Dimanche 27 juin 2021
Jugurtha ou Vercingétorix ? Voilà ce qu’en pensent les poètes
Cette contribution, en guise de soutien à tous ceux qui se font arrêter parce qu’ils dénoncent le mensonge d’État et la falsification de l’histoire, et qui sont si nombreux, qu’ils peuvent tenir un conclave sur le devenir du pays kabyle, au sein ou en dehors de l’Algérie.
Rimbaud
« Je suis du pays de Jugurtha, ce roi numide qui a résisté aux Romains et qui a fasciné Rimbaud, le poète aux semelles de vent », répond à un questionnement sur son origine un personnage d’un roman (1) que j’ai fait paraître au début de mon aventure littéraire. Quelle fierté quand j’ai lu les vers consacrés par le plus grand des poètes français, Arthur Rimbaud, au plus emblématique des héros de l’Afrique du Nord, Jugurtha. Par reconnaissance, j’ai fait un pèlerinage à Charleville Mézières, la ville où le poète est né et enterré.
Dans une strophe de son long poème, « Le vent a dit le nom d’un nouveau Jugurtha… », Rimbaud annonce la renaissance du héros antique. Il va s’opposer à la France coloniale, comme il l’avait fait contre Rome la scélérate, « cet antre impur, ramassis de brigands ». Beaucoup ont considéré le poème de Rimbaud, comme un hommage à Abdelkader qui a fédéré le soulèvement de certaines tribus de l’Ouest contre l’occupation française de leur territoire.
Quand, en 1869, Rimbaud commet son texte, il n’a que 14-15 ans. Son poème n’a pas jailli comme une fulgurance. Il l’a écrit sous contrainte, à l’occasion d’un concours scolaire de composition poétique en latin dont le sujet imposé n’est autre que : « Jugurtha ». Cela signifie que ce dernier était enseigné dans les écoles de la IIIème République. Abdelkader aussi, mais comme une version française bien particulière de Jugurtha l’antique : Jugurtha / Abdel Kader est celui qui se rend… à l’évidence : non seulement il décide d’arrêter toute opposition à la France coloniale « bienfaitrice », mais il s’allie à elle. Aussi ne se gêne-t-il pas pour désavouer, de son exil doré, la violente révolte de Mokrani et ces Kabyles récalcitrants, qui portent encore les gênes de l’indomptable Jugurtha, contre l’appropriation par la France de leurs terres.
Ici, je vais ouvrir une parenthèse que je vais refermer aussitôt. Sans l’avouer, un professeur de sociologie originaire d’Algérie, mais établi en France, est venu défendre la mémoire de Abdelkader accusé par un militant berbériste, preuve à l’appui, de s’être rangé du côté de la France. Notre prof donne raison, aujourd’hui encore, à Abdelkader : « ce n’était pas le moment de se soulever contre la France », dit-il.
Fallait-il attendre que la « régression » soit fécondée ? Et il ajoute, la main sur le Coran, que si Ben Badis était encore en vie, il ne s’opposerait pas à l’ajout de l’amazighité dans sa définition « arabo-musulmane » de l’identité de l’Algérie, qui est aussi celle de d’Abdelkader. Un autre poète, « poète, parce qu’arabe », dirait Slimane Ben Aissa (Babour Ghreq), est accouru pour soutenir Abdelkader avec un texte incompréhensible pour les lecteurs qui ont juste trouvé incongrue la photo de Abdelkader à côté de celle de Abane et Massinissa. Le texte en question appelle avec le concours de Nietzche qui, pourtant, n’aime pas beaucoup les religieux, à laisser tranquille Abdelkader. Je referme la parenthèse et le débat sur les préliminaires à une éventuelle construction commune d’un pays.
Pour des raisons que nous développerons plus loin, la France coloniale a choisi son premier opposant à l’invasion de la Numidie : Abdelkader, l’Arabe qui revendique une affiliation directe au prophète de l’islam, et auquel elle attribue un lien symbolique avec le héros antique, Jugurtha le Berbère. Du coup, ce dernier, contaminé par cette descendance virtuelle, se trouve arabisé et même islamisé, au point de renoncer à sa vaillance guerrière païenne contre Rome au plus fort de sa gloire, pour prôner la soumission à la France catholique qui commence à afficher ses velléités impériales. Tout ceci sous les encouragements du jeune Arthur Rimbaud :
Ne pleure plus, mon fils ! Cède au Dieu nouveau ! / Voici des jours meilleurs ! Pardonné par la France, Acceptant à la fin sa généreuse alliance, / Tu verras l’Algérie prospérer sous sa loi
Le parallèle « Abdelkader/rebelle dangereux » avec « Jugurtha, rebelle numide vaincu difficilement par les Romains », rend d’autant plus éclatante la victoire française sur les tribus nord-africaines dont on vante les mérites guerriers. L’empire français en construction serait jugé digne de succéder à celui de Rome.
