Lundi 28 décembre 2020
Mouloud Mammeri : de la révolution algérienne à l’amazighité (I)
C’est parce que je considère que raconter une réalité du monde moderne, surtout qui a été pour nous une réalité déterminante comme la libération de l’Algérie qui a été une somme à la fois de souffrances et d’exploits- ou d’espoirs-, est une expérience qui a compté, je considère que rendre en toute sincérité une réalité comme celle-là c’est d’être engagé.
La guerre d’indépendance, une trilogie en attente
Il nous semble que pris sous le prisme du nationalisme, Mouloud Mammeri représente cette catégorie d’intellectuels algériens – et ils sont peu nombreux – qui a intégré dans le mouvement national, la part de l’amazighité. A contrario, nous pouvons citer le nationalisme de Mostefa Lacheraf forcément forgé par le combat anticolonial qui beaucoup plus tard retrouve dans un coin d’Algérie où il est né, les traits ancestraux de l’amazighité. (1) C’est lorsqu’il évoque son retour au hameau natal comme le fait d’ailleurs le personnage de La colline oubliée, roman qui a été sévèrement critiqué par d’autres intellectuels algériens.
Tardivement, dans ces mémoires, il ira jusqu’à préconiser l’enseignement de la tamazight à tous les enfants algériens afin que ces derniers découvrent leur pays. Par contre en plein guerre d’Algérie, dans le sillage de la « colline du reniement » de Mohamed Sahli, Mostefa Lacheraf dans « La colline oubliée ou les consciences anachroniques » y voit « un retranchement d’une communauté régionale du reste du pays ». (2) De ce fait, nous retiendrons plus loin sur le problème idéologique connu sur le nom de la crise berbériste de 1949 au sein du mouvement national et plus particulièrement la position discrète de l’écrivain algérien dans cette affaire comme d’ailleurs sur l’interdiction de l’ethnologie lors du XXIVe congrès de sociologie tenu à Alger en 1974 alors qu’il était directeur du CRAPE.
Pour revenir à l’engagement politique de Mouloud Mammeri, nous nous intéressons aux écrits d’une portée politique dont quelques-uns ont été adaptés au cinéma. Dans une de ses publications, Tassadit Yacine met en exergue l’apport intellectuel de l’écrivain algérien à la guerre de libération nationale.(3) Mais avant d’aborder la forme de la participation de l’écrivain à la lutte du peuple algérien pour son indépendance, l’auteur de l’article prend soin de rappeler le contexte du départ d’Algérie vers le Maroc de Mouloud Mammeri.
Sans conteste, ce pays a influencé la trajectoire de l’écrivain algérien. Pour rappel son premier écrit suggéré par un de ses professeurs a été publié dans la revue marocaine Agdal no 5 et 6 (1938) et no 7 (1939). Toutefois, le fait comme le dit la rédactrice de l’article, il quitta les Berbères de Kabylie et l’Algérie des camps de regroupements afin de retrouver les Berbères libres du Moyen Atlas, nous laisse d’un point de vue bibliographique, dubitatifs.
Pendant la guerre d’Algérie, l’écrivain s’est illustré par un double mouvement de la plume : l’un militant et l’autre romanesque qui par les sujets abordés se recoupent dans la quête identitaire. Bien que nous n’ayons pas suffisamment enquêté sur ses publications parues dans le journal l’Espoir organe de la révolution algérienne, il est connu que l’utilisation du pseudonyme est une pratique courante dans l’engagement politique. Si nous tenons au vrai des témoignages, il est fort probable que l’écrivain algérien ait usé de plusieurs prête-noms pour éviter la répression de l’appareil coloniale.
D’après Yacine Tassadit c’est sous les pseudonymes de Brahim Bouakkaz ou de Kaddour qu’il aurait signé ses écrits politiques. A la différence des militants berbéristes du mouvement national dont quelques-uns ont été liquidés physiquement par leurs adversaires politiques, Mouloud Mammeri s’est donné un cadre de l’engagement qui n’a rien à voir avec celui de « l’intellectuel organique » tel que le conçoivent les professionnels de la Révolution.
De fait, il a très peu participé à l’agitation militante. Comme, il a peu participé à l’agitation militante, il a consacré son combat au domaine des idées. Du coup, sa stratégie s’est avérée payante lorsqu’on lui interdit l’enseignement du berbère à l’université d’Alger et sa position tactique en rapport avec la réforme de l’enseignement supérieur qui a décrété l’interdiction de l’ethnologie en tant que science coloniale.
Tous les observateurs sont unanimes pour dire que la façon dont il a dirigé le CRAPE a permis à son équipe de poursuivre des recherches en anthropologie malgré l’étroite surveillance de l’appareil de l’Etat. Nous y reviendrons plus loin sur cette période.
