Dimanche 5 juillet 2020
Héler la mémoire pour construire la citoyenneté
»On ne peut se guérir d’un traumatisme par refoulement », (Mohamed Harbi)
En ce 5 juillet 2020, l’histoire de la guerre de Libération nationale semble- avec la récupération de crânes de certains grands acteurs des soulèvements populaires du 19e siècle- pouvoir dessiner pour nous le continuum de résistance qui ne s’est pas démenti pendant toute la colonisation, malgré quelques rares périodes de « silence » ou de forte soumission. Le risque, avec une opération aussi noble de rapatriement de ces restes des corps des vieux résistants, est que le pouvoir politique-au-delà de l’émotion du moment et en exploitant même celle-ci, soit tenté d’en faire mauvais usage, comme de coutume. C’est-à-dire la restreindre à une opération de marketing destinée à combler le déficit de légitimité des instances politiques.
Indubitablement, le mouvement citoyen du Hirak a, au moins sur le plan culturel et psychologique, fait bouger les lignes. Les jeunes Algériens ont arboré et porté aux nues, pendant plusieurs vendredis de duite, les belles figures de l’histoire de la guerre de Libération.
Des photos ou portraits dessinés des héros de la guerre, ainsi que certaines de leurs citations qui ont des résonnances actuelles, voire hirakistes, étaient brandis à Alger (place Audin, devant la Grand poste, sur la rue Didouche Mourad) à Tizi Ouzou (Bd Lamali, trémie, place Matoub), à Oran (rue de Mostaganem, place d’Armes), à Annaba (court de la Révolution) et ailleurs, là où les Algériens, battant chaque semaine le pavé, évoquaient ces figures, ces héros, ces références qui inspirent encore le combat d’aujourd’hui pour la liberté et la démocratie.
En matière d’exploitation de l’histoire par le pouvoir politique, l’on ne peut rester sans se référer- comme on a eu l’occasion de le faire dans plusieurs contributions de presse- à quelques critiques acerbes, mais objectives, que l’historien Mohamed Harbi a décochées, à plusieurs occasions, aux dirigeants algériens dans la « gestion » de la matière Histoire, aussi bien dans les manuels scolaires que dans les médias. Harbi, dira, par exemple, dans un entretien donné à l’hebdomadaire Algérie-Actualité du 2 avril 1992 : « L’histoire est vécue comme un enjeu politique. C’est elle qui fonde la légitimité du pouvoir, l’accès aux sources et aux privilèges. Si on veut que l’histoire devienne une école civique, il faut l’arracher aux idéologues et aux censeurs et laisser les historiens travailler librement. Il est temps de repenser l’identité algérienne comme une dynamique orientée vers un contrat entre Algériens de toutes tendances et de toutes origine ».
Incontestablement, le slogan « Un seul héros, le peuple », brandi goulûment par les institutions et la superstructure idéologique postindépendance tient de cette maxime qui dit que « l’enfer est pavé de bonnes intentions ». Cette affirmation que le commun des citoyens peut comprendre comme étant une façon de valoriser l’apport de toute la population à la révolution armée et d’éviter de focaliser les regards sur d’éventuels leaders charismatiques ou « zaïms », est pourtant destinée à casser l’ennemi politique présent en lui déniant, par une généralisation douteuse, les mérites et les qualités de combattant d’hier. C’est une façon spécieuse et diabolique de légitimer le pouvoir établi de facto après l’indépendance. « Les noms propres, les acteurs historiques n’ont guère le droit à l’existence dans les publications algériennes (…) L’idéologie nationale, c’est-à-dire l’exploitation du capital idéologique de la guerre, qui donne sa raison d’être au FLN, est appelée à servir d’illustration et de légitimation de l’État ; elle substitue une ligne univoque à la polyvalence de la culture nationale ; elle prétend même diriger l’écriture de l’histoire », écrit René Galissot dans la revue « Temps modernes » d’avril 1986.
À quand la décantation ?
L’on constate aujourd’hui que certains titres de presse et un certain nombre d’ouvrages-témoignage ont remis au goût du jour la connaissance de l’histoire de la révolution de novembre 1954, avec, dans certains cas, un goût amer de « règlements de compte » entre certains acteurs de cette guerre de décolonisation qui n’a eu son équivalent qu’au Vietnam. Il faut dire que le cadre général de l’écriture de l’histoire, parce que raté sous l’ère du parti unique et de la parole confisquée, n’a pas bénéficié d’une vision sereine à même de se projeter dans le moins de subjectivité possible. C’est réellement avec une grande gêne et une colère étouffée que les jeunes lecteurs découvrent des polémiques stériles qui nous renvoient à un passé vieux de plus d’un demi-siècle, au moment où la jeunesse attend des repères solides qui puissent la situer dans le grand fleuve de l’histoire générale du monde, de la décolonisation et de la lutte pour les libertés.
