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lundi, 3 novembre 2025
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Jean-Michel Durafour : « Le livre pense, il est l’expression de la pensée du lecteur »

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Née en 2022 à Aix-en-Provence, la maison d’édition Épousées par l’écorce s’impose, en quelques ouvrages seulement, comme un lieu rare de rencontre entre poésie et arts visuels. Sous l’impulsion de son fondateur, Jean-Michel Durafour — essayiste, universitaire et passionné de dialogue esthétique —, elle explore la frontière féconde entre texte et image, sans que l’un ne domine l’autre.

Lors du Salon du livre de la Métropole à Marseille en octobre 2025, nous avons choisi de donner visibilité à des maisons d’édition indépendantes pour la qualité de leurs publications, mettant en lumière leur singularité et leur capacité à créer des objets littéraires uniques.

Dans cet entretien accordé au Matin d’Algérie, Jean-Michel Durafour revient sur la philosophie singulière de sa maison, sur les défis de l’édition indépendante et sur la force sensorielle du livre imprimé, cet « objet pensant » qu’il continue de défendre avec conviction.

Le Matin d’Algérie : Qu’est-ce qui vous a poussé à créer Épousées par l’écorce en 2022, dans un paysage éditorial déjà riche et diversifié ?

Jean-Michel Durafour : J’ai créé Les Épousées par l’écorce dans le but de retrouver un dialogue entre la poésie et les arts, qui a fait certaines des riches heures de la poésie du siècle dernier depuis l’aventure surréaliste, mais avec une spécificité qui ne me semblait pas avoir été suffisamment explorée : ne pas publier de textes faits à partir des images, ni des images faites à partir des textes.

Le Matin d’Algérie : Vous insistez sur le fait que les images ne sont pas de simples illustrations des textes. Pouvez-vous nous expliquer cette philosophie éditoriale ?

Jean-Michel Durafour : En effet, la ligne éditoriale des Épousées par l’écorce est de fabriquer les conditions matérielles de la rencontre entre deux œuvres qui, idéalement, ne se connaissent pas du tout. Chaque livre, confectionné avec soin et à tirage numéroté et limité, donne la parole à la conversation entre un écrivain et un artiste sans que les images soient des illustrations des textes ni les textes des commentaires des images. Nous aimons le pari de pouvoir ainsi révéler des aspects des œuvres restés dissimulés tant qu’on ne sort pas de leur médium d’origine. Une œuvre est faite dans un médium (littérature, photographie, etc.), mais on oublie trop souvent de se poser la question de son médium d’arrivée et nous présupposons trop qu’il est le même que celui de son émergence. Ce n’est pas si évident.

Le Matin d’Algérie : Votre maison d’édition se distingue par le dialogue entre texte et image. Comment choisissez-vous les collaborations entre écrivains et artistes ?

Jean-Michel Durafour : C’est le privilège du directeur éditorial que de choisir les collaborations, dans la mesure du possible (il arrive que nous ne respections pas cette règle). La maison d’édition fonctionne beaucoup à partir de commandes passées à des poètes ou à des artistes.

Mon métier officiel me permet d’avoir, dans les deux cas, un très large carnet d’adresses, national et international. Mais nous sommes aussi ouverts aux propositions spontanées. Elles émanent généralement de poètes. Nous en recevons plusieurs par semaine, et l’un de nos prochains ouvrages sera fait à partir d’une de ces propositions. Un très bel ouvrage, pour lequel nous allons collaborer avec une plasticienne norvégienne.

Le Matin d’Algérie : Quel rôle joue le format et le tirage limité dans votre démarche ? Pourquoi accorder autant d’importance à l’objet-livre ?

Jean-Michel Durafour : Comme dans le raccord cinématographique, où un troisième sens apparaît par l’association de deux plans l’un avec l’autre, le livre devient le l’enjeu d’un sens inédit. Le livre n’est pas qu’un simple réceptacle de quelque chose qui aurait son sens avant lui, indépendamment de lui, et qu’il se contenterait de rendre accessible aux lecteurs. Le livre pense.

Le Matin d’Algérie : Vos publications sont imprimées sur des papiers respectueux de l’environnement. Est-ce une exigence fondamentale de votre identité éditoriale ?

Jean-Michel Durafour : Oui, c’est capital pour moi d’agir à l’intérieur d’un cercle le plus vertueux possible. Cela a un coût, mais je suis ferme là-dessus. Pour la même raison, nous faisons toujours le choix de la proximité et de la limitation de l’empreinte carbone : notre imprimeur est à Nîmes, nous sommes autodistribués, etc.

