Mardi 2 février 2021
Rapport Stora : mémoire et histoire entre déboires et espoirs
« Le temps est vraiment venu de permettre à l’Histoire de faire vivre sereinement une mémoire plurielle dans laquelle chaque sujet, d’ici et de là, puisse reconnaître, se sentir accueilli et exister, pour enfin libérer le chant « déchiré » de l’homme. Et ainsi espérer que l’Histoire entre enfin dans les débats publics et contemporains ». Karima Lazali “Le trauma colonial
Histoire et mémoire sont des mots souvent confondus par les profanes. L’histoire est une discipline à caractère scientifique, pratiquée par des chercheurs, qui tentent à travers les travaux qu’ils publient et en étant le plus objectif possible de décrire et de comprendre le passé en étudiant les détails et les contradictions de la réalité. L’histoire est indispensable pour comprendre le passé.
Par contre, la mémoire est collective, elle concerne les citoyens. Elle est un patrimoine mental. Un ensemble de souvenirs qui nourrissent les représentations à travers les symboles publics, tels que les mémoriaux ou les rituels commémoratifs et assurent la cohésion dans une société. Elle vulgarise et simplifie la réalité pour être à la portée de tous. Elle sert à comprendre le présent et à réagir. Elle juge les événements passés et peut choisir d’oublier certains d’entre eux, souvent ceux qui déshonorent la nation : elle est sélective.
La mémoire collective a besoin de l’histoire pour se constituer et que l’historien puise quelquefois ses sujets dans la mémoire.
Dans ce dialogue souhaité par les deux chefs d’État (algérien et français), il n’est nulle question d’écriture commune de l’histoire ; exercice difficilement réalisable comme l’ont souligné les spécialistes. L’impact, le ressenti et la perception des événements étant souvent opposés entre les populations des deux nations.
A peine le début de la rencontre du dialogue mémoriel entre l’Algérie et la France sifflée par la publication du rapport Stora à l’adresse du président Macron que des voix se sont élevées des deux côtés de la Méditerranée : politiques, historiens, journalistes, « écorchés » des deux rives, victimes inconsolables de la tragédie coloniale dont les blessures sont encore béantes ou observateurs avertis.
Les professionnels en spéculation, surenchère et manipulation de tout ce qui peut faire vibrer les âmes et les cœurs, de ce qui touche les gens dans leur chair, se sont également attelés à la besogne. Leur hache briseuse d’espoir à la main, ils s’en sont aussitôt pris aux deux protagonistes que sont messieurs Benjamin Stora côté français et Abdelmadjid Chikhi côté algérien, leur reprochant d’avoir failli.
Et l’on peut affirmer sans avoir peur de se tromper que ce ballon d’essai, lancé et gonflé de l’espoir des deux présidents de voir poindre une « nouvelle réconciliation » entre les deux pays dans un horizon acceptable, a heurté les durs récifs de la résistance à toute forme d’évolution ou de changement dans les comportements ou les rapports, traditionnellement crispés, entre les deux pays.
En cette période de grande crise où les contrées et les populations sont confinés, totalement focalisés sur la pandémie, la vaccination ou la relance de l’économie la première question qui vient à l’esprit, avant même d’aborder la question du fond ou de la forme est celle de savoir si le moment choisi pour entamer le difficile chantier du dialogue mémoriel est opportun. Ou bien au contraire, l’est-il justement car c’est une occasion inespérée de maintenir à l’écart de cet épineux débat les opinions publiques préoccupées par les aléas de la survie ?
Côté français, à la crise engendrée par la situation sanitaire, vient s’ajouter l’approche des échéances électorales qui fragilisent la position de Macron dont l’image au sein de la société française est de plus en plus ternie. Trouver un compromis entre les différentes forces politiques et lobbys, en ce qui concerne l’épineuse question du dialogue mémorielle avec l’Algérie, à un moment où la remise en cause du fait colonial trouve de moins en moins d’émules, s’avère un exercice complexe. Ne dit-on pas que l’on ne chasse pas les mouches avec du vinaigre ?
Dans la perspective d’une « nouvelle réconciliation » entre les deux pays, qui déboucherait sur une plus étroite collaboration dans les domaines économique, énergétique, culturel et un plus grand rapprochement au niveau géostratégique, le président français a mandaté monsieur Benjamin Stora afin de dresser un état des lieux sur la question mémorielle et d’établir une check liste de toutes les entraves à l’amorçage d’un tel dialogue.
Cet outil d’aide à la réflexion et à la décision, qui sert également de ballon-sonde, est censé permettre au président français de prendre les dispositions nécessaires à l’aboutissement du projet. Il aura pour lourde tâche de convaincre ses concitoyens français dont quelques millions sont aussi algériens d’origine et de nationalité.
La question est : jusqu’où osera aller Emmanuel Macron ? Jusqu’à quel degré dans la reconnaissance par l’Etat français du mal occasionné à l’Algérie et aux Algériens par la colonisation parviendra-t-il ?
Bien que critiqué sur plusieurs aspects du contenu de son rapport dont le plus significatif est l’évitement du débat relatif aux ravages commis lors de la colonisation sur la population indigène au 19ème siècle, il est nécessaire de rappeler qu’aucun doute sur les compétences et la bonne foi de M. Benjamin Stora ne sont concevables.
