Khaled Osman est une figure discrète mais essentielle du paysage littéraire francophone. Égyptien d’origine, installé en France depuis de nombreuses années, il incarne cette double appartenance culturelle qui nourrit tout son travail, à la fois littéraire, critique et intellectuel. 

Son nom est surtout connu dans le monde de la traduction : il a été la voix française d’auteurs majeurs de la littérature arabe moderne, comme Naguib Mahfouz, Gamal Ghitany ou Sahar Khalifa. 

Son œuvre de traducteur a été saluée par plusieurs distinctions prestigieuses, notamment le Prix Biguet de l’Académie française et le Prix Laure-Bataillon. À travers ses choix, son exigence et sa fidélité au texte, Khaled Osman a contribué à élargir le champ de la littérature traduite, donnant au lectorat francophone accès à la richesse et à la complexité du monde arabe.

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Mais Khaled Osman n’est pas seulement un passeur : il est aussi écrivain. En 2011, il publie Le Caire à corps perdu, un roman dense et profondément sensoriel, qui explore la mémoire, l’exil et l’identité. Le récit suit un homme qui, après une longue absence en Europe, revient dans son pays natal, l’Égypte. À peine arrivé au Caire, il est frappé par une crise étrange qui le laisse amnésique. Cette perte de mémoire devient un moteur narratif puissant : à travers son errance dans une ville à la fois familière et méconnaissable, le personnage cherche à se reconstruire, à rassembler les morceaux épars de lui-même.

Le Caire à corps perdu est un roman de la fracture : fracture intérieure, mais aussi fracture sociale et urbaine. Le Caire y apparaît comme une ville tentaculaire, oppressante, traversée par les tensions politiques, les contrastes économiques, et la chaleur humaine de ses habitants. L’écriture d’Osman épouse cette complexité : elle est sensuelle, rythmée, presque cinématographique, capturant le tumulte des rues, les couleurs, les odeurs, les visages. Le roman n’est pas seulement une quête personnelle, c’est aussi une radiographie d’un monde en mutation, d’une société écartelée entre la mémoire d’un passé glorieux et l’incertitude d’un avenir confus. Le livre a reçu une mention au Prix Gitanjali à Pondichéry, en reconnaissance de sa force littéraire et de sa portée humaine.

Par son double rôle de traducteur et d’écrivain, Khaled Osman joue un rôle essentiel dans la circulation des imaginaires entre les langues. Il ne se contente pas de faire passer les mots d’une langue à une autre : il restaure la charge émotionnelle et symbolique des œuvres qu’il traduit, tout en imposant sa propre voix littéraire. Son apport est donc double : il éclaire des voix venues d’ailleurs, et en même temps, il offre une œuvre originale profondément ancrée dans les questions de notre temps. Il s’inscrit dans une tradition d’écrivains marqués par l’exil, la mémoire fragmentée et la quête intérieure — dans la lignée d’Edward Saïd ou de W.G. Sebald — tout en s’inspirant de la richesse narrative et poétique du monde arabe. Il hérite de cette tradition mais la transforme, l’adapte, la confronte à l’expérience contemporaine.

Son impact est aussi politique, au sens large : il décentre le regard, refuse les récits simplistes, et propose une littérature du trouble, du passage, de la tension entre mondes. Par une langue exigeante et charnelle, il nous confronte à ce que signifie « être entre », dans un monde morcelé. Le Caire à corps perdu en est l’illustration lumineuse — un texte où la ville devient le miroir d’un homme en quête de lui-même, et où la littérature sert à reconstituer, fragment après fragment, un corps, une mémoire, un sens.

Khaled Osman revient dans cet entretien sur son parcours singulier, entre traduction, critique et écriture. De ses années passées à faire entendre en français les grandes voix de la littérature arabe, à la publication de son premier roman Le Caire à corps perdu, il construit une œuvre exigeante, à la croisée des langues et des mémoires. Dans ce dialogue, il partage sa vision de la littérature comme espace de passage, d’exil et de réinvention — un lieu où l’identité se cherche autant qu’elle se raconte.

Le Matin d’Algérie : Vous êtes à la fois écrivain, traducteur et critique. Comment ces différentes facettes nourrissent-elles votre écriture ?

Khaled Osman : Je pense que ces activités ont pour point commun de travailler une matière que j’aime, celle des mots et de la langue. 

J’ai d’abord été un grand lecteur de littérature arabe d’où aussi mon goût pour la critique mais c’est vers la traduction littéraire que je me suis d’abord orienté. Après un long parcours comme passeur de grands textes arabes, j’ai voulu à mon tour essayer d’apporter ma petite pierre comme auteur. Je voulais faire mentir cette conviction personnelle selon laquelle je n’avais aucune imagination, et aussi me confronter au défi de la construction d’un roman.