Par ailleurs, la France veut banaliser la reddition. Il faut croire que celle-ci est ancrée chez ses leaders, elle ne date pas de Pétain. Selon certains récits historiques, Vercingétorix, le Gaulois qui s’est farouchement opposé à l’invasion romaine, « est venu, sans prévenir, se présenter à l’improviste dans un tribunal où César rendait justice […] Sans dire un mot, il retira lentement son armure et tomba à genoux aux pieds de César ». Vercingétorix est envoyé en prison par le cruel César.
L’impitoyable Rome.
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Lorsque César eut achevé les derniers détails de sa conquête de la Gaule, Vercingétorix fut traîné hors de sa prison pour apparaître dans le défilé triomphal de César à travers les rues romaines; puis il fut exécuté.
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Jugurtha est caractérisé par sa violence et sa passion, selon la description qu’en fait Salluste. Sa fin est narrée par Aumer U Lamara dans Tagara n Yugurten. Soucieux de gagner l’amitié des Romains, Bocchus, roi de Maurétanie, leur livre Jugurtha, son gendre et roi de Numidie.
Jeté dans le cachot du Tullianum, ce dernier, après avoir lutté contre la faim et la soif six jours durant, serait étranglé sur ordre de Marius. Car, Jugurtha, en plus d’être un guerrier intrépide, est un diplomate habile. Il a porté la guerre au sein même de Rome où il s’est fait des alliés au Sénat, moyennant finance. Ce qui lui a fait dire que Rome est une ville à vendre si elle trouvait acheteur.
La généreuse France
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Elle décore ses ennemis vaincus et soumis. Napoléon III, lui-même, remet la Légion d’honneur Abdelkader. Envoyé en France pour y être emprisonné dans un château, Abd el-Kader n’est pas traité en ennemi vaincu, mais en hôte. Il sera ensuite envoyé en Syrie, qui est sous l’autorité française, pour y jouer un rôle dans la construction du monde arabe tel que souhaité par Napoléon III.
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Ce sont ses valeurs chrétiennes qui dictent à la France sa clémence envers Abdelkader considéré comme un pieux, un doux mystique.
Aujourd’hui, Vercingétorix et Abdelkader sont officiellement reconnus par la France et l’Algérie comme leurs premiers héros nationaux.
Cependant, si le « grand chef arabe, Abd-el-Kader », devenu l’ami fidèle de la France, a inspiré une importante littérature jeunesse en France, abreuvant la génération de Rimbaud, il n’en a pas été de même en Algérie où peu d’auteurs ont vu leur imagination stimulée par le personnage. La révolution l’a quasiment ignoré. Sa présence dans le mouvement national est à rechercher auprès de religieux comme Ben Badis, acquis à l’assimilation. Les Algériens, après l’indépendance, le connaissent plus par son énorme statue qui trône au beau milieu de leur capitale. Elle a été érigée par Boumediene qui, en 1966, avait organisé le transfert de ses restes pour les enterrer à El-Alia, Alger.
Avant de l’introduire à partir de 1968 dans les livres scolaires, Boumediene a pris soin de séquestrer le corps du prestigieux héros de la révolution, Amirouche, qui avait donné du fil à retordre à l’armée française. « On ne sait jamais avec les démons berbères », devait-il se dire. L’esprit de l’antique Jugurtha, séquestré dans un cachot de la prison de Tullianum à Rome, l’est à nouveau dans une caserne de gendarmerie en Algérie.
Jean El Mouhoub Amrouche
Pratiquement un siècle après Rimbaud, dans les années 1940, un autre grand poète, nord-Africain, celui-là, Jean El Mouhoub Amrouche, un digne héritier de l’authentique Jugurtha, a cherché à rapatrier l’esprit de Jugurtha pour l’insuffler aux Nord-Africains, sous domination coloniale. Il prévient la France impériale que, désormais, ce sont 9 millions de Jugurtha qui allaient se soulever contre elle si elle continue à malmener la Numidie. Il le fait à partir de Tunis, d’abord, puis d’Alger, et enfin de Paris.
