23 novembre 2024
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Tahar Djaout, l’espace comme passion (III)

DECRYPTAGE

Tahar Djaout, l’espace comme passion (III)

Ce qui différencie les écrits dits « coloniaux » produits par des français implantés depuis plusieurs générations en Algérie et ceux des « autochtones » se trouve moins dans les espaces décrits que dans leur relation «originelle» à celui-ci.

Les écrits coloniaux n’ont pas pris en charge la présence du colonisé à l’espace qu’ils décrivent. Cette omerta, déjà sous-entendue chez Randau sous forme de présence « ombragée ».

Edward Saïd se pose la question sur la coexistence des idées humanistes avec l’impérialisme coloniale : «Nous sommes en droit de demander comment ce corpus d’idées humanistes a pu exister et coexister si confortablement avec l’impérialisme et pourquoi il y a eu si peu de dissuasion à l’empire dans les métropoles jusqu’au jour et au moment où la résistance à l’impérialisme s’est développée dans les territoires coloniaux chez les africains, les asiatiques …etc. peut-être l’habitude de distinguer « nous » et « eux », « notre pays », notre « ordre » et le « leur » »

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L’auteur, dans un chapitre consacré à Camus dénonce fortement le silence de l’intellectuel face aux injustices opérées et observées dans l’espace colonial.

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« Camus joue un rôle particulièrement important dans les sinistres sursauts colonialistes qui accompagnent l’enfantement douloureux de la décolonisation française du XXe siècle. C’est une figure impérialiste très tardive : non seulement il a survécu à l’apogée de l’empire, mais il survit comme auteur « universaliste », qui plonge ses racines dans un colonialisme à présent oublié. (…)» (16)

Les œuvres de Camus nous dit Saïd sont considérées de l’autre côté de la méditerranée comme un questionnement sur les préoccupations des années 1930 et 1940, tel que le fascisme, la guerre d’Espagne, la résistance à l’invasion nazie, mais le cadre du déroulement des intrigues est l’Algérie :

« Et le centre d’intérêt de Camus, c’est l’individu dans un cadre social : c’est aussi vrai de L’Etranger que de La Peste et de La Chute. Ses valeurs, ce sont la conscience de soi, la maturité sans illusion, la fermeté morale quand tout va mal. Mais, sur le plan méthodologique, trois opérations s’imposent. La première, c’est d’interroger et de déconstruire le cadre géographique que retient Camus pour L’Etranger (1942), La Peste (1947) et son recueil de nouvelles (du plus haut intérêt) L’Exil et le Royaume (1957). Pourquoi l’Algérie, alors qu’on a toujours considéré que les deux premières œuvres citées renvoyaient surtout à la France, et plus particulièrement à son occupation par les nazis ?» (17)

Critiquer aujourd’hui les textes de Camus

« Près d’un demi-siècle après leur publication, ils sont lus comme des paraboles de la condition humaine. C’est vrai, Meursault tue un Arabe, mais cet Arabe n’est pas nommé et paraît sans histoire, et bien sûr sans père ni mère.

Certes, ce sont aussi des Arabes qui meurent de la peste à Oran, mais ils ne sont pas nommés non plus, tandis que Rieux et Tarrou sont mis en avant. Et l’on doit lire les textes pour la richesse de ce qui s’y trouve, non pour ce qui en a été éventuellement exclu. Mais justement. Je voudrais souligner qu’on trouve dans les romans de Camus ce qu’on en croyait autrefois évacué : des allusions à cette conquête impériale spécifiquement française, commencée en 1830, poursuivie de son vivant, et qui se projette dans la composition de ses textes. » (18)

La question qui revient le plus dans l’étude d’Edward Saïd est relative à la notion de présence de la grandeur « indigène » dans l’espace colonial. Ce qu’il reproche aux écrivains de cette période [nous nous sommes intéressés à Camus, mais il a aussi travaillé sur G. Orwell, C. Dickens, J. Austen et Flaubert], est le silence sur la question de conditions de vie dans ces territoires.