Seulement, son implication en tant que natif de Constantine, donc acteur ou plutôt victime de cette tragédie ainsi que toute sa parentèle, aurait pu altérer quelque peu son objectivité d’historien sur certains points. De plus, il a sûrement été astreint à suivre les lignes tracées par le donneur d’ordre, soit le président Macron.
Mais le seul fait d’avoir pris le risque d’accepter cette mission renseigne sur le charisme de l’homme, sa disposition à apporter tout ce qui est en son pouvoir, sa volonté et son désir de voir les relations entre les deux pays prendre une meilleure tournure. Durant sa longue carrière d’historien, ses faits, ses écrits, ses prises de position l’ont, sans conteste, élevé au rang d’ami de l’Algérie.
Côté algérien, la situation est tout aussi délicate. Abdelmadjid Tebboune en quête de légitimité et qui œuvre à conforter sa position en soutenant l’initiative française espère consolider l’appui que Paris lui a déjà publiquement exprimé. De plus la dégradation de la situation économique et sociale causée entre autres par la pandémie, une instabilité politique qui perdure, la contestation populaire exprimée durant le hirak stoppée dès le début de la pandémie mais qui peut se remettre en branle à tout moment, l’absence due à la maladie, lui laissent un faible champ de manœuvre.
Que pourrait-il concéder ? Parviendra-t-il à convaincre les plus réfractaires à tout changement d’attitude d’envisager un nouvel angle de vue ?
Le chef de l’Etat qui a opté pour M. Abdelmadjid Chikhi comme chargé de la mission de préparation du dialogue mémoriel avec son homologue français semble avoir fait un choix judicieux.
« Monsieur mémoire » comme aiment à le qualifier certains journalistes, est directeur des Archives Nationales depuis plusieurs années. Enseignant d’histoire pendant plus de vingt ans à l’Ecole Nationale d’Administration il est ce qu’on appelle « l’entrepreneur de mémoire » par excellence. Conférencier sur les questions mémorielles dans divers capitales et sur tout le territoire national, co-auteurs dans divers publications ayant trait à l’histoire, Il a été également chargé du lancement de la nouvelle chaîne histoire par le président algérien.
Poursuivi par son image d’arabo-baathiste et donc réfractaire à tout ce qui vient de Gaule, pour avoir été un fervent défenseur de la langue arabe, monsieur Chikhi est accusé de « délit de passivité », de manque de réactivité voire de défaillance professionnelle par bon nombre de ses concitoyens : Il n’a rien fait, n’a pas riposté, n’a pas produit de rapport, n’a pas répondu, pourquoi ? S’exclame-t-on.
Sur le plateau de Canal Algérie, lors de l’émission « Vision » puis invité dans les studios de la chaine 3 à l’émission matinale « l’invité du jour » et sur les colonnes d’El Watan il en a surpris plus d’un en expliquant sa position de chargé de mission par le chef de l’Etat, dans un français parfait, lui qui a pour habitude de s’exprimer exclusivement dans un arabe qu’il maîtrise encore plus parfaitement.
Il a insisté sur le fait qu’il n’était pas un indépendant mais qu’il était un représentant de l’état algérien chargé d’une mission bien précise et donc astreint à une obligation de réserve. Il a en outre signalé qu’il n’avait pas été officiellement destinataire du document produit par l’historien pour les besoins du président français et la société française, et qu’il était prématuré d’en discuter ou de faire des contre-propositions tout en rassurant l’opinion qu’un travail sur le sujet était bel et bien finalisé au niveau de ses services. Il a aussi rappelé que ce qui importait était la récupération des archives algériennes entreposées en France et la restitution des biens culturels.
Mais au-delà du dialogue mémoriel, ce qui demeure essentiel, comme l’a si bien souligné Lahouari Addi sur les colonnes de Liberté : « Ce que l’Algérie attend de la France, ce ne sont ni des excuses ni de la repentance et encore moins des indemnisations financières. Elle attend de ce grand pays qu’il participe à son développement économique en ouvrant son marché aux produits algériens, qu’il accueille plus d’étudiants en post graduation universitaire, qu’il lève les barrières sociales qui maintiennent les Français d’origine maghrébine dans une sorte de néo-indigénat, et qu’il use son droit de veto au Conseil de sécurité pour faire respecter le droit international dans les zones de conflit.”
Entre l’Afrique du nord minée sans cesse par des tiraillements internes, l’Afrique convoitée par les grandes puissances et en proie à d’interminables conflits, l’idée de la grande nation arabe qui s’effrite au fil du temps, le renforcement de l’ancrage séculaire de l’Algérie à la méditerrané sur le plan, politique, économique social culturel et géostratégique devient de plus en plus impératif, voire vitale pour les deux nations.
Il est de l’intérêt de l’Algérie et de la France, entités centrales dans cette espace méditerranéen, d’aplanir leurs différends, de dialoguer, de travailler ensemble. Quelques millions de Franco-Algériens vivent en France et des centaines de milliers en Algérie !
Il est de la responsabilité des dirigeants actuels, d’ouvrir la voie aux générations futures pour une vie meilleure dans leur espace naturel, de leur tracer la voie de l’espérance.
Il est du devoir de toutes les énergies positives, intellectuels, penseurs, historiens, sociologues, universitaires, écrivains, politiques, journalistes, artistes d’apporter leur soutien à cette nouvelle tentative de réconciliation.
Nous n’avons pas d’amis permanents, nous n’avons pas d’ennemis permanents, avons des intérêts permanents, dit Lord Palmerston.