Jeudi 12 août 2021
La Kabylie est une façon de penser le monde
Un olivier centenaire et noueux s’embrase. Il n’en tombe pas que des braises, des étincelles, des branches et des rameaux, mais des souvenirs, des yeux, des sentiments.
Une vieille éplorée donne libre cours aux écluses de son âme. Elle aurait aimé embrasser l’écorce de celui qu’elle considère comme son enfant aîné une dernière fois pour lui dire merci et peut-être lui susurrer une petite prière afin qu’il recommence et refonde l’harmonie. Car les oliviers sont des fondateurs. Ils ont fondé des pays. Des civilisations. Ils ont fondé la philosophie. Peut-être même ont-ils fondé la Méditerranée. Ou la Méditerranéité.
Métropole de douleur, es-tu devenue, mon orgueilleuse Kabylie. Mais peut-être qu’il en fallait, de la douleur, pour que se remettent les solidarités premières, quasi-innées dans l’espace qu’est le nôtre, à jeter leurs ancres dans les tréfonds. Il en vient de tout le pays, les gens qui veulent aider, partager un tantinet la souffrance de l’Autre, remettre quelques briques dans le pont des altérités rompu par les brigands à la tête de l’État.
Mais, oui, le feu, peut-être qu’il nous le fallait justement pour la cendre qui saura reconstituer l’humus de la semence du possible, le possible d’un pays, comme celui rêvé par l’ancêtre premier : une patrie pensée pour la paix, une humanité qui revendique les ponts, une terre pour qui importe l’essentiel : le partage, les rires, les étreintes, les rencontres, les veillées, vivre simplement.
La terre est notre sang, l’olivier le témoin plurimillénaire que nous avons fait tant de beaux enfants à cette Mère Nature pour nous propulser dans la postérité. Oui, ils ont brûlé la terre, incinéré un arpent de notre mémoire, les lieux qui emmagasinent encore nos silences et nos clameurs, nos joies et nos peines, mais qui pourra bruler nos souvenirs ? Qui éteindra la flamme qui n’a jamais cessé de nourrir notre singularité ?
Nous sommes de ce lieu qui n’est presque pas un lieu, mais une mémoire, un espace qui n’est pas que l’espace-temps, mais une senteur, une couleur, un souvenir cueilli comme une rose du champ odoriférant de nos nostalgies ; notre soif collective d’eau qui revendique une fontaine ou une source à chaque talus ; notre façon de ne jamais plier le genou pour être toujours debout et atteindre les étoiles, debout, toujours debout ; les figues qui fendillent, grasses et dorées, à l’abri des yeux pour nous livrer, l’automne, le secret du miel après la mémoire solaire… Nous sommes un peuple choyé par tant de secrets.
Nous sommes de là. D’une terre qui nous habite avant que nous l’habitions. D’un endroit qui n’est pas seulement la géographie, mais une façon de regarder le monde avec des yeux gorgés d’azur en même temps que pleins d’étoiles. D’une terre comme un royaume d’altitude qui n’a pas son égal pour apprivoiser l’horizon et la lumière. D’hommes dont les rêves sont aussi grands et aussi réalistes qu’ils plongent immanquablement leurs racines dans le ventre de la Terre. De femmes dont l’audace a le don d’apprivoiser les cimes.
Nous nous relèverons. Et nous marcherons jusqu’à notre aube. L’aube des hommes qui montent vers les sommets d’eux-mêmes. Et nous nous atteindrons dans notre quintessence. Nous serons enfin nous-mêmes. Des hommes et des femmes libres aux pieds desquels s’agenouilleront les ogres de l’adversité. Tous les ogres.
Oui, peut-être qu’il en fallait, des incendies, pour que couve l’étincelle dans les âmes éteintes par les souhaits toujours inexaucés. Il en fallait pour que nous ayons enfin nos rêves plus grands que nos peurs.
La Kabylie est une façon de penser le monde. On a brûlé le lieu, mais le regard est inatteignable. On a incendié l’écorce, mais l’âme est sauve et est toujours aussi passionnée de demain. Il nous appartient de contaminer désormais l’endroit et de reconstituer les verdures multiples, intérieures et extérieures.