Légitimité de la parole

La littérature [en tant que parole] produite sur/dans ces espaces n’est pas « innocente ». La position adoptée à leur égard définit l’appartenance. A titre d’exemple, les écrivains « autochtones » de l’entre-deux guerres sont célébrés :

« (…) Enfin depuis peu, nous possédons des écrivains indigènes d’expression française : la venue d’un noir comme Bakary Diallo ou d’un berbère arabisé comme Abdel Kader hadj Hamou est un événement important dans la littérature coloniale. Pour la première fois, des autochtones cherchent à se révéler originalement et, ainsi « peints par eux-mêmes », nous réserveront peut-être des surprises. » (19)

La littérature coloniale pose la question de légitimité de celui qui écrit et la finalité du produit. Car bien que ces « autochtones » prennent la parole pour se dire et « se peindre eux-mêmes », la moralisation des mœurs indigènes en comparaison à celle du colon soumet les valeurs du « terroir » au cadre « impérialiste » venu de l’« extérieur ». Ils sont exclus par les critiques (J. Déjeux, A. Khatibi, J. Arnaud, et C. Achour) et ne font pas partie des écrivains qui donnèrent naissance à la littérature « nationale ». Ces écrivains contribuent à la connaissance du pays.

« Envisagée sous cet angle, l’écart entre littérature documentaire et littérature d’imagination s’atténue singulièrement (…). Elles sont toutes deux une forme de connaissance ou mieux une méthode de connaissance du pays et de ses habitants ». (20)

Mais le trait le plus souligné par les critiques est le non-affranchissement de leur parole par rapport à celle du colon qui surveille et jauge. Ce que Vladimir Siline souligne dans sa thèse :

« Tous ces romans sont exotiques et moralisants. Les écrivains décrivent la vie quotidienne, recourent souvent au folklore et s’adressent toujours au lecteur français. Leur critique retenue ne touche que certains aspects de la morale. D’une façon générale, les romans des années 20 et 30 constituent, selon les chercheurs presque unanimes, la période d’assimilation, d’acculturation ou de mimétisme dans l’histoire de la littérature algérienne. » (21)

La constitution du cadre colonial comme horizon à venir « discrédite » aux yeux de la critique l’appartenance de ces écrivains de l’entre-deux guerres à la littérature dite « nationale ». Bien qu’ils soulignent, chacun à sa manière, une coprésence difficile et douloureuse, l’espace qu’ils décrivent n’est pas « affranchi » des valeurs coloniales.

Ainsi l’écriture que suscite plus tard l’espace algérien [nous nous contentons de nous limiter uniquement à celui-ci] doit, d’une certaine façon, se justifier et se positionner par rapport à cette question centrale qu’est la coprésence, (présence à l’autre ou présence de l’autre).

La question est de sortir de la domination du regard européen comme dit Todorov :

«Aux marges de la société occidentale, toutes les régions non européennes, dont les habitants, les sociétés, les histoires et les êtres mêmes incarnaient une essence non européenne avaient été asservis à l’Europe qui dominait ostensiblement la non-Europe, et présentait les non européens de manière à conforter cette domination.» (22)

L’espace constitue un enjeu « fondamental » dans la période d’affrontements entre les communautés dans la mesure où il remet en cause ces présences mêmes. Nous savons ce que cela a donné sur le plan « historique ». Sur le plan littéraire, cette expérience du monde ne peut être envisagée que si nous considérons que l’écrit est comme le dit jean Claude Coquet une manière dont rend l’instance judicative intelligible l’expérience du corps. Car nous sommes dans « la reproduction du monde ». Ceci ne doit pas nous faire oublier la pertinence de nous occuper que du texte sans pour autant oublier les ponts que ce regard de Coquet nous invite à prendre en compte, désormais. Ce qui est à rechercher ne se trouve pas dans la quête du mimétisme dans les œuvres mais les liens qu’établit le corps percevant comme instance médiatrice entre le discours et le « monde naturel » pour rester dans la doxa sémiotique.

