Mercredi 10 février 2021
Le peuple et l’armée face à face : qu’en sortira-t-il ?
Depuis l’indépendance, il s’est toujours trouvé une interface entre le pouvoir réel détenu par le commandement militaire et un peuple ignorant les droits politiques que la Constitution lui confère, donnant l’un et l’autre l’illusion que l’Algérie était une république et une démocratie comme les autres. Ce rôle a été assuré par des présidents issus de l’armée ou cooptés par elle et des structures politiques d’apparat : FLN, parti unique de 1962 à 1989, et multipartisme de façade au-delà.
Tous les chefs d’Etat algériens entre 1962 à 2019 ont été ramenés par le commandement militaire et ont quitté le pouvoir sous sa contrainte : Ben Bella, Chadli, Zéroual et Bouteflika ont totalisé quarante-deux ans au pouvoir sur les cinquante-neuf que compte l’indépendance avant de le quitter. Un seul a échappé à cette loi des séries, Boumediene, parce qu’il est l’initiateur de cette pratique.
Lui n’a pas été ramené par l’armée, c’est lui qui a fondé l’armée des frontières qui a renversé le GPRA en 1962 et pris le pouvoir par la force. Le pouvoir réel et le pouvoir apparent ne se sont réunis que sous son règne qui a duré treize ans.
Mohamed Boudiaf, qui a été ramené du Maroc par les généraux, a été assassiné en public par un militaire après cinq mois et demi d’exercice du pouvoir. Quant à Tebboune qui cumule les inconvénients d’avoir été mal élu, d’avoir perdu le parrain qui l’a imposé et d’être sévèrement diminué en termes de santé, il a déjà signé le registre des arrivées mais nul ne sait quand et comment il partira, lui qui présente tous les signes du maillon le plus faible depuis l’indépendance.
L’armée n’était pas que dans les casernes, elle était partout, encadrant le pays, surveillant ses frontières et ses accès, gérant les nominations dans l’ensemble des institutions depuis le président de la République jusqu’au plus petit responsable communal, contrôlant la société dans toutes ses expressions et ramifications, infiltrant médias, associations et partis politiques et se substituant au corps électoral en manipulant dans le sens qu’elle veut les résultats des élections de toute sorte pour maintenir sa mainmise sur le pays, ses ressources et ses acteurs. Des services de sécurité pléthoriques – gendarmerie, police et services de renseignement – se partageaient ces tâches tentaculaires.
Officiellement, l’armée n’avait plus le droit de s’occuper de politique à partir de 1989, mais elle trouva dans l’apparition du terrorisme islamiste le prétexte à un renforcement hors normes, hors contrôle et sans limite de ces activités et d’autres.
En février 2019, un soulèvement populaire sans précédent dans l’histoire du pays marqua l’éveil du peuple et son entrée dans l’arène politique pour réclamer ses droits souverains, cassant habitudes de pensée et codes en vigueur à la surprise générale. Un conflit d’intérêts apparût entre le commandement militaire et la dernière interface en date exercée par Bouteflika.
Devant la détermination populaire le commandement militaire se trouva forcé de lâcher le pouvoir civil de façade construit sur le clientélisme et une corruption sans équivalent dans le monde après l’avoir protégé pendant vingt ans. Dans la foulée, quelques-uns des visages les plus honnis du Bouteflikisme furent jetés en pâture au peuple avec l’arrière-pensée d’éponger sa rancœur et de gagner sa sympathie.
Pendant plusieurs semaines le vent de l’histoire souffla dans les voiles d’une conscience citoyenne fraîchement acquise et exaltée par l’idéalisme révolutionnaire avant de commencer à s’essouffler par suite de la propagation foudroyante d’un virus inconnu qui figea le monde et suspendit le cours prometteur de l’histoire en Algérie.
Les rangs du magnifique et pacifique « Hirak» qui avait soulevé l’admiration du monde se clairsemèrent d’une semaine à l’autre avant de s’étioler. Devant ce péril imminent l’inspiration se tarit, les voix se turent, entravées par les bâillons en forme de masques de protection, et le rêve porté pendant plusieurs mois d’affilée par des dizaines de millions d’hommes et de femmes de toutes les régions et de tout âge resta en suspens, inachevé, inassouvi.
Sauvé miraculeusement par ce coup de main du sort, le pouvoir saisit l’occasion pour concocter à la hâte une formule de «sortie de crise» qui ne devait pas survivre au chef de l’armée qui l’avait imposée à la manière hussarde, ramenant le pays au cauchemar de la période précédant le «Hirak» : un président malade occupant un emploi fictif et absent du pays pendant des mois, une nouvelle Constitution rejetée par 80% du corps électoral, une incurie gouvernementale jamais vue auparavant, une paralysie des institutions et une faillite économique aggravée d’une déroute monétaire.
Voilà dans quel état d’esprit le peuple frustré de sa victoire en 2019 s’interroge sur ce qu’il convient de faire le 22 février prochain, date du deuxième anniversaire de son soulèvement en vue d’entrer en possession de son droit de propriétaire de la souveraineté nationale que lui reconnaissent les constitutions algériennes successives depuis 1963 mais que l’armée exerça à sa place sans son consentement.
Révoltés par les proportions ahurissantes atteintes par la corruption civile et militaire, poussés au désespoir par le rejet de leurs demandes par un pouvoir méprisant et menaçant, révulsés par la répression aveugle et la condamnation expéditive et outrancières des manifestants, de larges pans du peuple piaffent d’impatience de renouer avec les marches « millionnaires » et les chants patriotiques honorant les martyrs et stigmatisant les généraux. Le slogan de fraternisation des premiers mois entre le peuple et l’armée (« Djeich, chaab, khawa-khawa ! ») s’est éclipsé, cédant la place à un slogan signant la rupture entre les deux entités (« Les généraux à la poubelle ! »).
Mais il n’y a pas que le risque d’une relance du «Hirak» le 21 février prochain, il y a le reste, les jours, les semaines et les mois suivants, l’après-Corona, la méga et inévitable explosion sociale conséquente à une détérioration généralisée du pouvoir d’achat des gens.
Le danger est qu’à ce moment-là il n’y aura rien entre un pouvoir militaire qui ne s’était jamais affiché comme tel, assumant pour la première fois ouvertement son tutorat sur les institutions civiles, et un peuple décidé à faire aboutir ses revendications politiques et socio-économiques sous le sceau de l’urgence.
Tout peut arriver, surtout si le pouvoir continue sa fuite en avant en décidant d’ajouter à un président mal élu et malade et à une constitution rejetée par les quatre-cinquièmes du corps électoral, un parlement croupion.
Si le pouvoir continue de se comporter comme il le fait, accumulant mauvaises solutions et mauvaises manières, et si le « Hirak », dépourvu d’une vision d’avenir, d’une organisation efficiente et d’une feuille de route pragmatique, continue de ressembler à un ensemble chorégraphique soucieux de la rime de ses slogans plus que de leur réalisme, alors la partie sera perdue pour tous.
L’image qui convient pour illustrer la situation est celle d’un homme se préparant à marcher sur une corde raide tendue entre deux extrémités au-dessus d’un abîme, sachant qu’il a plus de chances de tomber dans le vide que de franchir avec succès la vertigineuse distance.
N.B.