Au-delà des frictions diplomatiques conjoncturelles, la relation entre Paris et Alger semble prisonnière d’un schéma mental hérité de la colonisation, où l’un veut dominer et l’autre refuse de se soumettre sans parvenir à s’émanciper totalement.
À travers le prisme du miroir hégélien, cette tension récurrente s’explique moins par les aléas politiques que par une lutte symbolique pour la reconnaissance, qui entrave toute normalisation sincère.
I. L’énigmatique reconnaissance française de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental : une décision plus lourde qu’il n’y paraît
La reconnaissance par la France, sous Emmanuel Macron, de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental constitue un basculement géopolitique majeur, mais également un geste éminemment symbolique aux résonances historiques complexes. Officiellement, il s’agirait d’un alignement progressif sur les positions américaines et israéliennes, déjà engagées dans une normalisation accélérée avec le Maroc depuis les Accords d’Abraham.
En réalité, cette décision signe davantage qu’un simple appui diplomatique : elle manifeste la volonté française d’ancrer un protectorat postmoderne dans le Maghreb, au mépris du droit international et des résolutions de l’ONU. Ce geste heurte d’abord la position de neutralité historique que la France affectait jusque-là de conserver dans ce conflit non résolu.
En se rangeant dans le camp de Rabat, Paris abandonne cette prétendue impartialité et confirme un tropisme marocain de longue date, nourri par des intérêts économiques, sécuritaires, migratoires et culturels. Mais au-delà de la realpolitik, cette reconnaissance soulève une interrogation fondamentale : qu’est-ce que la France cherche exactement ? La réponse est plurielle.
Paris semble vouloir se redéployer dans une Afrique sahélienne qui lui échappe progressivement (Mali, Burkina Faso, Niger, Centrafrique), et le Maroc lui offre une plateforme de repli stratégique, un allié fiable et malléable, fort d’un ancrage occidental profond et d’une monarchie stable. Ce soutien à Rabat est donc aussi un aveu de faiblesse : celui d’une France incapable de maintenir son influence en Afrique de l’Ouest, qui parie désormais sur une Afrique du Nord structurée autour du duo Rabat-Tunis, pour contrebalancer l’insoumission croissante d’Alger.
Ce choix comporte néanmoins un prix : il provoque une rupture brutale avec l’Algérie, qui, elle, incarne une autre temporalité de la décolonisation, plus tragique, plus intransigeante, et donc moins compatible avec le logiciel néocolonial français. La France, en soutenant ouvertement le Maroc, ne fait pas qu’approuver une revendication territoriale, elle donne raison à un protectorat contre une république, à un royaume soumis aux logiques atlantiques contre une nation qui s’est construite dans le sang contre l’ordre colonial. L’Histoire, ici, n’est pas oubliée, elle est cyniquement réécrite.
Enfin, cette reconnaissance française révèle une conception profondément hégélienne des relations franco-algériennes : pour Paris, l’Algérie reste dans une dialectique du maître et de l’esclave. La France serait le maître dont la reconnaissance est recherchée, le référent ultime. Et dès que l’Algérie s’en affranchit, qu’elle se tient debout, critique, libre, on lui oppose le dédain ou l’humiliation. En cela, cette reconnaissance du Sahara marocain n’est pas tant un soutien au Maroc qu’un camouflet adressé à Alger.
II. Le sens profond du soutien français au Maroc : entre stratégie atlantiste, consolidation du « pré carré africain » et redéfinition des alliances
Le choix de la France de soutenir la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental n’est ni un geste isolé, ni un simple alignement sur Washington. Il répond à une recomposition profonde de la stratégie française dans le monde postcolonial et à une nécessité de repositionnement dans un échiquier africain qui lui échappe progressivement.
D’abord, la France cherche à préserver ce qui reste de son influence en Afrique, dans un contexte où elle perd du terrain face à des puissances alternatives comme la Chine, la Russie ou même la Turquie. Le Maroc, allié fidèle, monarchie stable, figure comme un partenaire « fiable » à ses yeux, dans une région où l’Algérie s’autonomise de plus en plus, politiquement et économiquement, tout en renforçant sa coopération militaire avec Moscou. Ce choix reflète donc un pari français sur Rabat comme rempart contre l’effondrement de l’ordre postcolonial dans la région.