La problématique de l’espace « colonial » est qu’il véhicule des valeurs fermées. Il se pose comme absolu dans la mesure où l’Autre, le colonisé n’est reconnu que comme un sujet à ramener à ses valeurs :

« Le colonisateur, dans sa structure achevée ne reconnaît l’Autre, l’Algérien, l’autochtone que comme un auditeur à civiliser, un sous homme à ramener à la raison des lumières : un auditeur à rendre semblable, un auditeur à instruire, à convaincre du bienfondé de sa suprématie donc de son autorité sur lui. On s’adresse au colonisé émancipé, on ne s’adresse pas aux sauvages et aux autochtones aux mœurs étranges et primitives. On s’en convainc à travers les discours ethnographiques du bienfondé de la mission de la France à s’installer sur ces territoires afin de les émanciper et de les sortir de l’obscurantisme. » (23)

Les autochtones, dans leur « Vouloir se dire », butent sur la structure même de l’espace colonial. Ils tentent de se frayer une place dans un système de valeurs fermées. Nous observons bien le sort qui est réservé à ceux qui croient ou risquent de se prendre au jeu. Au niveau des écrivains, ils sont rejetés car accusés de trahison. Au niveau des récits, les actants sujets qui tentent cette aventure à l’intérieur d’un système fermé, se voient refuser l’accès. Ce qui revient à dire que la problématique de l’espace est celui de l’impossible coprésence de deux systèmes de valeurs. Nous illustrons notre propos par ces trois écrivains emblématiques de cette période :

  • Dans son roman, Mohammed ben Si Ahmed ben CHERRIF [Ahmed Ben Mustapha, Goumier (Paris, Payot, 1920)], glorifie la mission civilisatrice de la France et pose également des questions sur la condition du soldat algérien autochtone, inférieure sur plusieurs plans à celle du soldat français. Malgré les tentatives des officiers allemands qui le tiennent en otage, à l’éveiller à la conscience, l’actant sujet reste muet. Le soldat algérien meurt à la fin du roman en terre suisse « espace neutre ».
  • Abdel Kader Hadj Hamou publie un roman [Zohra, la femme d’un mineur (1925)] ou il fait évoluer des actants sujets « autochtones » dans un vouloir s’adjoindre à l’espace colonial. Miliani, le mari de Zohra, fait connaissance avec un Italien Grimecci. Il se perd dans la débauche et l’alcoolisme. Sa femme en s’aidant des notables de la région va ramener son mari à la raison. Après un séjour au Maroc, il revient au bercail repenti et pratiquant éloigné des tentatives de l’espace colonial.
  • Chukri Khodja écrit deux romans dans le même esprit. Dans Mamoun, l’ébauche d’un idéal (1928), il met en scène un actant sujet autochtone qui s’aventure dans l’espace foncièrement colonial. Sombré dans la débauche et l’alcool, il est rejeté par les siens. Rangé par le remord et la maladie, il regagne son espace natal pour y mourir.
  • Dans le second, (El EUDJ) il fait évoluer un actant sujet européen dans un espace musulman. Après sa capture par les corsaires barbaresques d’avant la conquête, Bernard se convertit à l’Islam et épouse la fille de son maitre. Mais pris de remord, il renie sa nouvelle religion à la mosquée même (haut lieu de l’Islam) et meurt.

Sur le plan purement littéraire, la naissance de la littérature algérienne d’expression française prend date à la publication de Mouloud Feraoun de son roman Le fils du pauvre (1950), suivi de Mammeri, la Colline oubliée (1952) et de Mohammed Dib, La Grande Maison (1952). Ces romans traduisent tous ce désir d’affirmation. Ces romans d’enfance en général et d’apprentissage, décrivent des personnages typiquement autochtones évoluant dans leur milieu.

Le simple fait de s’énoncer, se Dire et se raconter est suffisant à se positionner en tant que conscience, en tant que contradiction face au discours colonial. Le corps est au cœur des régulations énonciatives. Le sujet autochtone, dans les premiers écrits de cette littérature se pose et se dit à partir de son espace vécu. Il n’est plus observé depuis l’extérieur comme objet exotique. Le sujet énonce et se raconte. Il raconte son vécu, il dit son espace.