Malgré ces quelques « dérives » mises en circulation dans les journaux ou dans certains ouvrages, la tendance générale est à la décantation, par la publication de mémoires et documents historiques d’une valeur incontestable. La mission de les classer, trier, croiser et en tirer des ouvrages scolaires et universitaires à la hauteur de cette période exaltante du peuple algérien, appartient aux chercheurs universitaires.
De l’autre côté de la Méditerranée, la machine éditoriale ne semble pas vouloir s’arrêter ni diminuer de rythme au sujet de ce qui est appelé communément la « guerre d’Algérie ». Ainsi, au cours de ces dernières années, nous avons eu droit à un intérêt accru des chaînes de télévision françaises et des autres médias à cette période de l’histoire qui a mis face à face le peuple algérien et la machine de répression coloniale.
Le relatif effort de regarder en face l’histoire, permis par le recul de presque soixante ans, a quand même pu imposer ce terme de « guerre d’Algérie » après des décennies du simple et hypocrite euphémisme d « événements d’Algérie ». Benjamin Stora, devenu spécialiste attitré du mouvement national algérien et de la guerre de Libération algérienne, s’est généralement retrouvé, au cours de ces deux dernières décennies, sur tous les plateaux de télévision et dans des entretiens de journaux pour commenter, expliquer et recadrer des détails ou des contextes qui échapperaient à certains journalistes ou autres intervenants.
L’évolution de la vision que l’on se fait, dans les cercles médiatiques et intellectuels français, de la guerre de Libération algérienne est, quoique l’on dise, une donnée qui commence à s’imposer sur la scène culturelle.
Malgré quelques distorsions faites parfois au bon sens et à la vérité historique dans la manière d’interpréter les faits, la morbide nostalgie d’un « paradis perdu » tend de plus en plus à être remplacée par une relative sérénité. Il est vrai que cette sérénité mettra beaucoup de temps pour s’affirmer convenablement et se consolider avec des matériaux scientifiques que requiert toute recherche en histoire.
Rompre avec le prestige et le folklore
Si les Algériens accordent un certain intérêt à la manière dont la France- au niveau de ses médias, de ses universités et des milieux intellectuels- aborde et commenté la « guerre d’Algérie » ou l’accession de notre pays à l’indépendance, rien ne devra cependant les exonérer d’un droit de regard critique sur les festivités qu’entreprend l’Algérie pour fêter les événements comme le premier novembre ou le cinq juillet. Et c’est à cet instant qu’une effrayante vacuité surgit et que l’on devient presque « conciliant » ou indulgent avec les relents de nostalgie et la passion qui entachent les manifestations en France relatives à cet événement..
Pour célébrer la fête de l’indépendance en 2012, une instruction de l’ancien Premier ministre Ouyahia adressée aux wali, invitait les directions exécutives de wilaya à préparer des programmes de commémoration du 50e anniversaire de l’Indépendance par l’identification des projets à inaugurer par secteur (travaux publics, hydraulique, agriculture, urbanisme et construction, secteur de la culture, administration des Moudjahidine,…). C’est là une méthode administrative, voire bureaucratique, de célébrer un événement historique d’une grande ampleur. Le cinquantenaire et ses multiples n’arrivent pourtant qu’une fois par 50 ans, autant dire une seule fois dans la vie d’un citoyen adulte.
En dehors de ces infrastructures, ouvrages et équipements publics destinés à une inauguration solennelle un certain 1er novembre ou 5 juillet, quels sont les programmes culturels, les séminaires, les émissions de télévision et de radio, les publications spéciales et les activités pédagogiques et didactiques que réclame un tel événement ? La sécheresse de la production culturelle ne semble malheureusement pas être secouée ou remise en cause par la célébration de l’une ou de l’autre date historique.
Au moment où les acteurs de la glorieuse révolution de novembre 1954 sont atteints par la fatalité biologique de quitter ce bas-monde- chaque année, on enregistre en moyenne une dizaines de décès parmi les noms les plus prestigieux-la recension des témoignages s’est limitée à quelques fugaces pages de journaux quotidiens. Pourtant, le devoir de témoigner sans passion est une exigence pour perpétuer le message de novembre et de participer à l’écriture de l’histoire.
Un travail de mémoire pour la construction de la citoyenneté
Il y a lieu de noter que les quelques ouvrages parus ces dernières années et les articles de presse relatifs à la guerre de Libération n’ont pas encore eu une incidence académique telle que l’exige la recherche en histoire.
Des points d’ombre, des séquences mouvementées de cette guerre, des versions contradictoires de certains épisodes ont besoin d’un nouvel éclairage, de mémoires croisées et de recoupements pour qu’ils puissent passer avec le moins de passion et d’esprit de revanche possible dans la postérité.