Ensuite, ce ralliement s’inscrit dans une logique atlantiste. En soutenant la position marocaine, la France se synchronise avec les États-Unis, qui ont reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara depuis l’administration Trump.
Cette convergence vise à renforcer l’axe euro-américain au Maghreb, contre les puissances dites « révisionnistes », notamment l’Algérie non-alignée, qui incarne une forme de résistance diplomatique à l’ordre occidental. La question du Sahara devient donc un test de loyauté géopolitique. Par ailleurs, le soutien à Rabat peut être lu comme une tentative de sanction indirecte de l’Algérie, dont la France supporte de moins en moins la posture souverainiste et intransigeante sur les dossiers mémoriels, migratoires et régionaux.
L’Algérie refuse de se soumettre à la repentance tronquée ou calculée de Paris, refuse le diktat du narratif unique sur l’histoire coloniale, et affiche une indépendance grandissante dans ses relations internationales. Soutenir le Maroc devient dès lors une manière de réaffirmer une autorité perdue sur le Maghreb. Enfin, ce choix diplomatique contient une lecture idéologique : celle d’un projet de réorganisation de la région où les États arabes monarchiques, perçus comme plus « stables » et « compatibles » avec les intérêts occidentaux (Maroc, Émirats, Arabie saoudite), deviennent les interlocuteurs privilégiés. L’Algérie républicaine, révolutionnaire, et historiquement liée aux luttes de libération devient, par contraste, un corps étranger dans la stratégie d’influence occidentale, surtout lorsqu’elle soutient des causes comme celle de la Palestine ou du Front Polisario.
III. L’Algérie et l’impossible séparation symbolique : entre dignité souveraine et mémoire toujours vive
L’un des ressorts fondamentaux de la crispation algérienne tient à ce que la France feint de ne pas entendre : l’histoire ne passe pas, surtout lorsque l’ancien maître, loin de s’effacer dignement, continue de jouer aux grands équilibristes sur les plaies non refermées. La guerre d’indépendance n’a pas seulement mis fin à une occupation ; elle a ouvert une ère où la blessure coloniale, loin de cicatriser, a produit un corps politique hanté par sa propre libération.
La réaction algérienne face à l’appui diplomatique de Paris à Rabat ne se limite pas à un désaccord géopolitique ou à une divergence stratégique. Elle prend racine dans une perception quasi existentielle : celle d’un retour du refoulé colonial. Comment interpréter autrement cette posture française qui, sous prétexte de pragmatisme diplomatique, semble récompenser un royaume resté aligné, loyal, occidental-compatible quand l’Algérie, elle, a toujours affiché une forme d’altérité souveraine, souvent mal comprise et mal acceptée par l’ancien colonisateur ?
La récurrence des différends, mémoriels, culturels, diplomatiques, entre Paris et Alger traduit l’impossibilité pour l’Algérie d’entrer dans une relation apaisée avec une puissance qui, aux yeux de l’élite politique algérienne, continue de parler la langue de la domination. Dans l’inconscient collectif de ses dirigeants, la France, en soutenant la position marocaine, adresse un message sourd : le modèle d’émancipation algérien est trop radical, trop incommode, trop autonome, et doit être marginalisé au profit d’un autre plus malléable.
L’Algérie ne refuse pas à la France le droit de soutenir un partenaire. Elle lui conteste le droit de le faire dans un dossier aussi inflammable que celui du Sahara occidental, où l’Algérie, en plus d’un positionnement historique, voit la projection de ses principes de décolonisation et de droit à l’autodétermination.
Soutenir le Maroc, c’est heurter l’Algérie sur son terrain le plus sacré : celui de sa légitimité historique post-coloniale. C’est pourquoi la diplomatie algérienne vit chaque geste de la France dans ce dossier comme une gifle adressée à sa dignité, un ricanement post-impérial. Ce n’est pas tant un désaccord politique qu’un affront ontologique. L’Algérie se veut libre, mais elle sent que cette liberté reste, pour l’ancienne métropole, une anomalie, une impertinence, voire un défi à son ordre international. Et c’est précisément cette résistance algérienne à toute dépendance symbolique ou diplomatique qui agace Paris, autant qu’elle galvanise Alger.