Djaout, des années plus tard, est rattrapé par cette thématique qui travaille en profondeur la littérature algérienne d’expression française. Agressé et soumis à une Volonté toute brutale tant le narrateur de son dernier opuscule semble oppressé et étouffé, l’espace de la ville est soumis à la loi des frères vigilants. Tahar Djaout nous saisit un personnage livré à la vindicte du groupe. Il nous saisit également un espace transfiguré, changé et dompté par de nouvelles valeurs, des valeurs d’exclusion et de d’absolu.

Yasmina Khadra qui varie le décor de ses romans est soumis à la même loi, quête anthropologique de la terre promise peut être….

Nous consacrerons une approche des textes de cet auteur si fécond.

Saïd Oukaci. Doctorant en sémiotique

Notes

1) DJAOUT Tahar, Le dernier été de la raison, Paris, Editions du Seuil, page 7.

2) Op Cité, p.12.

3) Op Cité, p 14.

4) Op Cité, p 16.

5) Op Cité, p 22.

6) Op Cité, p 22.

7) Le désert dans l’imaginaire musulman est synonyme de l’Enfer que décrit CHEBEL « la personnification des Enfers, telle qu’elle est évoquée par le Coran, en fait une « Fournaise maudite », un « Être monstrueux » ?, plutôt un lieu imprécis, une sorte de caverne gigantesque ou de four béant dans lequel brûle un feu éternel (…) » in CHEBEL Malek, L’imaginaire arabo musulman, Paris, Puf, Coll. Quadrige n° 365, 2002. Page 163.

Le trait commun entre Enfer et Désert est cette notion de fournaise, chaleur intenable et mortifère. Ceci nous renvoie aux conditions géographiques et climatiques de l’espace musulman [aride à semi-aride] et tous les rituels déjà évoqués autour de l’eau [source de vie], voir SERVIER Jean, les portes de l’année.

8) COQUET, Jean Claude, Le Discours et son sujet

9) GREIMAS Algirdas Julien, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, p. 171

10) DJAOUT Tahar, Le dernier été de la raison, op. Cite. P 17.

11) LANDOWSKI Éric, En deçà ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse, Nouveaux Actes Sémiotiques N° 83, Limoges, PULIM, 2002, p 43.

12) LANDOWSKI Éric, op. Cité p 44.

13) DEJEUX Jean, Littérature Maghrébine de langue française, Sherbrooke, Ed Naaman, 1978, (1e édition 1973), p11. L’auteur clarifie les termes : littérature : « œuvres à intentions et préoccupations esthétiques. Les Belles lettres, c’est-à-dire les romans et nouvelles, les poésies et les pièces de théâtre, à l’exclusion des essais sur des problèmes sociaux ou politiques et des récits proprement historiques (…) littérature Maghrébine ; c’est-à-dire issue de la Tunisie, de l’Algérie, et du Maroc et produite par des autochtones nés dans les sociétés arabo-berbères ou juives (en ce qui concerne la Tunisie et le Maroc. (…) langue Française, la littérature produite par des auteurs écrivant le français ou en en français mais non en tant que Français. » p 13.

14) Ibid. p16.

15) Ibid. p 17. [L’auteur fait référence à l’ouvrage de Robert Randau, Le Professeur Martin, petit bourgeois d’Alger, Alger, Ed Braconnier, p 55]

16) SAID Edward, Culture et impérialisme, Paris, Ed Fayard-Le Monde Diplomatique, (traduit de l’Anglais par Paul Chemla), 2000, p139

17) SAID Edward ; Op. Cité. p 144.

18) Ibid. p 255

19) LEBEL Roland, Histoire de la littérature coloniale en France, Paris, Ed Librairie Larose, 1931, p 85

20) Ibid. p 79.

21) SILINE Vladimir, Le dialogisme dans le roman algérien de langue française, Formation doctorale « Etudes littéraires francophones et comparées » Thèse de Doctorat Nouveau régime, Paris, Université Paris 13, 1999, p6.

22) TODOROV Tzvetan, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Editions du Seuil, coll. Point, 1989. p173.

23) LUCAS Philippe et VATIN J. C, L’Algérie des anthropologues, Paris, Maspero, 1975, p 21

 

Auteur
Saïd Keciri, doctorant en sémiotique

 




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