tout, sauf de la philosophie de ses réels théoriciens. On était dans l’air des temps. La capitale Numide avait mangé son pain blanc. Elle arrive à saturation.

Les nouvelles couches urbaines bousculent l’esprit citadin. Le colonel Abdeghani ancien chef de la 5ème région militaire et Hadj Yala, le préfet du beurre, sont passés par là. Ils ont dilapidé les biens vacants, l’immobilier et le foncier. Tahar Laâdjal, CNP (commissaire national du parti FLN) réactionnaire virulent, traître à son ami Chaâbani, trônait en grand gardien du temple des voleurs et ripoux. Son remplaçant arrivait directement d’une caserne avec le grade de commandant au moment où le Calife de « gauche » confiait la direction de la boîte FLN à un colonel du baâth local, je nomme Yahiaoui.

Et Bouâbellou le fédéral ne jurait que par la mise à mort des mécréants démocrates et pissenlit de gauche. Déjà en 1978, Boumdiène était à l’aéroport Ain El Bey et les CRS avec leurs chiens encerclaient l’usine Sonacome et menaçaient physiquement les salariés en grève ! ces mêmes salariés et syndicalistes ont été déférés devant le procureur de la République, dont une femme syndicaliste enceinte de plusieurs mois.

À la mort du Calife (je le nomme ainsi parce qu’il a remplacé les préfets de la République par des Wali (de « el wala =allégeance), la période de répis a pris fin. Sans consulter le peuple, les chefs janissaires, dans un conclave, que eux seuls savent concocter, ont désigné le nouveau dey : un colonel muet.

Son prédécesseur avait la verve, le langage de la ruse paysanne, le jargon poli des voyous et la métaphore des haineux. Le nouveau chef était aphone. Il s’exprimait mieux dans le silence qu’en parlant. Il nomma un premier ministre, colonel lui aussi, premier flic d’Algérie sous le moustachu Calife, et ancien prince de la rapine dans la grande province de Constantine, Ben Ahmed Abdeghani. Un grand initiateur de la campagne anti-fléaux, comprendre un lâcher de flics sur les trottoirs des villes pour apeurer le peuple et interdire les couples. Un nouveau virage. Ils doivent pouvoir s’allier à d’autres forces. Celles de la mort !

Le consensus d’après coup d’état de juin 1965 est fissuré. Le peuple, fatigué par des siècles de colonisation, a consenti à beaucoup de choses qu’il jugeait mineures par rapport à sa quête de repos et de reconstitution. La masse ne croyait plus à l’éternité du gouvernant. Le calife venait de quitter le monde et son remplaçant ne faisait pas l’unanimité. S’ensuit la bataille pacifique des blagues, apparemment dans la jovialité mais profondément significatives du marasme général. Le peuple étouffait !

L’Algérie de l’indépendance a laissé la place à celle de 16 millions alors que le butin s’est vu fondre comme du beurre au soleil.

En ville, ils ont placé, à l’entrée du souterrain, un aveugle qui psalmodiait , à tue-tête, le coran au premières heures de la journée. La musique voulait d’autres partitions.

À l’université, le climat était à la suspicion. Le niveau scientifique reculait au profit du charlatanisme. Constantine du savoir est prise à la gorge par la horde des ténèbres. Les brilliants étudiants, les enseignants qualifiés étaient en quantité. Seulement ils ne pouvaient rien devant les détenteurs des manettes pédagogiques et les forces répressives qui imposaient les idéologies et les manipulations politiques. L’université n’était pas encore un mourroir mais l’érection des abbatoirs était visible.

L’université de Constantine qui a porté très haut les nobles idéaux de progrès, de justice, d’ouverture et de culture, a vu naître de grandes inquiétudes. Les reculs flagrants et l’approche du ravin. Les syndicats étudiants sont harcelés. Les comités pédagogiques et de cité sont bâillonnés, la commission culturelle n’est plus soutenue.

Et au moment où les syndicats étudiants reculaient, la droite fasciste soutenue par la police politique pointait du nez et prenait place : les mosquées/réduits en sous-sol ou en salle des fac proliféraient, une littérature abrutissante envahissait les espaces scolaires et publics.

L’agressivité tolérée par le gouvernant est devenue l’arme de l’étudiant zombie. Dans ce climat délétère, la gauche officiellement organisée, faisait toujours la bêtise de soutenir le pouvoir au lieu de pondre sa propre politique et sa propre théorie.

Elle s’accrochait toujours à la théorie d’Oulianovsky « la Révolution nationale démocratique » ou le développement non capitaliste conduit par les démocrates révolutionnaires tels que les gouvernants algériens et à leur tête Chadli Bendjedid.

Sadek Hadjeres et Benzine, vieux militants et anciens capés du PPA de Messali, n’ont pas compris que cette théorie d’Oulianovsky a été rejetée par un comité central du PCUS en 1975 déjà. Mais Benzine et son équipe sont plus marxistes que Souslov et Trotsky réunis.

De ce brouillard idéologique et politique s’ensuit une hémorragie terrible dans les rangs du PAGS, dominant à l’université. Les dissidents se comptaient par dizaines en cette année 1980. Ils étaient tous des activistes des différents comités universitaires. Ils n’acceptaient plus la ligne du parti infiltré par la police politique et dirigé par des clandestins coupés de la réalité populaire.