Pour revenir à l’engagement politique, l’un de ses premiers combats a été la renonciation au prix littéraire des Quatre jurys. Même si cette forme symbolique du militantisme sartrien est décriée aujourd’hui, il n’empêche qu’elle symbolise l’engagement politique. Dans le sillage de ce refus, la publication de La colline oubliée par le romancier algérien a suscité des critiques acerbes de la part de Amar Ouzeggane, Mohamed Salhi et Mostefa Lacheraf. En nous y conformant au débat de l’époque, nous retenons la lecture toute politique que fait Hend Sadi. Cette lecture consiste à répertorier les débats idéologiques autour de La colline oubliée.
Pour rappel, Taha Hussein a publié un compte rendu sur le roman dans lequel, il le considère à l’appui de son argumentation comme une « étude sociologique ».(4) Tour à tour, Amar Ouzeggane, Mohamed Sahli et Mostefa Lacheraf critiquent le roman. La première attaque vient d’Amar Ouzegane qui écrit : « Quand on connaît la doctrine coloniale française basée sur l’assimilation, le berbérisme, le culte de l’idée latine, la haine de l’islam et de la langue arabe on perçoit aisément l’arrière-pensée des laudateurs de M. Mouloud Mammeri. »(5) Que signifie « l’arrière-pensée des laudateurs de M. Mammeri » ? La consultation du dictionnaire Larousse nous laisse perplexe eu égard à la flagornerie des caractères tels que les perçoit Amar Ouzeggane.
De fait, la transcription en français de la réalité kabyle n’est pas une transgression ontologique du devenir algérien mais tout au contraire, elle traduit le plurilinguisme comme émanation de l’histoire. A ce titre, la langue et particulièrement le français a été utilisé comme arme de guerre par les nationalistes algériens que pourtant l’auteur de la critique Mohamed Sahli qui est le non moins francophile utilise. Presque ! On y arrive par l’opposition entre arabophones et francophones à laquelle la Tamazight est l’élément intersticiel de la séparation linguistique qui perdure.
Quoique atténuée dans la forme, elle est toujours actuelle. Au fond, ce n’est pas le déni de la réalité sociologique qui est à l’oeuvre mais c’est le débat idéologique entre les Berbéristes et les arabo-musulmans qui alimente toujours d’une manière singulière le milieu intellectuel et d’une façon générale la scène politique algérienne. Mohamed Chérif Salhi connu du public pour avoir publié « Le message de Youghourtha » (1947) et plus tard « Décoloniser l’histoire » (1986) est un autre natif de la Kabylie qui l’a attaqué frontalement en écrivant : « Il importe peu qu’un Algérien écrivant en français, se taille une place dans la littérature française par des qualités formelles de son oeuvre. La théorie de l’art pour l’art est particulièrement odieuse dans ces moments historiques où les peuples engagent leur existence dans des durs combats de la libération. » (6)
Nonobstant l’abondance de la phraséologie nationaliste de la révolution qui à l’indépendance servira le patriarcalisme politique, il ressort que le critique fait une lecture biaisée de La Colline oubliée comme si l’oeuvre romanesque suscite un monde figé qui forcément oblitère la réalité sociale. Hend Sadi parle avec excès du jadovisme emprunté par M. Ch. Sahli alors que nous savons bien que le débat sur l’esthétique au sein du cercle marxiste de Frankfurt est moins redevable à l’auteur soviétique qu’à l’évolution des idées artistiques dans la société occidentale.
D’un autre tonus que les critiques précédents, M. Lacheraf reproche à Mouloud Mammeri ce qui suit : »Nous n’en voulons pas à l’écrivain algérien- de s’exprimer à travers ses maladresses, à condition qu’elles soient sincères, mais quand elles cessent de témoigner d’elles-mêmes en faussant les actes qui sont les siens ou en dénaturant sa propre image, nous avons peine à reconnaître. Et c’est un dépaysement semblable qui nous apprend à la lecture de La Colline oubliée de M. Mammeri. (7)
Etrangement, M. Lacheraf parle d’un dépaysement comme si l’oeuvre de Mouloud Mammeri dépeint une société irréelle qui dénature la réalité algérienne. Pris dans le moule du discours nationaliste à dominante arabo-musulmane, il s’en avisera plus tard à l’indépendance, de l’existence la réalité amazighe quand il la redécouvre dans le hameau familial du Hodna. Finalement, il finira par dénoncer les abus idéologiques du baâthisme. Le plus sarcastique dans l’évaluation de l’oeuvre romanesque est la soumission des productions de l’esprit au pouvoir politique ou à l’idéologie dominante.
Face au porte-à-faux idéologique, la réaction de l’auteur est avant tout une mise au point sur les relations qu’il aurait eues avec le Maréchal Juin. Dans la réponse à M. Sahli, il réfute catégoriquement l’idée d’une quelconque relation avec le chef militaire français. Plus que les allégations mensongères, la réception par le public de La Colline oubliée alimente les controverses sur l’objet du roman. Quoiqu’on pense M. Sahli, l’écrivain souligne qu’en fin de compte La Colline oubliée fait connaître les problèmes algériens non seulement au public français mais à un large public international grâce aux traductions espagnole et anglaise. (8) Cela étant dit, le positionnement nationaliste de Mouloud Mammeri est sans équivoque.
