Samedi 21 décembre 2019
« It Must Be Heaven » un film muet, presque, mais qui parle la langue d’un silence tonitruant…
Dans son dernier film, «It Must Be Heaven », le réalisateur palestinien, Elia Suleiman sillonne 3 villes du monde : Nazareth, Paris et New York; trois espaces qu’il représente de manière burlesque, avec beaucoup de dérision pour mettre en lumière les absurdités qui se déploient sous ses yeux, dans sa ville, à Paris puis à New York; lui, le narrateur omniscient, muet, observateur qui voit tout mais ne pipe mot, sauf pour décliner son identité au taximan, à New York, lorsqu’il lui annonce qu’il est Palestinien de Nazareth.
De Nazareth à New York, en passant par Paris, le personnage principal joué par le réalisateur, nous offre des scènes loufoques qu’il tourne avec beaucoup de doigté artistique et humoristique : à Paris, des policiers roulent sur des mono-roues à la poursuite d’un jeune homme qui dissimule sous une voiture garée, un bouquet de fleurs; des touristes se disputent les chaises au jardin des Tuileries, la lutte des places est rude; à New York, dans les rues, dans les super markets, des femmes, des hommes et des enfants portent des armes, dans un parc, des policiers se lancent à la poursuite d’une jeune femme ailée dont le buste est marqué à la peinture aux couleurs du slogan « Free Palestine ».
« It Must Be Heaven » n’est pas simplement un film, c’est une œuvre d’art, une mise en scène cinématographique orchestrée avec élégance et bien maîtrisée. Beaucoup de scènes filmées ressemblent à des chorégraphies et à des saynettes théâtrales jouées savamment par des acteurs dont les performances confirment le génie cinématographique d’Elia Suleiman, ce réalisateur qui porte dans son coeur et sur l’écran, de manière très subtile, la Palestine. Car bien que ce dernier apparaisse à nos yeux comme un être indifférent, détaché de tout, se contentant d’observer et de noter ce qui se passe autour de lui, il émerge, pourtant, comme un homme très drôle, un fin observateur qui s’intéresse à ce qui se passe autour de lui et ne rate aucun détail des scènes de la vie qui s’offrent à sa vue dans les rues. En plus d’être l’oeil qui voit et enregistre tout, il émerge comme un personnage profondément attaché à sa terre, la Palestine, à son avenir politique, et à son identité palestinienne.
– « La Palestine existera-t-elle ? », demande-t-il à un cartomancier qu’il consulte.
– « Oui mais pas de mon vivant et de ton vivant », lui répond ce dernier.
Alors, le réalisateur narrateur s’en va boire pour se souvenir de sa Palestine car parait-il, «tout le monde boit pour oublier alors que les Palestiniens boivent pour se souvenir. »
Ce film rythmé par la musique et par l’absence de la parole met en lumière le silence dans lequel le monde s’est enlisé et s’enlise dès lors qu’il s’agit de la Palestine. Cette attitude d’indifférence voire de rejet est représentée dans le film à travers notamment la réaction des producteurs de films à l’égard du projet cinématographique du personnage principal. La Palestine n’intéresse personne, comprend-t-on. Mais elle est éternellement vivante dans le coeur du personnage principal qui, à travers son film, nous transmet la flamme qui la fait vibrer et briller.
Un film à voir absolument ! Car il nous invite et nous incite sortir de notre silence.
« It Must Be Heaven » est une production franco-canadienne. Il a remporté la mention spéciale du jury au dernier festival de Cannes. Il a également obtenu le prix FIFRESCI. C’est le quatrième long métrage du réalisateur, Elia Suleiman. En 1996, il a réalisé « Chronique d’une disparition »; en 2002, « Intervention divine » (« Yad Ilahiyya »), film qui a remporté, en 2002, le prix du jury au festival de Cannes; en 2009, il réalise « Le temps qu’il reste ».
Nadia Agsous