Le Matin d’Algérie : Le Caire à corps perdu évoque la perte de mémoire, le retour au pays et l’identité fragmentée. Quelle part de vécu personnel se cache derrière ce récit ?

Khaled Osman : Les péripéties racontées dans ce roman se divisent en deux catégories :  celles que j’ai réellement vécues, et celles que j’ai rêvé de vivre. Le privilège de l’auteur est de ne jamais divulguer ce qui relève de l’une ou de l’autre. D’ailleurs, en juger selon le critère de la vraisemblance peut être trompeur, et il n’est même pas sûr que l’auteur lui-même soit capable de faire la distinction,

Le Matin d’Algérie : Le Caire y est presque un personnage à part entière. Quelle est votre relation intime à cette ville, et comment avez-vous cherché à la traduire en mots ?

Khaled Osman : Le Caire est une ville très ambivalente dans la mesure où elle comporte des aspects inhumains (son gigantisme, son chaos, sa pollution…) mais aussi un côté extrêmement attachant qui fait que, passé le premier choc, on ne peut pas ne pas l’aimer et avoir envie d’y revenir. 

L’autre particularité c’est quelle réveille spontanément des flashes mémoriels liés aux œuvres qu’elle a suscitées (livres, poèmes, films…)  C’est tout cela que je me suis efforcé de rendre en mots à travers ce roman.

Le Matin d’Algérie : En tant que traducteur, vous avez fait découvrir de nombreuses voix du monde arabe au lectorat francophone. Quelles sont les responsabilités, selon vous, d’un traducteur littéraire aujourd’hui ?

Khaled Osman : La première responsabilité est celle du choix : savoir sélectionner, conjointement avec l’éditeur, les œuvres qu’il juge important de faire connaître au public francophone.  Contrairement à une idée reçue, ce sont les œuvres les plus ancrées localement – et non celles qui sont écrites avec la perspective d’un lectorat international – qui sont le plus susceptibles de résonner de manière universelle. L’autre volet de cette responsabilité consiste à mettre à profit la connaissance qu’il a des deux langues, mais surtout des deux cultures, pour rendre l’ouvrage accessible et le mettre en valeur du mieux qu’il peut.

Le Matin d’Algérie : Votre roman a été écrit avant les révolutions arabes de 2011. Avec le recul, comment percevez-vous ce que vous appeliez déjà dans le livre une ville “au bord de l’explosion” ?

Khaled Osman : Même si ce livre n’anticipait pas à proprement parler l’éclatement de la révolution, il décrivait certaines facettes du ressentiment populaire envers le régime de Moubarak, et en particulier les dérives autoritaires de l’appareil de la Sécurité centrale. C’est ce ressentiment qui est monté peu à peu pour provoquer la révolution de 2011.

Le Matin d’Algérie : Quels auteurs ou œuvres, arabes ou francophones, ont marqué votre parcours et influencé votre manière d’écrire ?

Khaled Osman : Face à une question comme celle-ci, on ne peut évidemment s’empêcher de mentionner Naguib Mahfouz. Bien que située à Alexandrie, sa fameuse pension « Miramar » a certainement été pour moi une référence littéraire. Il a aussi été ma bonne étoile, dans la mesure où il est l’auteur par lequel j’ai commencé mon parcours de traducteur, et où la nouvelle de son Prix Nobel est tombée alors que ma deuxième traduction de lui était sous  presse.

Cela dit, mes modèles ne sont pas exclusivement littéraires, et les films de Youssef Chahine ont certainement été une référence cinématographique.

Le Matin d’Algérie : Votre œuvre semble habitée par le mouvement, l’exploration. Vers quoi se dirige aujourd’hui votre écriture ? Avez-vous un projet en gestation ?

Khaled Osman : J’ai la sensation d’avoir accompli un cycle avec mes deux premiers romans, celui-ci et « La colombe et le moineau », une sorte de diptyque consacré au thème du retour de l’exilé dans son pays natal. 

Si troisième roman il y a, il devra s’émanciper de ce thème fondateur. 

Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?

Avec le recul, il apparaît que le Caire décrit dans ce roman n’existe plus en tant que tel, il peut ainsi servir de référence pour analyser ce que cette ville tentaculaire, et aujourd’hui plus fragmentée que jamais, est devenue.

Entretien réalisé par Brahim Saci

http://khaledosman.fr

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