A l’appui de ses différentes prises de position publique, il ne cesse de réaffirmer son soutien au FLN et la nécessité de l’indépendance de l’Algérie. Divers articles publiés dans la presse attestent l’engagement nationaliste de l’auteur de la Colline oubliée.(9) Suite à la sollicitation de M’hamed Yazid alors « membre du CNRA et de la délégation extérieure du FLN », le fort engagement de l’écrivain en faveur de l’indépendance de l’Algérie est le ton pris de la « Lettre à l’ONU » qui témoigne de la tempérance nationaliste de l’auteur kabyle.(10) Dans cette lettre l’écrivain algérien trace les grandes lignes de la révolution algérienne.
A contrario de la modestie affichée du courrier adressé de Rabat en septembre 57 à M’hamed Yazid, l’écrivain esquisse les enjeux géopolitiques de relations Est-Ouest. Il parle du mouvement tiers mondiste naissant. Tout en se plaçant dans la ligne tracée par le FLN c’est à dire l’indépendance de l’Algérie énoncée selon la plateforme de la Soummam, le romancier fustige la position du parti communiste et des libéraux français. Il met en garde contre les risques de la guerre civile généralisée. Ce faisant, étant moins un démiurge que devin, il anticipe les méfaits du populisme. Sans concession la « lettre à l’ONU » est un plaidoyer pour une Algérie démocratique et sociale déterminée par le « principe révolutionnaire de la subordination de l’action militaire au but politique.
Dans tous les cas, il était bien avisé même s’il ne mêle pas des querelles idéologiques entre les arabo-musulmans et les Berbéristes. Avant d’entamer la période de l’indépendance algérienne, il est utile de dire deux mots sur ladite « crise berbériste ». Mais à notre grande stupéfaction, le romancier algérien n’est cité dans aucun ouvrage traitant de cette affaire. Ni Abdenour Ali Yahia, ni les auteurs des différents articles consacrés à la la question berbère ne citent Mouloud Mammeri. (11) Néanmoins, nous retrouvons une seule référence en guise de réponse de l’écrivain à l’article de Mohamed Sahli.(12) A suivre
Fatah Hamitouche, ethnologue
Bibliographie:
1- M. Lacheraf, Des noms et des lieux, Editions Casbah, Alger, 1998.
2- H. Sadi, Mouloud Mammeri ou la colline emblématique, A compte d’auteur, 2014. Sauf avis contraire, toutes les citations critiques du roman de M. Mammeri sont extraites de l’ouvrage cité en référence.
3- T. Yacine, Mouloud Mammeri dans la guerre, Awal no 6, 1990. Les textes en question ont été reproduits dans » Ecrits et paroles, tome 1, CNRPAH, Alger, 2008.
4- T. Hussein, la colline oubliée, roman de l’écrivain algérien Mouloud Mammeri, Naqd Oua Islah no 4, 1956
5- H. Sadi, p. 56.
6- Idem, p. 57.
7- Idem, p. 72.
8- M. Mammeri, A propos de la colline oubliée, l’Effort algérien, no 884, Alger, 28 novembre 1952.
9- Par ordre chronologique nous reproduisons la liste des articles publiés dans « Ecrits et paroles » sous le titre Mouloud Mammeri dans la guerre de libération nationale:
-Vérités et paroles, L’espoir Algérie, no 2, Alger, juin 1956.
-Sortir de l’impasse, L’espoir Algérie, no 5, 3 aout 1956.
-Deux ans après, L’espoir Algérie, no 9, Alger, 27 octobre 1956.
-Western politique, L’espoir Algérie no 10, Alger, 10 novembre 1956.
-Prélude à l’ONU, L’espoir Algérie, no 14, Alger, 5 janvier 1957.
-Lettre d’Algérie, Confluent, Rabat/Paris, janvier 1957.
-Lettre à un Français, Entretien sur les Lettres et les arts, Rodez (Ayveron), spécial Algérie, février 1957.
-La terreur a soudé les esprits, Témoignage chrétien, Paris, 24 janvier 1958.
-Entretien, « Sens » de la littérature nord-africaine, Correspondance no 21 , Tunis 1957.
– Quelques instants avec Mouloud Mammeri, Education nationale du Maroc, no 2, novembre 1959.
10- Lettre à l’ONU, Ecrits et paroles, tome 1, pp.45-57, et Awal no///, pp.112-121.
11- A. Ali Yahia, La crise berbère de 1949. Portrait de deux militants: Ouali Bennai et Amar Ould-Hamouda, Quelle identité pour l’Algérie? Editions Barzakh, Alger 2013.
12- Y. Temlali, La genèse de la Kabylie, Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962), Editions La Découverte, Paris, 2016, Bibliographie, p. 287.