Mercredi 14 mars 2018
Le mystère Bouteflika : Lisez quelques extraits
Extrait 1
Le vieil homme demande l’heure. Sa voix est à peine audible, bien qu’amplifiée par un microphone accroché derrière son oreille.
À la télévision, on ne parle que du chanteur Johnny Hallyday, mort dans la matinée. La visite du président français Emmanuel Macron à Alger est éclipsée.
― Dix heures trente, Monsieur le Président !
Il lui parvient le bruit des vagues et la discrète senteur des fleurs. Ses seules vraies compagnes depuis qu’il n’est plus qu’un personnage impotent, amorphe, s’obligeant à une double vie, celle, réelle, du malade qu’il est, une vie morose et douloureuse, et celle, factice, fabriquée de toutes pièces, du président qu’il continue, obstinément, à vouloir être.
― On a encore le temps, dit Saïd.
― Combien de temps ?
― Il viendra à 16 h 30.
Il a le temps, en effet. Il n’a même que ça depuis des années. Du temps pour rien. Du temps à regarder passer le temps. Il ne se doutait pas que c’était tellement triste de vieillir. Ceux qui ont eu une existence banale ne mesurent pas la tragédie ; pour eux, vieillir, ce n’est que le déclin naturel d’une vie sans éclats. Mais vieillir quand on a tant exulté, vieillir quand on s’est si longtemps oublié dans l’illusion de l’immortalité, quand on a côtoyé tant de grandes figures et vécu ce que l’homme peut connaître de plus prestigieux, vieillir devient alors comme une injustice divine. Pourquoi connaître tant de gloire, Dieu, pour si peu de jeunesse ?
Sa jeunesse, il l’a épuisée dans l’interminable guerre contre les chefs militaires qui ont constamment fait obstacle à ses ambitions de pouvoir. Quarante ans qu’il livre bataille pour être roi en république. Plus de soixante années qu’il en rêve ! Depuis le temps où, dans sa chère ville d’Oujda, il partageait ses journées entre le lycée Abdelmoumène, le café Ennour et les quartiers européens qui le captivaient. Oujda, en cette fin d’année 1954, portait encore les cicatrices des violentes émeutes populaires qui l’avaient endeuillée un an plus tôt. Le Maroc, sous protectorat français, revendiquait, dans un climat d’insurrection, le retour du roi Mohamed V, déposé par l’occupant avec l’aide du Glaoui de Marrakech qui plaça un proche, Mohammed Ibn Arafa, sur le trône.
Abdelaziz vivait les événements avec émotion, ne s’interdisant toutefois pas de se promener, avec son ami Chakib, dans la partie européenne de la ville, s’extasiant devant le luxe colonial, s’attardant devant le parc René Maître et son splendide plan d’eau, la place De Gaulle et sa superbe fontaine, les terrasses du Café Simon où se retrouvaient ces colons si gais et si volubiles et dont les deux adolescents enviaient le mode de vie, la puissance, la richesse, le monde magique où s’élevait tout ce que les autochtones n’avaient pas, les boutiques luxueuses de la rue du maréchal Bugeaud et son bazar Verney, les maisons cossues et les belles vitrines de l’avenue de France. Ils n’oubliaient pas de bifurquer, au retour, par les Galeries Lafayette de Paris, territoire des belles femmes françaises décomplexées qui peuplaient alors leur imaginaire d’adolescents. Ils s’oubliaient au spectacle de cette communauté qui disposait des deux piliers d’une vie réussie : l’argent et le pouvoir. Ils découvraient le privilège des dominants. Rien à voir avec la condition des indigènes, ou de ces juifs pauvres qui s’entassaient dans le bidonville du Mellah.
Secrètement, toutefois, Abdelaziz admirait un autre personnage : le prince héritier Moulay El-Hassan, d’à peine huit ans son aîné et qui, déjà, allait bientôt posséder, à lui seul, les deux piliers d’une vie réussie : l’argent et le pouvoir. Et un pouvoir à vie ! Un pouvoir sans partage !
Celui qui sera plus tard Hassan II devint l’idole obsessionnelle du jeune Abdelaziz.
Pour toujours.
Extrait 2
Il prend le temps de humer le parfum des eucalyptus.
