Juridiquement l’Algérie est toujours régie par la constitution de 1996, amendée en 2008 et 2016 par Bouteflika dans le cadre de consultations limitées à un régiment de parlementaires prêts à toutes les forfaitures pour complaire au pouvoir et garder leurs privilèges.
Le chef de l’Etat, Abdelmadjid Tebboune, a voulu lui aussi y aller de sa constitution en bravant le peuple dont il attendait un surcroît de légitimité, mais celui-ci ne l’a pas suivi dans ses espérances.
Le corps électoral a rejeté de toutes ses forces le projet de nouvelle constitution le 1er novembre dernier à 80% entre voix du boycott, bulletins négatifs et bulletins nuls.
S’en tenant à une lecture de la loi au pied de la lettre comme si tout était légal par ailleurs, le président Tebboune compte procéder à sa promulgation dès la reprise de ses fonctions qui semble imminente. En supposant que ce soit vrai et non une nouvelle entourloupette, une fumisterie à la Bouteflika, ce qui serait le comble pour quelqu’un qui vient de frôler la mort.
L’irréparable n’ayant pas encore été accompli, le principe de précaution pourrait lui suggérer de s’accorder un délai de réflexion supplémentaire pour méditer en profondeur, avec courage et largeur d’esprit, sur les inconvénients et les avantages pour lui et pour le pays de la promulgation d’une constitution aussi massivement rejetée.
Ayant été mal élu un an plus tôt, les espoirs qu’il a placés dans le référendum ayant été déçus, traînant au-dessus de sa tête un point d’interrogation sur sa santé qui, tel un bracelet électronique, ne le quittera pas tant qu’il sera en vie, que va-t-il choisir : forcer le barrage, foncer dans le tas du Hirak sans se soucier de ce qui arrivera, ou dire non à la culture du khéchinisme, au culte de la force et du fait accompli, leur préférant la sagesse et la recherche d’une solution conciliante ?
Que gagnerait le pouvoir d’une constitution non consensuelle et comportant de multiples brèches ?
Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ? Que perdrait l’Algérie à patienter le temps de réunir les conditions d’une réconciliation définitive entre le peuple et ses institutions sur la base de la constitution en vigueur où on peut lire : « Art 6 : Le peuple est la source de tout pouvoir. La souveraineté nationale appartient exclusivement au peuple. Art 7 : Le pouvoir constituant appartient au peuple.
Le peuple exerce sa souveraineté par l’intermédiaire des institutions qu’il se donne. Le peuple l’exerce par voie de référendum et par l’intermédiaire de ses représentants élus… Art 10 : Le peuple choisit librement ses représentants… Art 11 : L’Etat puise sa légitimité et sa raison d’être dans la volonté du peuple. Sa devise est « Par le Peuple et pour le Peuple ». Il est au service exclusif du peuple ».
Pour savoir si l’enjeu en vaut la peine, regardons le fond des choses. Qu’ont de particulier les amendements apportés par les « experts » à qui le président a confié le projet de nouvelle constitution ? Apportent-ils des solutions aux problèmes qui ont empêché jusqu’ici l’Algérie de devenir le pays et l’Etat qu’elle mérite d’être ? Répondent-ils à une urgence absolue ? Sont-ils essentiels à la réalisation du programme présidentiel ?
Les amendements pouvant être considérés comme revêtant une certaine importance sont au nombre de deux : le premier concerne la politique étrangère et porte sur la possibilité de projeter des unités de l’armée nationale populaire (ANP) sur des théâtres d’opération extérieurs ; le second concerne la politique intérieure et porte sur l’introduction d’une dose de parlementarisme conditionnel dans le fonctionnement des institutions (en cas de victoire de la majorité présidentielle aux élections législatives, c’est un Premier ministre qui est nommé selon les modalités de l’ancienne constitution.
En cas de victoire de l’opposition, c’est un chef de gouvernement issu de ses rangs qui est nommé par le président mais sera responsable devant le parlement).
