Vendredi 23 octobre 2020
L’Algérie et le sucre : une histoire amère
Dans son livre, J. Walvin (*) retrace l’histoire de la canne à sucre de sa découverte jusqu’à son exploitation spectaculaire usant l’esclavage pour enfin menacer aujourd’hui des milliards de consommateurs subissant les affres de l’obésité.
Nous pouvons comprendre pourquoi et comment cette denrée, au début réservée exclusivement aux riches, est devenue dès la fin du XVIIe siècle et jusqu’à nos jours un produit essentiel de l’alimentation mondiale. D’ailleurs en 1550, la ville d’Anvers comptait déjà 19 raffineries de sucre.
Dans un récent article, C. Matthey (**) explique que c’est d’abord les plus riches qui ont payé un lourd tribut au sucre, malgré tous les soins médicaux dont ils pouvaient disposer (les monarques étaient presque tous édentés). La consommation se généralise en Europe et aux Etats-Unis : L’Angleterre vit sa consommation annuelle à moins de 2 kilos par personne en 1700, pour arriver en 1809 à 8 kilos.
«Désormais, on ne sucre plus seulement le thé, mais plusieurs aliments de base – le blé, l’avoine et le riz sont ainsi devenus plus appétissants.» Le prix du sucre baisse sur le continent européen à mesure que la traite des esclaves s’intensifie.
L’addiction au sucre est bien née du commerce, toujours plus intense, d’hommes et de femmes transportés en masse de l’Afrique aux Amériques. Portugais, Italiens, Hollandais, Français, Anglais, Espagnols, tous cherchent à augmenter la production en déplaçant des milliers d’esclaves afin de baisser les prix et d’enrichir les barons du sucre.
1/ Une consommation mondiale effrénée
Le développement du sucre de betterave entrera lentement en culture, mais finira par devenir important dès le milieu du XXe siècle: l’industrie américaine de la betterave à sucre produit alors 3.5 millions de tonnes de sucre, ne couvrant que le ¼ de ses besoins. Le sucre de canne des pays tropicaux sont consommé de plus en plus massivement jusqu’à nos jours: sucre caché, plats cuisinés, sodas, fast-foods, édulcorants artificiels…
Nul ne peut lutter contre le puissant lobby du sucre qui répand le malheur par une surconsommation.
2/ Quelle est la situation en Algérie ?
Ironie du sort, en Algérie le sucre n’a jamais été considéré comme un produit de luxe et continue toujours d’être subventionné par l’Etat. De surcroît, l’Algérie, n’en produisant pas, importe la totalité de ses besoins et s’inscrit au sommet des pays importateurs/consommateurs per capita. Jusqu’aux années 1990, l’importation était réservée aux entreprises publiques de commercialisation. Depuis, cette denrée a basculé aux mains d’importateurs privés qui, après une véritable bataille de mafia, un groupe restreint d’importateurs se répartit le marché.
Grâce aux subventions, la consommation explose (confiserie, pâtisserie, viennoiserie, biscuiterie, sodas, boissons fruitées, produits laitiers, confitures, pâtes à tartiner, céréales, etc.). Les pays riverains tirèrent vite profit de cette aubaine et ainsi le sucre algérien importé et subventionné traversa nos frontières sur de très longues distances.
Les douanes algériennes indiquent que les importations de sucre et de ses matières premières (sucre blanc, roux, de betterave brute, de canne à sucre, mélasses, sirop de lactose…) ont augmenté à 870 millions de US$ en 2016 contre 715 millions de US$ en 2015. Notez au passage qu’en 2019, nous fûmes le premier client du sucre brut et raffiné du Brésil couvrant 13 % de ses exportations et que nous importâmes de France 29 000 T de sucre blanc entre 2016 et 2017.
3/ Quel constat peut-on dresser ?