Dans quelques heures, le vieil homme sera au centre d’une parodie qui ne fait plus rire les Algériens. On l’exhibera comme une baudruche pour montrer qu’il bouge, qu’il parle, qu’il écoute, bref qu’il est toujours en état de recevoir, d’échanger, de réfléchir, de gouverner, lui qui ne peut plus rien faire de son corps. Mais ainsi le veut le stratagème qu’il a lui-même mis en place et auquel Emmanuel Macron devrait se prêter. Le président français va lui rendre visite comme à un grand-père grabataire et impotent. Avec compassion et délicatesse. Faire comme si on avait compris ses bredouillages, lui dire les mots qu’il aimerait entendre… L’audience sera aussi brève que laborieuse. Le vieil homme sera arrivé en chaise roulante et installé pénible-ment sur un fauteuil. Comme attendu, il n’arrivera ni à parler, ni à bouger ses membres. Il aura l’air totalement perdu, le regard hagard.
Mais personne ne saura rien de ces scènes. L’équipe des « retoucheurs » d’images, triés sur le volet par Saïd et s’activant sous la supervision de fidèles alliés dont le directeur général de la télévision, Tewfik K., – un homme clé du cercle présidentiel, originaire de Hennaya, le village natal du père de Bouteflika – va se charger de remanier le film de la rencontre. De leurs ciseaux sortira une minute et demie d’images bricolées dans lesquelles le président algérien apparaîtra comme miraculeusement guéri, discutant tout à fait normalement avec son nouvel homologue français. Les officiels français donneront ensuite crédit au subterfuge et attesteront avoir rencontré un président au mieux de sa forme, conformément au pacte convenu entre les hommes du président et les dirigeants de l’Hexagone : un témoignage de complaisance contre de vrais contrats à plusieurs zéros ! Le vieil homme en est réduit à cette fourberie diplomatique depuis ce maudit samedi 27 avril 2013, où son destin s’était arrêté.
Il venait de s’écrouler sur le sol de la résidence présidentielle de Zéralda, à l’ouest d’Alger.
« Accident ischémique ! » avaient diagnostiqué les médecins de l’hôpital militaire d’Ain-Naadja où le président algérien avait été conduit de toute urgence. Un caillot de sang empêcherait l’irrigation du cerveau. C’est grave ? Oui, avaient répondu les médecins. Si on veut éviter l’affection irréversible, il faut agir vite.
Cette information ne sera jamais dévoilée, tout comme celle du verdict des professeurs de l’hôpital parisien du Val-de-Grâce où Bouteflika était arrivé le soir-même :
― Même s’il en réchappe, il vivra avec de lourdes séquelles qui lui interdiront toute activité.
Extrait 3
Il fait froid dans la résidence de Zéralda.
Emmanuel Macron est reparti.
Le vieil homme est retourné à son eucalyptus, à ses bégonias. Au bruit obstiné de la mer…
Tout s’est déroulé comme prévu. La rencontre avec Macron a été brève et douloureuse. Les images montrées le soir à la télévision ont été
« arrangées », bricolées pour faire vrai. Bricolées comme son passé, comme toute sa vie, une vie
à faire semblant. Une vie à se mentir. Mais que faire d’autre ? Il a toujours voulu « être les autres », Boumédiène, Hassan II, de Gaulle, Mandela. Il n’a jamais été que Bouteflika. Seulement lui-même. Et lui-même, ce n’est pas assez puissant pour diriger un pays comme l’Algérie où l’on se rappelle, à chaque minute, le prix qu’il a fallu pour être libre.
Macron est reparti
La France appuiera le 5e mandat. Les États-Unis, c’était déjà dans la poche. Il fait moins froid. Des rayons de soleil font irruption dans le grand salon de la résidence.
Aujourd’hui, ils sont quarante millions d’Algériens à pleurer le temps perdu. Il aurait pu rester dans les mémoires comme l’homme de la résurrection nationale. Contrairement à ses prédécesseurs, Bouteflika a eu, en effet, les moyens de créer le miracle. Sous Zéroual, l’Algérie se débrouillait avec un pétrole à 9 dollars le baril. Sous Bouteflika, et durant 15 ans, le prix moyen du pétrole avait explosé, oscillant entre 90 et 130 dollars le baril.
Son échec est aussi assourdissant que le furent ses promesses.[…]
Mais comment se résoudre à perdre un pouvoir à vie même après la fin de la vie ? On l’entendrait presque dire : « On gravera mon nom sur le Nobel de la paix et du haut d’un minaret de 300 mètres, le plus haut du monde, on le soufflera à l’oreille de Dieu ! »
On parle toujours de Johnny à la télévision. C’est étrange, la mémoire des jeunes générations, se dit-il. Elle retient le nom d’un chanteur et pas celui des grands hommes qui ont bouleversé l’époque.
