À Marseille, dans le quartier d’Arenc, tout près des quais d’embarquement pour Alger, une enseigne discrète porte un nom évocateur : L’Île aux mots. Plus qu’une librairie, c’est un lieu d’ancrage et de passage. Un port d’attache pour les amoureux du livre, les chercheurs de mémoire, les exilés de papier. Un espace rare, au croisement de la littérature, de l’histoire, de l’engagement et du partage.
Fondée par Yasmina et Nadir Yacine, la librairie s’inscrit dans le paysage marseillais comme un refuge pour les voix venues des deux rives de la Méditerranée. Ici, chaque rayon est une traversée : roman, poésie, essais critiques, littérature jeunesse, récits d’exil ou d’enfance. Rien n’est là par hasard. La sélection est exigeante, vivante, nourrie par les convictions profondes des libraires.
Mais ce qui donne à L’Île aux mots son âme singulière, ce sont les rencontres humaines et littéraires. Yasmina, libraire habitée par les textes, en est souvent la cheville ouvrière. Ces derniers mois, elle a animé des échanges d’une grande richesse :
– Avec Sabri Mansouri, autour de Quand la France perd le Sud et les siens, un essai lucide sur les fractures postcoloniales.
– Avec Arezki Aït Smail, pour Afrique, ma mère, récit personnel et politique d’un attachement à la terre algérienne.
– Avec Delphine Mercier et Michel Peraldi, autour de La logistique et ses monstres, plongée dans les coulisses du commerce mondialisé depuis les ports.
Et bientôt :
– Akli Ourad, autour de De Londres à Jérusalem, récit d’errance et de conscience politique.
– Zoubeida Berrahou, pour L’invention du jeu d’échecs à Mascara, brillante traversée de l’histoire intellectuelle algérienne.
– Et Atfa Mameai, le 10 juillet, pour son premier roman, Raï Love, un cri poétique à la fois intime et générationnel.
Mais L’Île aux mots, c’est aussi une mémoire qui s’affiche et se transmet. Dès l’entrée, les murs parlent. On y croise les regards indomptables de Saïd Moukbal, Djamila Bouhired, mais aussi de Federico García Lorca, Mahmoud Darwich, Angela Davis, et du grand Kateb Yacine.

Ces portraits, collés comme des manifestes silencieux, sont signés Moustapha Boutadjine, artiste de la dignité et des résistances. Ici, la librairie devient presque un musée vivant, où les figures de la poésie, de la lutte, de la liberté, accompagnent les pas des lecteurs.
La librairie l’Île aux mots n’est jamais déserte.
Elle bruisse de voix, de lectures, de souvenirs. On y vient pour chercher un livre, mais on y reste pour une parole, une écoute, un instant suspendu. Les rives s’y rejoignent. L’Algérie n’y est pas une nostalgie : elle y est vivante, interrogée, racontée, transmise.
C’est Marseille dans sa vérité : celle des docks, des luttes, des solidarités.
Une ville traversante, où la littérature permet encore de tenir debout.
Franchir le seuil de cette librairie, c’est accepter de dériver, d’apprendre, de se retrouver. Et peut-être, au détour d’une page, entendre battre le cœur du monde.
Djamal Guettala