On peut d’abord signaler que le régime alimentaire des algériens a considérablement changé pour laisser une large place aux pâtisseries, pizzerias et aux Fast food qui ont envahi le secteur de la restauration et dans toutes les villes du pays. On remarque aussi que les rayons boissons et biscuits des supermarchés, en plus des nombreux produits locaux, des produits importés occupent une place toute aussi importante. Résultat : nos enfants, très jeunes, sont addictifs aux produits sucrés et guettés par le surpoids. La consommation de sodas et boissons fruitées a connu une flambée spectaculaire dans les ménages et lors des cérémonies. Sur ce point, nous pouvons nous demander quels furent les motifs qui autorisèrent les sodas américains de s’implanter massivement en Algérie, alors que nous disposions déjà de producteurs locaux privés et publics capables de répondre aux besoins des algériens.
Par ailleurs, notons une incohérence notoire qui ne semble pas choquer beaucoup de personnes à différents niveaux de responsabilité : Face au constat d’une augmentation effrénée du nombre de diabétique, l’état s’attaque aux conséquences (hôpital des diabétiques, usine Novo Nordisk d’insuline) mais cependant, peu de choses, en direction des origines du mal, la surconsommation de sucre.
Selon l’International Diabetes Federation (IDF), l’Algérie est le sixième pays au monde qui compte le plus grand nombre de cas de diabètes de type 1 chez les enfants et les adolescents.
Rappelons que cette maladie est en progression constante dans notre pays, qui en 10 ans, a vu doublé le nombre de diabétiques, passant de 2,8 millions en 2010 à plus de 5 millions en 2019 et 9 millions en 2040 (prévision) et menaçant ainsi la santé de toute la population : Menace que l’Etat n’arrive pas à contenir.
4/ Quelles solutions apporter ?
Je souhaite qu’on réfléchisse ensemble sur les mesures à prendre et les solutions à apporter pour réduire ce fléau de surconsommation de sucre.
5.1 Prix et surtaxe
Le sucre n’étant pas un produit de première nécessité, ne faut-il pas d’une part supprimer les subventions et d’autre part appliquer une taxe pour renchérir ce produit et ainsi réduire la consommation par les prix.
5.2 Normalisation
Pour changer le régime de la consommation, l’état doit dans l’immédiat procéder une normalisation sévère d’utilisation des divers sucres utilisés dans tous les produits alimentaires (pain, boissons, biscuiterie, confiserie, pâtisserie, pâtes, produits laitiers, etc.) De nouvelles normes algériennes devront marquer clairement la volonté de l’Etat d’en réduire drastiquement la consommation. Les débits de boissons, cafeterias devront être contrôlés tout autant.
5.3 Sensibilisation des populations
Des campagnes de sensibilisation à l’encontre de toutes les franges de la population et à tous les niveaux (écoles, collèges, lycées, universités, mosquées, TV, radios, associations de consommateurs et de praticiens, réseaux sociaux, etc.). C’est une action majeure de santé publique qui doit revêtir autant d’importance que les maladies épidémiques graves.
5.4 Limitation des importations
Il serait très avisé de limiter les importations avant de procéder à leur réduction progressive en suivant l’évolution à la baisse de la consommation par les effets préconisés.
6/ Conclusions
Je garde en tête l’image du petit village San Felipe Ecatepec, au Sud du Mexique où les habitants édentés et diabétiques furent privés d’eau et donc contraints de consommer à la place du Coca-Cola d’une usine riveraine, y compris les nourrissons. Le Président mexicain n’était-il pas le DG de cette firme au Mexique ?
Il s’agit d’un fléau rampant et destructeur et qui coûte des sommes colossales au trésor public (1-50 millions de dinars/patient sur une vie).
En définitive, les lobbies du sucre sont-ils si puissants en Algérie ? Les 5 plus gros importateurs de la « Hissaba » sont-t-ils toujours indétrônables et jusqu’à quand continueront-ils impunément ce processus destructeur, quoique légal ?
J’appelle la communauté des praticiens, la société civile, les associations de consommateurs, les intellectuels, les journalistes d’investigation, les autorités de régulation et du commerce à réagir pour la sauvegarde de notre santé publique et la préservation de notre jeunesse. Une lutte soutenue contre cette addiction et le surpoids serait à plusieurs titres salutaire.
L. G.
(*) James Walvin
How Sugar corrupted the World. From Slavery to Obesity La Découverte,
(**) Christine Matthey
Histoire du sucre, histoire du monde ou pourquoi sommes-nous devenus dépendants d’une marchandise produite à l’autre bout de la planète?