Le Matin d’Algérie : Comment définiriez-vous le profil des lecteurs que vous visez avec vos ouvrages ?

Jean-Michel Durafour : Nos ouvrages s’adressent à des lecteurs amateurs de poésie, d’art et de beaux-livres, ayant du goût pour les objets uniques, c’est-à-dire absolument tout le monde (rires).

Sans plaisanter, nous ne souhaitons qu’une chose : qu’on lise plus de poésie, qu’on s’intéresse plus aux différents arts visuels. Tout lecteur est chez lui dans nos livres.

Le type de dialogue entre poésie et arts que nous proposons fait que c’est beaucoup au lecteur d’inventer le sens qui relie textes et images. Le livre pense parce qu’il est l’expression de la pensée du lecteur. Le lecteur contribue à créer le livre.

Le Matin d’Algérie : Pouvez-vous nous raconter une expérience ou un projet où l’échange entre texte et image a particulièrement bien fonctionné ?

Jean-Michel Durafour : Ce fut le cas, par exemple, avec nos deux derniers ouvrages (visuels). Ni les poètes ni les artistes ne se connaissaient auparavant. L’œuvre de l’autre a dans les deux cas fait ressortir des détails des textes ou des images, des choses latentes, qui sont là mais qui avaient besoin d’un révélateur extérieur pour se manifester. Les œuvres s’enrichissent ainsi mutuellement.

Le Matin d’Algérie : Quelles sont les plus grandes difficultés auxquelles vous êtes confronté en tant que jeune maison d’édition indépendante ?

Jean-Michel Durafour : Ces difficultés, hélas, sont bien connues : le manque de moyens, la nécessité de se faire connaître dans un milieu où différents types d’offre abondent et où la moindre publicité dans un journal spécialisé coûte trois années de budget, le recul de la lecture en raison des nouvelles pratiques technologiques culturelles… Dans certains cas, nous pouvons agir pour les diminuer par notre enthousiasme, les aides à la publication. Dans d’autres, nous ne pouvons pas faire grand-chose. Il faut rester stoïcien. Dans tous les cas, nous faisons tout notre possible pour aller à la rencontre du public et présenter notre maison d’édition, grâce au soutien des marchés ou des salons du livre, de librairies partenaires fidèles un peu partout en France, de recensions sur des sites littéraires importants ou des blogs de lecture.

Le Matin d’Algérie : À l’ère du numérique et des livres électroniques, comment percevez-vous l’avenir des livres imprimés, surtout dans votre démarche artisanale ?

Jean-Michel Durafour : Pour moi, nous n’avons mis tout ce temps depuis les tablettes de cire pour parvenir à l’objet livre et ensuite l’abandonner. Le livre imprimé tel que nous le connaissons depuis Gutenberg est le résultat optimal d’une adéquation entre la pensée occidentale et le texte matérialisé. Un livre numérique peut être très utile (pour chercher des occurrences rapidement, pour disposer de très nombreux textes difficiles à stocker dans des bibliothèques, etc.), mais je ne suis jamais parvenu à lire longtemps dans ce format. Comme beaucoup de gens, et je crois au fond tout être humain, le livre papier m’apporte des odeurs, des textures, les souvenirs de ses anciens propriétaires, une présence. Imagine-t-on manger ou aimer sans des contacts ? C’est pour moi du même ordre. Je ne crois pas que le livre disparaîtra pour cette raison. Plus le monde sera technologique, virtuel, plus nous aurons besoin en réaction de matérialité, de corporéité. Ou alors, c’est que nous serons devenus une autre espèce. C’est sans doute ce qui arrivera.

Le Matin d’Algérie : Quels projets ou collaborations peut-on attendre dans les mois à venir chez Épousées par l’écorce ?

Jean-Michel Durafour : Nous avons plusieurs projets. Comme je le disais rapidement tout à l’heure, une très belle rencontre entre Michel Bourçon, poète discret et raffiné, et la plasticienne scandinave Vilde Rolfsen (qui crée des paysages avec des sacs plastiques).

Nous allons aussi avoir au printemps 2026 le poète Pierre Vinclair, l’un des auteurs les plus doués de sa génération, qui nous a fait l’honneur et l’amitié de nous confier un de ses textes autour du Rhône (au cœur de ses précédents livres chez Flammarion).

Ce sera accompagné par des aquarelles de Jérémy Cheval faites avec l’eau… du Rhône. Le lien entre le texte et l’image peut parfois se loger dans des détails surprenants !

Entretien réalisé par Djamal Guettala 

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