Mercredi 28 avril 2021
Le culte de l’argent agent de la culture des servitudes volontaires (I)
« Nos Français n’ont pu les réduire à la servitude (…) d’autant que ces barbares accoutumés à la fainéantise ont une si grande horreur de cette condition laborieuse qu’ils tentent n’importe quoi pour se procurer la liberté par la fuite (…). Ils préfèrent se laisser mourir de tristesse et de faim que de vivre esclaves », Jean-Baptiste du Tertre (1610-1687), Histoire générale des Antilles habitées par les Français.
Dans le système de la démocratie formelle bourgeoise, la politique c’est l’art du changement dans la continuité. Des alternances sans alternative. De la mise en œuvre de la délégation des pouvoirs aux élites pour mieux assurer la relégation sociale du peuple.
Son dessein n’est pas de permettre la réalisation des possibilités et des capacités des citoyens, mais de libérer les potentialités financières offertes au capital aux fins de sa valorisation-reproduction prenant la forme légale de l’enrichissement personnel. La politique obéit au marché et corrélativement aux mêmes règles que le marché.
À l’instar de tout produit, la politique est une marchandise vendue dans un fracassant tapage publicitaire, mais sans obligation de résultat puisque les promesses n’engagent que ceux qui y croient.
Sous le capitalisme high-tech, nul besoin de contrainte en matière d’asservissement. Car la domestication du corps – extension de la machine-appareil et des consciences – a pris une dimension industrielle, étatique et mondiale. La fabrication des servitudes volontaires s’effectue de manière scientifique : depuis la matière première constituée par l’ensemble des moyens d’endoctrinement idéologique assurés par la cellule familiale, l’école et toutes les instances de conformation et d’uniformisation de la pensée opérées par les médias de propagande (pléonasme ?), jusqu’au produit fini matérialisé par le travailleur moderne servile, aliéné, lui-même métamorphosé en marchandise.
L’assujettissement est façonné dès la phase fœtale. L’auto-domination est ainsi programmée dans les gènes du nouveau-né.
L’esclavage-salarié balise la destinée du futur enfant. L’intégration des rôles sociaux subalternes est enseignée dès l’école primaire. L’auto-infériorisation s’acquiert au sein de la cellule (carcérale) familiale. Suprême aliénation, la mentalité de colonisé s’épanouit à l’âge adulte où le comportement de soumission infantile et enfantin se révèle dans toute son obéissance programmée. L’homme moderne de la démocratie contemporaine est à la fois le « maître-exécutant » de son esclavage et l’esclave de son maître.
C’est la définition appropriée pour désigner l’homme moderne du capital : homme libre de son esclavage, être libéré pour son asservissement, citoyen électeur de son assujettissement. L’ironie du sort de l’homme moderne produit du capital, c’est qu’il est persuadé d’être un homme libre. Qui plus est, il se croit être plus intelligent que le serf du Moyen-Âge et l’esclave de l’Antiquité.
Excepté qu’à la différence de notre homme moderne, le serf et l’esclave étaient conscients d’être des êtres assujettis, dominés respectivement par leur seigneur et leur maître. Ils ne se targuaient pas d’être des hommes libres. Ils ne s’enorgueillissaient pas de leur liberté enchaînée. Ils ne s’enivraient pas de servitude volontaire. Il n’y a pas pire malade qui s’ignore. Il n’y a pas pire ignorant qu’un aliéné.
La majorité des salariés est persuadée d’être libre, indépendante. Depuis quand un salarié est-il indépendant de son employeur ? En vérité, dans le système capitaliste, tout salarié est asservi à son patron, autrement dit c’est un esclave rémunéré, et à ce titre ne dispose d’aucune liberté au cours de sa phase d’exploitation, c’est-à-dire son temps de travail aliéné. Il est corps et âme dévoué à son maître à qui il doit docilité, obéissance, soumission. Une fois franchi le portail de l’entreprise, tout salarié perd sa liberté (de pensée, de conception, d’élaboration, de programmation, de décision : facultés totalement monopolisées par Son patron).
Il est dépossédé de soi. Il appartient corps et âme à son maître employeur qui lui impose le planning de production, lui dicte le rythme de travail, lui prescrit les tâches à exécuter, lui assigne les objectifs commerciaux à atteindre, lui ordonne de fournir une rentabilité toujours performante. Heureux l’esclave d’antan qui ne s’enorgueillissait pas de sa condition sociale servile, conscient de son assujettissement forcé. Aujourd’hui, l’esclave-salarié est fier d’exhiber son contrat d’asservissement professionnel, sa fiche de paie d’aliéné heureux et ses quatre semaines de vacances octroyées par son patron pour lui permettre de reconstituer sa force de travail onze mois durant soumise à une exploitation destructrice.
