Vendredi 11 juin 2021
Un régime qui n’a cessé de se succéder à lui-même
Pour neutraliser le hirak et éviter la désintégration du régime sous les coups de boutoir d’une mobilisation citoyenne inédite depuis plus de deux ans, les dirigeants ont adopté une double stratégie complémentaire. La première est politique se traduisant par des offres électorales et d’une révision constitutionnelle.
Le choix de la voie constitutionnelle pour répondre aux instances du hirak n’est pas sans rappeler les dernières révisions constitutionnelles au Maroc et en Tunisie, adoptées respectivement le 1er juillet 2011 et le 27 janvier 2014, consécutives aux soulèvements massifs qui ont alors secoués ces deux pays au début de la décennie 2010.
La seconde sécuritaire, elle consiste à agiter le spectre de la menace de l’ennemi de l’intérieur et de l’extérieur pour la justifier et dédouaner ses conséquences, c’est-à-dire la répression et les restrictions des libertés publiques. Notons que l’option sécuritaire n’est pas nouvelle ; pour lutter contre la violence terroriste de la décennie 1990, les autorités ont fait le choix d’une stratégie sécuritaire conduite souvent en dehors du cadre légal et dont le bilan des pertes en vies humaines est particulièrement macabre.
Le choix imprudent du tout sécuritaire, privilégié alors au détriment d’une approche politique de la crise, a donné naissance à une légitimité sécuritaire dont le régime a su tirer parti tant sur le plan national qu’international, notamment depuis les attentats-suicides, perpétrés à New York par des djihadistes d’El Qaïda le 11 septembre 2001, qui lui ont permis de « vendre » son expertise en matière de lutte contre le terrorisme à d’autres États.
Cette légitimité par le sécuritaire est d’autant plus nécessaire pour les dirigeants que la légitimé historique et révolutionnaire sur laquelle ils se sont largement appuyée pendant plusieurs décennies s’est largement érodée. Pas plus qu’ils ne peuvent aujourd’hui s’adosser à la légitimité par la redistribution des revenus faramineux de la rente pétro gazière de la double décennie 2000 et 2010 en raison de la forte baisse des cours ces dernières années.
Malgré la gravité de ses effets, l’on assiste depuis depuis la reprise du hirak vers la fin de février 2021, après la suspension des marches pendant près d’un an à cause du coronavirus, à des tentatives de renouer avec la stratégie sécuritaire de la décennie 1990 pour étouffer toute forme d’expression dissidente incarnée par le hirak. Mais la stratégie sécuritaire n’est justifiée et n’a de sens que si une menace sérieuse et imminente pèse sur la sécurité du pays. Or en l’occurrence la menace de l’ennemi tantôt de l’intérieur tantôt de l’extérieur que le régime ne cesse de brandir est d’autant plus fictive que réelle que le hirak a fait preuve remarquablement depuis février 2019 d’un attachement profond au cours pacifique de la mobilisation.
Par conséquent, l’argument de la « double menace » invoqué par les autorités pour justifier la stratégie sécuritaire ne résiste ni à l’observation empirique ni à l’examen politique pour la simple raison que l’Algérie d’aujourd’hui est sans commune mesure, sur le plan sécuritaire, avec le contexte de violence terroriste des années 1990.
En l’absence de menace sécuritaire sérieuse et tangible sur le pays, les autorités se lancent dans une vaine entreprise de fabrication de l’ennemi avec, notamment la récente décision du Haut conseil de sécurité de classer deux mouvements politiques, le MAK et Rachad, sur la liste des organisations terroristes et de les traiter comme telles (El Watan du 19 mai 2021) alors que cet organe est chargé constitutionnellement de donner simplement des avis consultatifs au chef de l’Etat.
Après la chute de Bouteflika le 2 avril 2019, la feuille de route de l’ancien chef d’état-major, le général Gaïd Salah, se déclinait en pointillé avec, notamment l’annonce de la tenue de l’élection présidentielle du 12 décembre 2019. Dès lors, le projet de reconstruction de la façade civile du régime militaire, qui entend résolument le demeurer, est mis en branle. Le référendum constitutionnel du 1er novembre 2020 et les élections législatives du 12 juin 2021 ne sont que la 2e et la 3e phase de cette entreprise politique de ravalement de façade consistant à redonner au pouvoir militaire une apparence civile battue en brèche par le hirak après quelques semaines de mobilisation massive provoquant la destitution sans coup férir de Bouteflika et son clan.
Mais l’offre politique imposée par le régime, pour résorber la crise et apaiser la colère des Algériens, se déclinant d’un côté par l’élection présidentielle du 12 décembre 2019, marquée par un taux d’abstention rarement égalé et, de l’autre, la révision de la constitution adoptée par le referendum du 1er novembre 2020, empreint à son tour d’un taux record d’abstenants, n’a pas atteint l’objectif escompté : l’échec du Hirak. Et les élections législatives du 12 juin n’échapperont pas, à leur tour, à cette sanction ; intervenant dans un contexte de répression faisant plus de 200 détenus d’opinion, elles ne suscitent ni intérêt ni engouement des Algériens qui les qualifient de non-événement.
À l’instar des scrutins précédents, ces élections ne seront au fond qu’un moyen de maintenir la tyrannie du statu quo et de tenter en vain de faire échec au hirak. D’aucune utilité politique pour les Algériens, elles ne serviront qu’à donner l’illusion d’un fonctionnement démocratique des institutions, alors que les deux chambres du Parlement, vidées de leur compétence de contrôle de l’exécutif en l’absence de séparation des pouvoirs, sont réduites à une fonction d’ornement. Handicapés par un déficit chronique de légitimité démocratique, les dirigeants, pour le combler, n’ont pas cessé d’organiser des consultations électorales qui s’apparentent davantage à des mises en scène qu’à de véritables suffrages devant traduire les choix réels des électeurs.
Ces élections sont lourdes d’incertitudes, elles ne sont guère de nature à garantir l’effectivité du pluralisme politique et son corollaire l’alternance au pouvoir, et ne peuvent en aucun cas être assimilées à une preuve d’une quelconque avancée démocratique. Depuis l’indépendance le suffrage universel est conçu y compris après l’ouverture du champ politique en février 1989, comme un moyen d’empêcher l’alternance au pouvoir et de préserver le statu quo.
Grâce au hirak qui a grandement contribué à faire prendre conscience aux Algériens de la nature militaire du régime politique, ces derniers mesurent, aujourd’hui plus que jamais, toute la difficulté de libérer la société et de soustraire l’État à l’emprise du haut commandement de l’armée et sa police politique omniprésente.