Si certaine révélations faites ces dernières années dans la presse écrite (assassinats politiques, marginalisation de certains cadres, lutte de clans,…) ont le mérite de casser quelques tabous hérités des « impératifs » de la guerre et de la tyrannie de la pensée unique instaurée après l’indépendance, elles demeurent quand même lacunaires du fait qu’elles manquent de pédagogie, d’esprit de suite et de recoupements que requiert un tel travail de mémoire. Après les quelques réactions et remous suscités par ces interventions sporadiques, la tempête s’estompe dans l’indifférence, l’apathie et la torpeur qui caractérisent les institutions culturelles et pédagogiques ainsi que la vie culturelle de manière générale.
L’écriture de l’histoire (livres, revues spécialisées, documents audio et vidéo,…), son prolongement dans les manuels scolaires et sa prise en charge sur le plan de la symbolique, font aujourd’hui partie de ce qui est appelé le travail de mémoire. Outre le fait de travailler à restituer les faits et à établir une chronologie, l’investigation historique et la restitution de ses résultats ont également pour but de maintenir vivante et vigilante la mémoire collective et de nourrir le fonds culturel et symbolique des générations futures.
Le travail de mémoire et sa matérialisation dans les instances académiques, scolaires et culturelles font indubitablement face à des aléas et des pesanteurs qui ne manquent pas de grever de temps en temps une démarche qui n’a, en réalité, rien de linéaire. C’est un chemin tortueux et jonché de préjugés du fait que, entre l’Algérie et l’ancienne puissance coloniale, l’effort de restitution mémorielle et scripturale du passé commun conflictuel, est sustenté non seulement par les faits de ce même passé, mais également par le regard actuel imposé par les jeux et les enjeux du présent. Cette forme de brouillage, de parasitage ou d’interférence n’est évidemment pas sans danger sur l’objectivité et la remise en contexte des événements.
Une tendance en cours sur le plan de l’écriture de l’histoire se confirme un peu plus chaque jour: une sorte de « fièvre » qui s’empare de certains acteurs à verser dans l’écriture de l’histoire de la guerre de Libération. Cela se vérifie au moins depuis le milieu des années 2.000. L’on se souvient que, en février 2005, le gouvernement français a signé un décret où le fait colonial est glorifié. Ce qui a contribué, côté algérien, à accélérer les choses et justifier des recherches encore plus poussées dans le domaine.
Un sursaut historique est-il possible ?
Les « recommandations » et les appels des officiels algériens à l’écriture de l’histoire de la guerre de Libération ne se sont jamais arrêtés. Les amendements de la Constitution intervenu en 2008- par lesquels Bouteflika instaura une présidence à vie en supprimant la limitations des mandats présidentiels, avaient aussi porté sur « la nécessité de procéder à l’écriture de l’histoire de la guerre de Libération ».
Ce ne sont pas les mécanismes institutionnels qui font défaut ; même sous le règne du parti unique, une commission a été dégagée pour la « réécriture » de l’histoire de la révolution et était présidée par le responsable de l’appareil exécutif du parti, Mohamed Cherif Messaadia. Rien qu’à évoquer ce cadre dans lequel a évolué le travail de ceux qui furent déclarés, ex nihilo, « historiens », et la mission qui fut la leur, c’es-à-dire la réécriture de l’histoire, l’on est édifié sur la distance qui nous sépare de la connaissance historique du Mouvement national et de la guerre de Libération.
La société et son élite sont-elles aujourd’hui assez mûres pour s’atteler à cette exaltante tâche de connaître toute l’histoire de la période coloniale en général, et celle de la guerre de Libération national en particulier ?
Il s’agit de décider à renoncer d’abord à cette conception bureaucratique et stérile qui consiste à ne commémorer de grandes dates historiques que par l’inauguration de routes, polycliniques, mosquée ou lycée.
Ensuite, il y a lieu de réinstaller les institutions culturelles et académiques du pays dans leurs missions originelles, celles de l’accès au savoir et à la culture pour de larges franges de la population de façon à participer à la formation d’une citoyenneté responsable, laquelle, à partir d’une histoire faite d’une fière insoumission et d’un combat acharné contre la colonisation, tente de mettre les repères et d’insuffler l’énergie nécessaires pour la construction d’une société équilibrée, consciente de ses droits et devoirs.
Quelles que soient les éventuelles dérives qui risquent de grever, pour quelques années encore, le traitement de la guerre de Libération nationale par les médias et historiens français, le centre d’intérêt des Algériens devra être ce sursaut que sont censés faire les historiens, les chercheurs et les universitaires nationaux pour s’investir dans la connaissance et l’écriture de cette période historique du peuple algérien, loin des pressions politiques, des chapelles idéologiques et des « impératifs » administratifs.