Peut-être est-ce parce que le chanteur divertit les esprits sans la prétention de les convertir à sa religion. Quel souvenir garderont-ils de lui, ces hommes qu’il ne connaît toujours pas ? Dieu, quel cauchemar que cette implacable période où l’on passe de l’adulation à l’indifférence ! Il n’est pas seul à en souffrir, se console-t-il. Même de Gaulle fut congédié par une jeunesse qu’il n’a pas vue mûrir. Il était pourtant sûr de son auréole : l’homme du 18 juin 1940, le héros de la résistance, l’artisan de la Ve République ! La vérité, c’est que de Gaulle n’a pas voulu s’im-poser à un peuple où la jeunesse prenait de plus en plus de place et avec laquelle il y avait des diver-gences qui augmentaient chaque jour un peu plus. Il a posé la question aux Français : « Voulez-vous de moi ? » De Gaulle a su partir dès que la réponse du peuple lui est parvenue. À 52 %, les Français avaient voté « non ». Le 28 avril, de Gaulle démissionnait et se retirait à Colombey-Les- Deux-Églises. Il reconnut sa défaite en ces termes : « On ne saisit pas un torrent avec ses mains ». Ce fut tout naturellement qu’il quitta le pouvoir quand, quelques mois plus tard, cette société en colère qu’il n’avait pas su écouter, lui signifia l’heure de la séparation en disant « non » à son référendum. Il laissa à ses proches cette cinglante réplique, comme une épitaphe éternelle : « Quel homme serais-je si je prétendais me maintenir dérisoirement dans mes fonctions ? » Voilà le genre de questions que ne se pose pas notre estimable président qui n’est, à vrai dire, ni dans la lignée de Jefferson, Kennedy ou de Gaulle, fils de l’alternance démocratique, celle que prescrivait Tocqueville, il y a deux siècles déjà, préconisant que « le plus grand soin d’un bon gouvernement devrait être d’habituer peu à peu les peuples à se passer de lui ». Président B. a choisi d’être dans une filiation beaucoup moins prestigieuse : celle de Saddam Hussein, Kadhafi, Hafez El-Assad ou Ben Ali : une créature du despotisme arabe qui compte persuader le peuple de ne pas se passer de lui.
Non, le vieil homme n’aura jamais su comment accéder à la postérité.
Mandela, lui, a quitté le pouvoir à l’issue d’un mandat unique alors qu’il était idolâtré en Afrique du Sud et que rien ne s’opposait à ce qu’il reste aux commandes du pays jusqu’à la mort. « Ce n’est pas sympa de prendre le temps des autres », avait-il résumé. Il n’a jamais rien édifié à sa gloire, ni Grande cathédrale dont on aurait pu s’extasier sur la verroterie ni quelque monument colossal qui imposerait à jamais l’évocation de sa personne. Dans un monde où les gouvernants sont obsédés par l’immortalité, torturés par le terrible risque de l’oubli, Mandela s’est retiré avec une admirable insouciance envers son propre souvenir, sans rien redouter de la piètre mémoire des hommes. Il est parti en laissant à chacun de ceux qui lui ont survécu, la liberté de l’évoquer ou pas, peu ou prou, avec passion ou avec détachement.
Qui sait, peut-être voulait-il signifier que le vrai secret de la gloire authentique est de n’être réductible à aucun monu-ment, aussi pharaonique soit-il, car aucun édifice ne peut restituer la majesté d’une vie admirable.[…] Mais c’est que cet homme n’a jamais rien voulu imposer à personne, surtout pas le souvenir de lui -même. Ce n’est pas seulement de la modestie, encore qu’avec ce singulier personnage, la modestie est le seul éclat qu’il soit permis d’ajouter à la gloire, non, ce n’est pas de la simple modestie ni encore moins de cette modestie affectée et étudiée dont on dit qu’elle masque un orgueil secret. Chez Mandela, cette impassibilité devant l’obsession de l’immortalité, c’est le substrat d’une existence dédiée à la liberté : on ne s’impose pas à un peuple, et surtout pas à sa mémoire. Et il le pense, lui qui a écrit : « Être libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes ; c’est vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres. »
Le vieil homme de Zéralda ne comprend toujours pas comment on accède à la postérité.
À la télé, Johnny chante toujours :
«On m’a trop donné bien avant l’envie /J’ai oublié les rêves et les « mercis » /Toutes ces choses qui avaient un prix / Qui font l’envie de vivre et le désir / Et le plaisir aussi… »
L’auteur de « Le mystère Bouteflika »
vous attend au Salon du livre de Paris
samedi 17 mars à partir de 18 h
(Stand de Riveneuve P23) pour vous signer l’ouvrage