Le premier amendement n’est pas venu combler un vide puisque l’armée algérienne a participé dans les années soixante et soixante-dix à deux guerres au Moyen-Orient et à plusieurs missions de maintien de la paix sous égide onusienne dans les années quatre-vingt. Il a juste dissipé le mythe selon lequel la constitution algérienne interdisait à l’ANP d’opérer en dehors du national territoire, interdiction figurant effectivement à l’article 26 mais visant autre chose : « L’Algérie se défend de recourir à la guerre pour porter atteinte à la souveraineté légitime et à la liberté d’autres peuples. Elle s’efforce de régler les différends internationaux par des moyens pacifiques ».
Cet article a été repris tel quel dans la nouvelle constitution à l’article 31, sauf qu’on lui a ajouté un alinéa entérinant ce qui avait déjà été pratiqué par le passé : « L’Algérie peut, dans le cadre du respect des principes et objectifs des Nations unies, de l’Union africaine et de la Ligue des Etats arabes, participer au maintien de la paix ».
La véritable nouveauté introduite en la matière par la révision de Tebboune se trouve ailleurs que dans les articles relatifs aux missions de l’ANP. Elle se trouve dans l’alinéa 2 de l’article 91 relatif aux prérogatives du président de la République : « Outre les pouvoirs que lui confèrent expressément d’autres dispositions de la Constitution, le Président de la République jouit des pouvoirs et prérogatives suivants : 1)- il est le Chef suprême des Forces Armées de la République et le responsable de la Défense Nationale ; 2)- il décide de l’envoi des unités de l’Armée Nationale Populaire à l’étranger après approbation à la majorité des deux tiers (2/3) de chaque chambre du Parlement… »
Encore faut-il s’assurer qu’il n’y a pas un problème de cohérence entre l’alinéa de l’article 31 traitant de la participation au maintien de la paix sans consultation préalable du parlement, et l’alinéa 2 de l’article 91 qui en fait une obligation.
Dans le dernier cas, il ne s’agit pas d’opérations de maintien de la paix mais de missions de combat non définies. Personnellement, j’ai compris et approuvé dans un écrit récent cette disposition comme étant une décision pouvant être dictée par des impératifs de sécurité concernant des ressortissants ou des intérêts algériens hors du pays, ou la défense de l’intégrité du territoire national y compris son espace aérien et maritime.
En revanche, un vieil article (le 27 dans la constitution de 1996, 32 dans la constitution rejetée) semble difficile à appliquer en dehors de la Palestine et du Sahara occidental : « L’Algérie est solidaire de tous les peuples qui luttent pour la libération politique et économique, pour le droit à l’autodétermination et contre toute discrimination raciale ». Elle ne l’a pas fait pour le Kosovo dans l’ex-Yougoslavie, le Sud-Soudan, le Tigré en Ethiopie, les Ouïghours de Chine, les Rohingyas de Birmanie et ne le fera pas pour des mouvements indépendantistes venant à apparaître ici où là à l’avenir.
Mieux vaut ne pas s’embarrasser de promesses qu’on ne peut tenir et alourdissent inutilement la constitution. Au vu du nombre de carences et de brèches constatées en son sein d’une crise politique à une autre depuis l’indépendance, notre constitution évoque une raquette de tennis, une passoire, un mille trous (sorte de crèpe maghrébine appelée « ghrayef », « baghrir» ou « vouejaj »). Entre autres, j’ai récemment proposé que l’on réécrive le serment présidentiel pour le rendre réaliste et contraignant.
Que va finalement faire le président Tebboune, sachant que promulguer une constitution rejetée par le peuple reviendrait à rejeter le peuple de la vie nationale, politique, électorale et institutionnelle ?
Ce serait une aberration, une erreur que réprouverait le monde entier. En revanche, le retrait du projet rejeté serait regardé comme une main tendue au peuple du Hirak et l’occasion de renouer le dialogue avec lui pour mettre en chantier une constitution durable. D’autant que la constitution en vigueur permet, moyennant dissolution de l’Assemblée nationale, de mettre fin à une législature et d’engager une autre à la faveur de nouvelles élections.
Rien ne presse plus que la nécessité vitale d’impliquer le peuple dans l’esquisse d’un projet de constitution viable qui reconfigurerait la vie politique où prendraient leur place le peuple du Hirak et les nouvelles générations. Sans quoi, il n’y aura pas de nouvelle Algérie, mais une non-Algérie.