Enivré de servitude, l’homme moderne n’est pas près de se sevrer de son assujettissement éthylique. Son addiction à la servitude est tellement ancrée dans ses veines qu’il lui faudrait des siècles de cure de désintoxication cathartique pour le soigner de sa dépendance. À telle enseigne que, ayant tellement bien intégré les contraintes du capital, il ne conçoit pas une autre existence en dehors de cette société bourgeoise fondée sur l’argent et la valorisation du capital.
Dressé démocratiquement en homme libre de sa soumission, il affiche une grande fierté d’être maître de sa servitude : l’homme libre et l’esclave se concentrent dans la même personnalité clivée, aliénée. C’est un homme libre de sa servitude volontaire.
La pédagogie totalitaire capitaliste lui enseigne quotidiennement cette douce et invisible science de la résignation, lui prodigue constamment ces subliminales leçons de la servitude démocratique. La servitude démocratique est cette forme d’esclavage moderne où les citoyens choisissent eux-mêmes, électoralement, leurs maîtres.
Aujourd’hui, le délitement de la politique s’accélère au rythme de l’effondrement économique. Cette crise de la politique transcende les partis et les hommes politiques, qui à leur corps électoral défendant la subissent. L’érosion politique est profonde, générale. La politique est morte. Plus aucune politique ne parvient à offrir un avenir radieux, si ce n’est un radeau existentiel misérable dans ce naufrage tempétueux économique. Les programmes politiques n’enflamment plus les foules citoyennes, au point qu’elles ne déposent plus leurs espoirs dans ces urnes électorales, devenues funèbres à force d’enfermer leurs désillusions, les trahisons des candidats politiques.
L’abstentionnisme est devenu le premier parti politique remportant tous les suffrages des citoyens désabusés, abusés, usés par les politiciens rusés. Le dégoût des politiques a été précipité par la politique des égouts. Pourtant, l’antipolitique doit impliquer la mobilisation des masses contre les rôles sociaux miséreux assignés, imposés par les puissants, et non l’abstention ou la résignation. L’antipolitique exige le dépassement de la politique-spectacle actuelle par la transformation des conditions sociales. D’abord, par le bouleversement de l’ordre existant fondé sur l’exploitation du travail.
À notre ère, le culte du travail est devenu la première croyance mondiale. Avec ses rites scientifiquement chronométrés pour assurer efficacement l’exploitation de ses ouailles, ses multiples temples de production marchande, son paradis consumériste, ses saints patrons vénérés intercesseurs du dieu le capital, ses huit heures d’affilée de prières intensives d’asservissement quotidiennes accomplies au sein de ces bagnes de fabrication, la religion du travail a surpassé les religions monothéistes en matière d’efficacité et du nombre d’adeptes. Le dieu-capital règne en maître absolu sur notre univers créé à son image : à l’effigie du dollar. Le dieu-capital a le visage du golden boy. La bonté de Wall Street. La miséricorde des fonds de pension. L’amour du DRH. Le pacifisme des États-Unis. L’humanité d’Israël. La xénophilie de la France. L’érudition de l’Arabie saoudite. La chasteté du Maroc. La tolérance religieuse de l’Algérie.
Le culte du travail se pratique par autoflagellation. Son adepte, au cours de ses huit heures d’exploitation sans être prié, agresse son organisme corporel, autodétruit son psychisme, prostitue son intelligence. Le dressage à cette religion du travail demeure le principal objectif de la modernité capitaliste mondiale. Dans cette nouvelle religion de la production effrénée et anarchique, capital et travail ne sont plus antagoniques. Ils constituent, au contraire, un bloc monolithique de valorisation financière de l’accumulation spirituelle du dieu-capital. La seule hérésie salutaire est la suivante : qui est contre le dieu-capital, doit être aussi contre son Prophète, le travail. Pour paraphraser Tahar Djaout : « Le travail, c’est la mort accélérée du corps. Et toi, si tu ne travailles pas, la mort accélérée emporte ton corps. Alors, ne travaille pas et laisse ton corps emporté par la mort. ». [1]
L’ironie de l’histoire est qu’au moment où le culte du travail s’est implanté dans tous les cerveaux de l’humanité, le travail s’est converti au chômage, cette nouvelle secte florissante au prosélytisme conquérant. En effet, en vertu de ces lois d’airain de la baisse tendancielle du taux profit, de la robotisation tentaculaire, de la surproduction, les temples d’entreprise partout s’effondrent, les Saints patrons capitalistes déposent le bilan. Conséquence : le travail se raréfie. Pourtant, en dépit de sa raréfaction, de « la fin du travail » selon le livre éponyme de Jeremy Rifkin, les orphelins esclaves-salariés persistent de manière fanatique à lui témoigner une vénération impénitente.
