Vendredi 12 mars 2021
108e vendredi : les services secrets cibles des marcheurs
Le printemps s’invite de plus belle en cet après-midi. Plus radieuse que le vendredi précédent, Alger accueille les marcheurs parée de ses meilleurs atouts : ciel aussi pur qu’un saphir bleu, soleil enveloppant, luminosité idéale pour la prise de vue, brise rafraîchissante. Quel climat ! Quel beau pays ! Quel temps merveilleux !
Les marcheurs, plongés dans la manifestation, ne s’en soucient pas. Ils entament leur circuit dès la fin de la prière aux abords de la mosquée Errahma. Les éléments de la BMPJ (Brigade Mobile de la police Judiciaire) en fil indienne se glissent de chaque côté de la rue Victor Hugo. Ils observent, n’interviennent pas et sont alertes : ils se veulent discrets. La présence policière est encore plus allégée en comparaison de la semaine passée.
Moins dense, le sexe mâle dominant, la moyenne d’âge plus faible d’une dizaine d’années par rapport à celle du public qui la composait avant la pandémie, la protesta semble de plus en plus investie par les plus jeunes, les supporters et s’être plus ou moins paupérisée.
Moins diversifiée dans sa composition, elle paraît boudée par les femmes ainsi que par les cohortes familiales. Les uns attribuent cela aux effets de ce qu’ils appellent la contre-révolution et d’autres à ceux de sa manipulation par certains groupes. Mais ce qui pourrait vraisemblablement le plus justifier cette désertion, c’est les effets de la crise économique aiguë qui frappe les foyers plus préoccupés par leur subsistance qu’autre chose.
Les slogans des marcheurs sont les mêmes et sont scandés dans quasiment le même ordre comme chaque vendredi. Après avoir réclamé un état civil et pas militaire, on rappelle l’illégitimité de Tebboune avant de jeter les généraux à la poubelle. On ressasse que l’Algérie est libre et indépendante, on crie à l’indépendance, on chante les enfants d’Amirouche, on jure d’enlever pacifiquement les militaires d’El Mouradia (Présidence) et on réclame la chute du régime.
Après cela, les manifestants passent aux choses plus sérieuses. Qu’ils soient arrivés de Bab El Oued, du 1er Mai ou de la rue Didouche Mourad la cible est la même : Aebla C’est le sobriquet ironique inventé par un Youtubeur pour désigner la caserne Antar des services secrets située à Ben Aknoun. On répète sans interruption durant toute la manifestation :
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Moukhabarate IrhabiaTas9out eddawla el3askaria ! i.e. services terroristes, que tombe la mafia militaire !
Dites à Toufik (ancien chef du DRS, service de renseignements) que le DRS est bien et le peuple n’est pas prêt d’oublier 10 ans d’égorgement, Dites-leur qui a tué Matoub et Hachani, dites-leur que vous êtes le terrorisme, vous êtes une mafia au vu et au su de tout le monde.
Ce slogan sorti récemment a soulevé l’ire des fans de Matoub Lounes qui ne supportent pas qu’on associe le nom de leur idole à un chef islamiste. Il est manifeste que mettre côte à côte deux noms d’hommes que rien ne réunit jette le trouble.
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Ya Nezzar fa9 el ghachi digagi digagi Had echa3b jamais iouli lel passé lel passé oulbara7 m3a toufik des amis des amis kountou tedebhou fiel ghachi 3inani 3inani (deux fois) 3abla Irhabia ! 3abla Irhabia !
Hé Nezzar (chef d’état-major de l’armée durant les années 1990), le monde n’est pas dupe dégagez, dégagez, le peuple ne retournera jamais vers le passé, hier avec Toufik (général chef du DRS, renseignement), des amis, des amis, vous égorgiez le monde au vu et au su de tout le monde (2 fois), services terroristes ! services terroristes !
La campagne est manifestement diablement menée par les cercles d’influenceurs islamistes. Les services secrets subissent en effet le contrecoup d’une campagne féroce mené par certains milieux islamistes outre-Méditerranée à travers les confessions télévisées d’anciens agents ou victimes, d’écrits parus çà et là sur le rôle qu’ils ont joué dans la guerre fratricide durant les années 1990 d’une part et par les révélations faites sur la torture subie par certains manifestants dont Walid Nekiche durant la protesta d’autre part.
« Makach intikhabat maa el Eissabat », pas de vote avec le gang, est l’autre slogan qui se veut une réponse à la décision de Tebboune de fixer les législatives le 12 juin.
Les banderoles, affiches, affichettes et pancartes se font plus nombreuses : les marcheurs reprennent le chemin de la créativité.
A la fin de la rue Hassiba Ben Bouali, la route est déviée vers la rue Charas pour éviter que les marcheurs empruntent le boulevard Amirouche. Un jeune accusé d’avoir pris en photo un policier est interpellé brutalement. Mais les manifestants réagissent et l’arrachent des mains des agents. Il est en fin de compte libéré. Les policiers en prennent pour leur grade on se tourne vers eux en scandant :
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Zoudj mlain ba3ou lebled (Deux millions (salaire mensuel d’une jeune recrue, d’environ 20.000 dinars) pour vendre le pays).
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Pouvoir assassin ! un slogan apparu pendant le printemps noir de Kabylie.
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Yalel3ar Yalel3ar poulici oula 7aggar ! (Quelle honte, quelle honte le policier s’attaque aux plus faibles !
Belkacem Zeghmati est de la fête. On ne lui épargne aucune incartade.
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ya Zeghmati, ya boula7nak ou eldjenssia machi ta3 yamek (Hé Zeghmati, le joufflu, la nationalité n’est pas la propriété de ta mère).
Vers la fin de l’après-midi des journalistes sont pris à partie par des marcheurs, mais ils se défendent et un incident est évité de justesse.
Même si la protesta a perdu en intensité, elle est toujours là. La crise perdure et les choses se compliquent.
Encore une fois rappelons que la situation des ménages est précaire et la jeunesse de plus en plus désespérée. L’avenir devient de plus en plus invisible et de moins en moins prévisible.