L’université de Constantine de l’époque a été toujours tolérante de la diversité. Elle était l’unique université de l’Est si on ne prenait pas en compte 2 instituts à Batna et deux petits centres à Setif et Annaba. Nous étions 9000 étudiants de toutes les wilaya de l’Est. Toutes les diversités culturelles étaient représentées, de Ouargla à Annaba en passant par les hauts-plateaux,le nord-constantinois, la kabylie et l’immense pays chaoui.

Beaucoup d’étudiants kabyles venaient de bejaïa, Setif, bordj Bouarreridj et aussi de Constantine et des petites villes environnantes. Jamais nous n’avions vu ou entendu parler de conflits. Nous étions organisés en courants politiques. Nous avions des amis et des adversaires parmi les étudiants de nos propres régions. Le fascisme éthniciste n’était pas dans les rangs de la majorité des étudiants. Il se préparait de l’autre côté. Dans les caves des suprématistes : »la meilleure nation sortie au monde ».

Au Resto à l’heure du déjeuner, Douja, l’étudiante chargée de la diffusion de la musique, nous passait du Djamel Allam, Chenoud, Idir et toute la belle musique universelle, de Demis Roussos à Abdehalim Hafez.

Dans les cités, les étudiants kabyles animaient les soirées artistiques. Un grand groupe kabyle de l’époque, les Abranis, est venu au Resto central animer un très beau bal. On était nous.

Je reprends le fil, pour vous dire qu’en ce mois d’avril une secousse politique est venue en réaction à la politique de l’étouffement pratiquée par les janissaires.

Au départ c’était l’interdiction d’une conférence. C’est à dire une répression du droit à l’expression et un coup d’arrêt à la liberté d’apprendre et de diffuser une information. Jusqu’à maintenant nous sommes toujours dans le cadre des concepts universels généraux.

Ensuite, interdire une conférence sur la poésie est un crime qui n’a d’égal que les autodafés. Et la meilleure de toutes, c’est interdire à des étudiants de prendre connaissance de leur propre littérature ancestrale ! jusque-là, l’identité et la région n’ont rien à voir avec le délit condamnable par toutes les justices du monde. L’incident est une preuves que le régime des janissaires interdit tout acte qu’il ne peut maîtriser ou tolérer sur tout le territoire qui se trouve sous ses bottes.

Le printemps berbère de 1980 est une forme de résistance nationale à la dictature jacobine.

Les étudiants de Tizi voulaient être libres. Kabyles, ils le sont déjà. Sauf que la police politique avait inversé l’équation pour lui donner une connotation ethniciste sinon raciste.

Vers le début mai 1980, sur l’esplanade de l’université de Constantine, nous étions surpris par un sit-in « improvisé » par de nombreux étudiants d’origine kabyle. Parmi eux le meilleur de mes amis. Ils étaient tous là. Arabisants scolaires, francisants, syndicalistes étudiants actifs ou en rupture, artistes amateurs et autres étudiants non visibles à l’année.

Malgré un climat de grande peur et de répression, ces braves étudiants ont fait acte de grand courage et de détermination. La police politique comptait sur des réactions racistes. Que nenni ! Le sit-in a eu une grande sympathie parmi la communauté universitaire.

Un étudiant de sociologie d'origine skikdie, un libertaire, est venu me voir spontanément pour me dire : "Kados, nous devons être tout le temps aux côtés de nos amis kabyles. C'est notre combat à tous, la liberté". Ce sit-in kabyle à Constantine est pour la liberté de tous les Algériens puisqu'il est pour la liberté d'expression et contre la répression.

Ce sit in de grande portée sur les consciences, m’a suggéré une amplification par un apport quantitatifs dans les rangs des resistants. J’ai pensé à un renfort. La conscience parmi les étudiants des autres régions était présente, même à l’état primaire, mais éparse.

Les soutiens n’étaient certes pas écrits, ni bruyants et manifestes mais sont logés dans ces regards admiratifs des étudiants qui venaient au « cercle des résistants ». La grande lame de résistance était latente. Et c’est là le grand génie populaire.

J’étais franchement blessé dans mon amour propre, moi le Chaoui, qui dans les moments difficiles, carbure à l’émotion, par le fait que le meilleur de mes amis et de mes camarades ne m’avait pas mis dans la confidence de cet acte politique. Je ne lui ai rien demandé, ni reproché. Mais cette blessure m’a accompagnée pendant 20 ans, jusqu’au jour où j’ai gagné d’ autres épaisseurs en maturité.

Cet ami, loin de ne pas me faire confiance, il avait beaucoup plus peur que l’affaire soit ébruitée et par conséquent, dans un climat policier renforcé, échouer lamentablement avec toutes les conséquences graves pour les organisateurs. Un vrai acte digne du courage de Fellaga (guérilleros de la révolution algérienne).

Ce groupe d’étudiants kabyles, ont mis leurs vies et leurs libertés en danger. Ils étaient d’une dignité et d’un courage insondable. Ils avaient la détermination de l’histoire et l’obstination de l’ancêtre qui refuse de s’abaisser. Ils ont hissé la tête de la nation hors de l’eau.

Cet ami et camarade qui m’a caché le secret du sit in, je ne cesse de l’aimer.

Kada Sabri

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