Et pour ceux qui parviennent à s’embaucher (se débaucher) dans ces bagnes de la production (usines, bureaux, magasins, chantiers de construction et écoles, ces institutions légales de la destruction psychologique et somatique), les ravages de cet enfermement se lisent sur leurs visages et leurs corps flétris et délabrés. Dans le capitalisme, la liberté se paye au prix des pathologies professionnelles (objet de notre prochain texte). N’est-ce pas au temps d’Hitler qu’a été affichée au fronton d’un camp de concentration cette inscription : ArbeitMachtFrei : « le travail rend libre » ? Avant d’être inscrite au fronton du camp de concentration d’Auschwitz par les nazis, la devise ArbeitMachtFrei était valorisée par la bourgeoisie, notamment dans l’institution concentrationnaire scolaire, cette antichambre de l’usine, véritable structure pédagogique de dressage à l’obéissance, à la servilité.
Indubitablement, le travail est une catégorie sociale historique. Sémantiquement, en français, le terme travail, originellement employé avec un sens très restreint, usité pour désigner les tâches les plus ingrates et douloureuses accomplies par les membres les plus modestes de la société, a commencé à s’appliquer progressivement, à la faveur du développement du salariat impulsé par la bourgeoisie, avec une connotation méliorative, à toutes sortes d’activités et toutes les catégories sociales. Même les monarques étaient censés désormais « travailler » en quelque sorte, à l’instar des paysans. Le terme anglais moderne a conservé longtemps une partie de la signification primitive du mot « travail » dans son usage archaïque tel que « the travails of Christ » (« les douleurs du Christ »). De même, pour décrire l’accouchement des femmes, le terme longtemps consacré était « travail ».
Sur le plan professionnel, l’activité concrète remplie techniquement par un artisan, mot qui a la même origine qu’artiste, maître de son activité, contrôlant tout le processus de la fabrication, se dégrade avec l’introduction du capitalisme pour devenir, avec la généralisation des fabriques, un « travail abstrait ». En effet, avec la naissance du capitalisme, l’activité concrète devient une forme sociale abstraite (du travail abstrait), car le capitalisme ne reconnaît que les différences quantitatives. Il ne reconnaît pas le contenu social qualitatif réel de l’activité humaine.
Dans le système capitaliste, la production sert seulement à augmenter la quantité de richesse sociale abstraite : l’argent se transforme en plus d’argent. Aussi, la valeur travail n’est pas une norme transhistorique mais une norme sociale propre à la modernité capitaliste.
Dans les anciennes sociétés, il n’existait aucune pression sociale abstraite acculant les hommes à être « productifs », au-delà de ce qui était nécessaire à la reproduction de la vie sociale. À plus forte raison, il n’existait aucune « éthique du travail », « conscience professionnelle », « culture d’entreprise », normes inhérentes au mode de production capitaliste.
Dans les sociétés prémodernes, la marchandise ne représentait qu’une forme marginale permettant de faciliter l’échange des surplus entre les communautés. Dans les sociétés modernes, en revanche, la marchandise est devenue la centralité de la vie sociale, de sorte que l’accumulation de valeur d’échange sur le marché, sous forme d’argent, a réduit la production a un pur « processus de développement quantitatif ». En d’autres termes, la forme-marchandise privilégie la réalisation des valeurs d’échange au détriment de la satisfaction des besoins qualitatifs de la communauté humaine, car son mode d’être concret est justement l’abstraction.