IV. La crise des visas diplomatiques : la France ferme ses portes aux élites algériennes
L’un des tournants les plus révélateurs de la dégradation silencieuse, mais stratégique, des relations entre Paris et Alger est cette décision, passée presque inaperçue dans les canaux officiels mais retentissante dans ses implications : l’interdiction de délivrance de visas diplomatiques aux hauts responsables algériens et à leurs familles.
En apparence, il ne s’agit que d’une formalité administrative, mais en réalité, c’est une claque institutionnelle. C’est la réplique douce, mais ferme, d’une France exaspérée par les postures algériennes, et qui choisit le levier le plus symbolique et le plus douloureux : celui de l’accès des élites algériennes à son propre territoire.
Il faut comprendre l’intelligence froide de cette manœuvre : la société algérienne peut bien se radicaliser dans ses discours nationalistes, les officiels algériens peuvent bien hurler à la souveraineté violée, à l’amitié trahie, mais les élites algériennes continuent de consommer la France : leurs enfants y étudient, leurs épouses y accouchent, leurs fortunes y sont placées, leurs retraites y sont préparées. Le visa diplomatique est donc moins un papier de voyage qu’un laissez-passer pour continuer à vivre une double existence : souveraineté dans les mots, dépendance dans les actes. En fermant cette porte, la France place le régime algérien devant son propre miroir, celui de sa contradiction la plus nue.
Comment prétendre s’ériger en puissance libre et affranchie, quand ceux qui parlent au nom de cette indépendance refusent eux-mêmes de couper le cordon avec l’ancienne métropole ? C’est ici que le mot post-colonial devient obscène. Car il n’y a rien de post dans cette relation : c’est encore la scène coloniale, rééditée en habits de souveraineté, mais avec les mêmes gestes de soumission sociale, éducative, sanitaire, financière.
L’interdiction des visas diplomatiques fonctionne alors comme un désenvoûtement brutal. Elle oblige l’État algérien à redevenir algérien, à cesser de vivre par procuration en France. Elle expose surtout le divorce entre un pouvoir qui vocifère contre l’Occident, et une caste dirigeante qui ne peut se passer de lui. Et cette mesure, à bas bruit, ne fait qu’amplifier un message : la France a cessé de croire à la fiction algérienne d’une puissance régionale insoumise. Elle enregistre désormais les contradictions algériennes comme autant de fragilités à exploiter.
V. Le rebondissement géopolitique : la restriction des visas diplomatiques par la France aux dirigeants algériens
La décision de la France de restreindre, voire de suspendre, l’octroi de visas diplomatiques aux hauts responsables algériens, ainsi qu’à leurs familles, n’est ni anecdotique ni accessoire. Elle agit comme un révélateur, une cristallisation soudaine d’un malaise plus ancien, plus structurel, entre deux États liés par une histoire saturée de blessures, de malentendus, de non-dits et d’intérêts divergents. D’un point de vue strictement diplomatique, c’est un camouflet.
La France, en interdisant l’accès de son territoire à ceux qu’elle traitait naguère avec une forme de déférence d’État à État, renverse l’étiquette, renoue avec une forme de verticalité coloniale : elle administre une punition morale, doublée d’un message de fermeté stratégique, comme pour rappeler que l’Algérie n’est pas en position de rapport égal, et que ses élites ne peuvent se mouvoir dans l’espace français à leur guise si elles contestent Paris sur la scène internationale.
Mais cette mesure, pour être comprise dans toute sa densité, doit être lue au prisme d’une contradiction majeure : l’élite algérienne, qui prétend incarner une souveraineté fière et rétive à toute tutelle, entretient en réalité une dépendance structurelle à l’espace français. Que ce soit pour les soins médicaux, les scolarisations, les biens immobiliers ou les affaires privées, la France demeure le prolongement quasi organique de la zone de confort des dirigeants algériens. Leur interdiction d’y accéder agit comme une fermeture brutale du sas de respiration auquel ils se sont habitués, rendant leur nationalisme plus théâtral que réel.
La France le sait. Et en jouant cette carte, elle expose au grand jour une faille morale et politique algérienne, celle d’une classe dirigeante qui vit dans la négation de ce qu’elle proclame, et dont les enfants, les intérêts, les loisirs, les retraites, parfois même les naissances, sont intégrés à la matrice française qu’ils critiquent officiellement. Dès lors, ce rebondissement n’est pas un simple épisode diplomatique. Il met à nu une vérité philosophique sur la nature du pouvoir algérien postcolonial : celui-ci n’a jamais complètement coupé le cordon ombilical avec l’ancien colon, il n’a fait que le maquiller.
