Lundi 16 août 2021
Le supplice de Djamel Bensmaïl : un crime d’Etat ?
Les crimes d’État dans l’histoire contemporaine de l’Algérie (1957-2021) ne se comptent pas. De celui de Abane Ramdane (décembre 1957) à celui de Boudiaf (juin 1992), les causes en étaient politiques. Ils s’expliquaient par les luttes pour le pouvoir et une certaine « raison d’Etat » pouvait être invoquée, même s’ils n’ont jamais été reconnus comme tels.
Dans le cas de l’assassinat de Boudiaf, j’ai toujours pensé que c’était à cause du Sahara occidental à laquelle il ne croyait pas et ne s’en cachait pas. Ceux qui sont allés le chercher au Maroc où il vivait paisiblement depuis un quart de siècle pour présider le « Haut Comité d’État » n’avaient pas pensé à cet aspect. Il en est ainsi de nos dirigeants depuis Messali Hadj : ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Ceux d’aujourd’hui ont tout bonnement perdu la vue.
Cette instance a été créée en janvier 1992 pour suppléer à la vacance de la présidence de la République à la suite de la démission forcée de Chadli parce qu’il refusait d’annuler les élections législatives dont le premier tour avait été remporté par le FIS. La décision de le « liquider » a dû être prise en mars 1992 après son voyage à caractère « privé » au Maroc où il avait eu une rencontre «semi-officielle » avec le roi Hassan II.
Depuis plusieurs jours l’Algérie est secouée par un crime atroce filmé sous tous les angles et où l’on voit une foule insulter, battre, piétiner, immoler puis décapiter un jeune artiste engagé venu en Kabylie aider ses compatriotes à lutter contre les violents incendies qui la ravageaient.
L’inexplicable et l’inadmissible dans l’affaire, c’est que les faits se sont déroulés à quelques mètres de l’entrée du commissariat de police, sous les yeux indifférents de plusieurs policiers, et avec l’assentiment des plus hauts responsables nationaux de la DGSN qui auraient ordonné ce retrait soi-disant pour ne pas causer de plus importantes pertes, ce qui veut dire que celle de Djamel était concédée avant d’être actée.
Bouleversée par ce drame, l’opinion publique attendait avec impatience que l’autorité judiciaire apporte des réponses aux nombreuses questions inspirées par ces images hallucinantes rappelant des scènes du Ku Klux Klan dans l’Amérique du XIXe siècle, ou les rites sacrificiels que pratiquaient les Mayas il y a mille ans.
Le supplice auquel a été soumis le jeune Djamel les a dépassés en horreur au point de regretter que – mort pour mort – il n’ait pas bénéficié d’un sort plus clément comme la crucifixion du Christ qui a entraîné l’apparition d’une nouvelle religion, ou plus civilisé comme l’étouffement de George Floyd immortalisé par une formule (« Black Lives Matter ») dont on a fait une sorte d’addendum à la Charte universelle des droits de l’homme.
Or voici qu’hier, 15 août, c’est le directeur de la police judiciaire qui fait une déclaration publique sur les circonstances dans lesquelles a été assassiné le jeune artiste. Ses propos et son raisonnement ont laissé sur sa faim l’opinion publique qui a vu sa curiosité légitime se transformer en certitude qu’il y a du louche, que c’est une « bavure », une mauvaise évaluation des choses, ou même un crime d’État.
La version du directeur contredisait le communiqué délivré par le Parquet quelques jours plus tôt et valait reconnaissance de la responsabilité de la police dans ce meurtre, du commissariat de la daïra (sous-préfecture) au « commandement supérieur » évoqué par le directeur. Les explications qu’il a fournies pour justifier l’inaction de la police qui a assisté du début à la fin au lynchage sans esquisser le moindre geste dans ce « flagrant délit », sont irrecevables.
Deux ou trois rafales tirées en l’air auraient suffi pour mettre fin à l’expédition meurtrière et disperser la foule composée non pas de « têtes brûlées », des cocktails-molotov ou des armes blanches à la main, mais d’adultes à l’aspect ordinaire, sérieux et responsable.
Même les individus arrêtés et à qui la parole a été donnée dans la foulée de la déclaration du directeur n’avaient pas l’air de malfaiteurs à la mine patibulaire, ni d’écervelés prêts à en découdre, mais de personnages du commun comme vous et moi.
Les dizaines de vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent une foule énervée mais pacifique, parlementant avec les policiers en civil sans animosité, et qui se serait dispersée sur de simples injonctions verbales dans sa direction. Il y avait du brouhaha, mais pas une tension explosive et une foule en transes.
En voyant le jeune supplicié coincé dans la cage du véhicule de police, torse nu, le dos plein d’ecchymoses et s’échinant à expliquer à ceux qui l’insultaient et le battaient qu’il était accusé à tort, il n’était pas en proie à la peur ou à la panique comme l’aurait été n’importe qui d’autre à sa place.
S’il avait été coupable, son attitude aurait été autre, il se serait effondré en larmes et sollicité le pardon. Lui était plutôt étonné de ce qu’on lui reprochait et faisait face aux molosses avec calme et ingénuité comme s’il était certain que le quiproquo allait cesser.
Selon toute vraisemblance, la police a livré Djamel Bensmaïl à une foule persuadée qu’elle était autorisée à assouvir ses envies meurtrières. Le droit, la loi, le sens moral, faisaient obligation aux forces de l’ordre présentes sur les lieux d’empêcher ce crime par tous les moyens, au péril de leur vie, en tirant à balles réelles sur quiconque se serait opposé à elles dans l’exercice de leurs fonctions, et même si l’opération devait se solder par des victimes.
Tout, n’importe quoi, mais pas ce qu’on a vu sur les vidéos.
En fait, un groupe de trois ou quatre policiers armés de Klachs et affichant leur résolution à faire usage de leurs armes au besoin aurait suffi pour dissuader et tenir en respect une foule qui, visiblement, ne manifestait aucune hostilité envers eux, en attendant l’arrivée de renforts de police ou de gendarmerie à supposer que cela fut nécessaire.
La police a, du sommet à la base, laissé commettre sous ses yeux et ceux du monde un lynchage barbare. En adoptant cette attitude, elle a délibérément suspendu sa raison d’être en tant qu’institution chargée de la protection de la vie humaine et de l’ordre public, et par conséquent à l’existence de l’État pendant toute la durée du crime. Elle a ainsi forfait à sa vocation, à sa mission, à sa raison d’être car d’autres options qu’elle connaît mieux que nous, simples spectateurs, s’offraient à elle.
Elle a choisi de sacrifier un jeune homme de 34 ans venu faire du bien, de trahir son serment de défendre en toutes circonstances la loi, l’ordre et la sécurité des biens et des personnes et de rendre l’État complice d’un crime d’État sans raison d’État, sauf à croire à la théorie défendue par certains selon laquelle il s’agirait d’une opération destinée à faire d’une pierre deux coups : se débarrasser d’un « hirakiste », et imputer le crime au MAK.
Faut-il qu’on n’ait plus peur pour l’avenir mais pour l’immédiat, le présent, le lendemain, le court terme ? Il n’y a donc plus de limites à la déchéance et l’incompétence de l’État algérien ? Faut-il applaudir à ses folies et se résigner au supplice de Tantale vers lequel il pousse la nation ?