Comme l’a écrit Baudelaire : »Le commerce est, par son essence, satanique. Le commerce, c’est le prêté-rendu, c’est le prêt avec le sous-entendu : Rends-moi plus que je ne te donne. L’esprit de tout commerçant est complètement vicié. Le commerce est naturel, donc il est infâme. Le moins infâme de tous les commerçants, c’est celui qui dit : Soyons vertueux pour gagner beaucoup plus d’argent que les sots qui sont vicieux. Pour le commerçant, l’honnêteté elle-même est une spéculation de lucre. Le commerce est satanique, parce qu’il est une des formes de l’égoïsme, et la plus basse, et la plus vile. »
Ainsi, le travail, au sein du mode de production capitaliste, n’est pas essentiellement une activité répondant à des considérations d’ordre qualitatif, mais bien plutôt un processus d’abstraction sociale oppressive dans lequel le travail humain est transfiguré en travail-marchandise, en salariat, qui est à son tour transformé en sa forme morte, quantifiée, la marchandise. Indéniablement, la caractéristique essentielle du travail sous le capitalisme est d’être une dépense indifférenciée d’énergie humaine.
Ce type d’abstraction de l’activité humaine, impulsée avec l’émergence du travail salarié, trouve sa pleine réalisation avec son incarnation dans une sphère distincte de la vie sociale. De fait, au sein du capitalisme, le travail est dissocié de la vie sociale. Il est enfermé dans la sphère économique accaparée et dominée par la classe détentrice des moyens de production. Le travail pourrait aussi être qualifié d’aliéné car il est un « travail forcé », opéré dans des conditions hiérarchiques d’exploitation fondées sur les relations de propriété privée.
Au reste, autre spécificité inhérente au mode de production dominant : le capitalisme a érigé le travail en socle de l’identité sociale de tout individu. La centralité du travail, érigée en unique identité sociale, a contribué à rendre la valeur travail en norme sociale essentielle de l’existence. Sans travail, pas d’identité sociale. La bourgeoisie est de ce fait la première classe qui a fait du travail, ou du moins de son exploitation, le centre de sa « culture », de sa « vie quotidienne », parce qu’elle identifie son propre développement avec celui du processus de travail.
En effet, si les anciennes classes dominantes de l’époque féodale et antique avaient employé le « temps historique » sans impacter l’économie, la bourgeoisie, qui a fait de l’essor de la production de marchandises sa principale activité, a réinvesti le temps qu’elle a exproprié dans la base économique. Même le temps libre, le temps de loisirs, a été phagocyté par la marchandisation des rapports sociaux. Désormais, le temps libre, accordé avec parcimonie (dans certains pays il ne dépasse pas deux semaines de congés), n’existe que comme prolongement de l’activité économique, un moment d’investissement lucratif pour les capitalistes activant dans les secteurs des loisirs (aujourd’hui en arrêt pour cause de crise économique et non sanitaire, comme le serinent les gouvernants. Car le grand capital veut réorienter la consommation vers les besoins essentiels de survie, au strict minimal, en préparation de la contraction drastique des revenus de la classe ouvrière paupérisée et des classes moyennes prolétarisées).
La société capitaliste vante les mérites de la civilisation du loisir, selon la célèbre formule éponyme du livre de Joffre Dumazedier, paru au début des années 1960, en pleine période des Trente glorieuses (devenues Éternelles piteuses depuis le milieu des années 1970, date de l’entrée du capitalisme dans une crise économique systémique). La société capitaliste encense les 4 semaines de congés annuels octroyés aux esclaves salariés. Or, sous l’ancien Régime, à l’époque féodale, les lois de l’Église garantissaient au travailleur plus de quatre-vingt-dix jours de repos. Mieux : à l’époque de l’Antiquité, à Rome, le nombre de jours fériés pouvait atteindre le chiffre de 175 par an, sans parler de fêtes extraordinaires. Qui a dit que les classes dominantes de l’Antiquité et du Moyen-âge étaient plus barbares avec de leurs sujets dominés que nos classes exploiteuses capitalistes contemporaines ?
Autre modalité inhérente au capitalisme pleinement développé, fondé sur l’anarchie de la production : les êtres humains, même leur gouvernement, ne décident pas à l’avance de ce qu’ils vont produire ni dans quelles conditions. Dans le capitalisme, ce sont des producteurs individuels – particuliers ou entreprises – qui produisent frénétiquement des marchandises pour des marchés anonymes dans des conditions de concurrence anarchique totale. C’est le règne de la production pour la production, destinée à une consommation solvable hypothétique et volatile. De la résulte les crises de surproduction permanentes. La société pourvue d’une solvabilité anémique ne peut absorber l’immense production de marchandises déversées abondamment sur le marché par des capitalistes assoiffés de profits, mais jamais soucieux de la satisfaction des besoins essentiels de l’humanité.
Mesloub Khider
[1] Tahar Djaout : « Le silence, c’est la mort, et toi, si tu te tais, tu meurs et si tu parles, tu meurs. Alors dis et meurs ! ».