L’interdiction de visas agit ici comme une rupture symbolique violente, une sorte de rappel brutal à la réalité : on ne peut à la fois se proclamer souverain et se lover dans le confort d’un ancien maître. Mais au-delà de l’humiliation, cette crise peut ( si elle est saisie avec lucidité ) devenir une opportunité.
L’Algérie peut y voir l’aiguillon d’une réorientation nécessaire, d’une reconfiguration de ses alliances, d’une refondation de son autonomie réelle, intellectuelle, géopolitique et économique. À condition qu’elle accepte de ne plus jouer en permanence sur deux registres (la souveraineté de façade et la dépendance effective) mais de trancher une fois pour toutes dans le sens d’une émancipation authentique.
VI. Le différend mémoriel et la verticalité brisée du rapport France-Algérie
Le dernier point du développement interroge la nature du lien mémoriel entre l’Algérie et la France, et la manière dont ce lien, qui aurait pu porter un dépassement historique ou un apaisement progressif, devient un levier de blocage récurrent dans la relation bilatérale. Le souvenir colonial, au lieu de se transmuer en enseignement ou en socle d’intelligence historique partagée, reste une matière inflammable, exploitée alternativement par les deux régimes pour servir des objectifs conjoncturels.
En France, la mémoire de la guerre d’Algérie divise encore les institutions et les imaginaires collectifs, entre une repentance partielle, souvent jugée excessive par certains cercles politiques, et un refus obstiné de regarder l’histoire en face, notamment chez les nostalgiques de l’Algérie française ou les tenants d’une lecture héroïsée de la colonisation.
À cela s’ajoute une instrumentalisation politique de la mémoire algérienne au sein même du champ politique français, dans les discours sur l’identité nationale, l’immigration ou les banlieues. En Algérie, cette mémoire continue d’être l’un des piliers du récit officiel de légitimation du pouvoir.
Le passé colonial est brandi comme une blessure toujours vive, à chaque tension diplomatique, dans un réflexe de retour au traumatisme originel. Mais cette mobilisation n’est pas pure, elle sert souvent à dissimuler les échecs de gouvernance, à esquiver les responsabilités présentes et à réactiver un patriotisme de façade. Elle révèle surtout que l’État algérien ne s’est jamais véritablement détaché du regard français, comme si sa souveraineté même restait en partie suspendue à la reconnaissance symbolique ou mémorielle que lui accorderait l’ancien colonisateur.
Or, cette fixation mémorielle empêche toute réelle verticalité stratégique : au lieu d’un rapport d’État à État mûr, froid, lucide et délié du ressentiment, les deux nations restent prisonnières d’un passé mal digéré. C’est une forme de codépendance historico-émotionnelle : la France ne parvient pas à reconnaître pleinement ce que son empire a produit de destructeur, et l’Algérie ne parvient pas à exister diplomatiquement sans invoquer la France, fût-ce pour s’en éloigner.
L’épisode de l’interdiction des visas diplomatiques, comme une humiliation infligée par Paris à Alger, a rouvert cette plaie. Il a rappelé à l’Algérie qu’elle est traitée non pas comme une puissance équivalente, mais comme une entité encore perçue dans un rapport d’infériorité. Ce geste français ne dit pas seulement : « vous n’êtes pas nos égaux », il ravive en creux l’idée que le regard du maître pèse encore, que l’ancienne colonie n’a pas totalement conquis sa pleine altérité.
Ainsi, la verticalité d’un lien d’égal à égal, entre deux puissances pleinement souveraines et affranchies de leur passé, reste brisée, et tant que la mémoire coloniale sera un instrument de pouvoir plutôt qu’un objet de vérité partagée, aucune relation apaisée ou stratégique ne pourra émerger.
Hassina Rabiane
franchement beaucoup de blabla inutile !! je ne vois pas une quelconque posture coloniale lorsque la France demande à l’algérie de reprendre ses ressortissants ! J’aimerais savoir également ce que l’auteur appelle » élite » dans le cas de l’algérie ??