Lui-même s’est mis dans la peau de Jugurtha. Sa formule n’est pas « An arrez wala a neknu » mais « Avancer sous divers masques, et rester insaisissable, en s’adaptant aux situations par un changement continuel de comportement ». Il se décrit dans « L’Éternel Jugurtha. Propositions sur le génie africain » comme celui qui combattra sans relâche, sous toutes les formes pacifiques, la France coloniale. Face à l’entêtement de celle-ci, il rejette l’assimilation qu’il a défendue un temps et, s’inspirant des résolutions du Congrès de la Soummam, il prône l’instauration d’une République sociale, démocratique et laïque, qui ferait de la place à tous ses enfants. Jean El Mouhoub, qui s’est toujours senti avant tout Kabyle était prêt à se fondre dans une identité plurielle sous l’étiquette de l’algérianité. Dans un article, « L’imaginaire éclaté de Jean », Mouloud Mammeri (1985) reprend cet extrait d’une lettre de Jean à un Européen d’Algérie : « Construire une Algérie moderne et paisible…L’Algérie algérienne ne doit être ni française, ni arabe, ni kabyle.
Nul n’y doit être infériorisé ou humilié ». Certains auteurs ont vu en Jean El Mouhoub Amrouche et sa sœur Taos les précurseurs de la poétique de l’hybride et du pluriel identitaire postcolonial chère à Homi Bhabha, et qui est enseignée dans toutes les universités du monde sauf en France où on s’accroche encore à la vision « orientaliste » de Napoléon : à l’est de l’Occident, il y a l’Orient; dans ce dernier, pour simplifier, on trouve fourrés, pêle-mêle, des Kabyles, divers peuples amazighs, des Arabes, des Syriens, et des Égyptiens regroupés sous le générique « monde arabe ». C’est cette vision que des intellectuels, nouvellement promus par la France, nous invitent à adopter, c’est-à-dire renoncer à nos ancêtres et à notre altérité « radicale ».
Pour Jean El Mouhoub Amrouche, n’eût été le voile blanc jeté par l’islam sur la Numidie, l’Afrique du Nord aurait été, aujourd’hui, l’héritière de Rome, en lieu et place de la France.
Des colonialistes- orientalistes, tel Tocqueville, ont fait des séjours en Algérie pour proposer à la France coloniale des études qui lui permettraient d’asseoir sa domination. Il s’agit, entre autres de traiter différemment les tribus et ménager une certaine sensibilité religieuse, et enfler exagérément l’importance de certains au détriment d’autres. La France coloniale a ainsi cherché à pervertir les héros légendaires de l’Afrique du Nord en faisant, par exemple, d’Abdelkader, qui a résisté à l’invasion française dans ses débuts, la réincarnation du mythique Jugurtha. Or, ce dernier n’a jamais cessé de s’opposer à Rome alors que Abdelkader a fini par accepter la colonisation, et la vanter même. Jugurtha est mort dans un cachot à Rome, Abdelkader a accumulé les médailles de la France reconnaissante. Jean El Mouhoub Amrouche, dans son essai L’éternel Jugurtha, refuse l’image de l’inéluctable reddition suggérée. Il y présente toute amitié de Jugurtha avec le colon comme une ruse pour mieux se défaire de lui.
Ainsi, El Mokrani, qui est de la même région que Jean EL Mouhoub Amrouche, les Ath Abbas, animé par l’esprit de Jugurtha, a d’abord approché l’administration française pour mieux la comprendre, puis il a mené contre France coloniale, parallèlement à la commune de Paris, la première grande révolte. Il est abattu par les troupes françaises, et des centaines de chefs insurgés sont condamnés à la déportation dans les bagnes de Cayenne ou de Nouvelle-Calédonie, où, à ce jour, subsistent des communautés kabyles qui demandent vainement leur réintégration au pays de leurs ancêtres.
Je ne terminerai pas l’article sans citer cet extrait de la lettre de Mammeri à Feraoun à la suite de son assassinat par l’OAS : « Ceux qui ont craché leur rage [sur toi], [ne sont que] passagers sur la terre dont ils suçaient les mamelles sans lui être attachés…comme nous étions à elle…à la vie à la mort. Il leur manquait l’essentiel : La terre et le sang. »
O.A.A.
(1) Aomar Aït Aïder, Chaos sentimental, Sefraber, 2008.