Jeudi 2 mai 2019
Entre vice et vertu, Ahmed Gaïd-Salah souffle le chaud et le froid (*)
Difficile de suivre l’approche ou démarche mentale d’Ahmed Gaïd-Salah, tant ses nombreux atermoiements déroutent des observateurs de la vie politique algérienne qui, pour y voir plus clair, devraient sans doute s’inspirer de la méthode salvatrice du Petit poucet, celle consistant à sortir d’une perdition par le dépôt préalable de cailloux blancs.
En guise de boussoles, nous utiliserons ici ces repères temporels et textuels que sont les divers discours d’un Escargot entêté (personnage éponyme du livre de Rachid Boudjedra) cherchant aujourd’hui le poison éradicateur pour, non pas se débarrasser de la prolifération de rongeurs mais d’argentiers, comparables à ses yeux aux prédateurs d’une bande vouée à «(…) la fraude, malversation et duplicité.».
Depuis l’automne 2018, le gradé de 83 ans (âge véritable effacé des tablettes pour convenances administratives et professionnelles) multiplie ses randonnées médiatiques et les intensifie désormais en rendant régulièrement visite aux chefs de régions militaires.
Parallèlement à la consolidation des liens avec les gardiens du maintien de l’ordre, le général de corps d’armée supervisait la Direction centrale de la sécurité des armées (DCSA), étendait de la sorte une influence que des analystes ne percevaient pas comme une volonté d’accaparer le pouvoir. İls devinaient plutôt l’envie de contrôler la prochaine Présidentielle, de s’opposer à une succession à la cubaine, de barrer la route d’un Saïd Bouteflika lorgnant le siège suprême et de placer ultérieurement des fidèles aux intersections des rouages de l’État.
La réussite de la quadrature du cercle supposait des sinuosités antithétiques passant de l’adulation à l’intimidation, de l’apaisement à l’avertissement.
Lorsque le dimanche 19 février Abdelaziz Bouteflika faisait annoncer sa candidature au scrutin du 18 avril 2019, le Chaoui des Aurès adoptait déjà le coup de sang à l’égard d’opposants « (…) prêts à vendre la sécurité de leur pays et la stabilité de leur patrie au prix de leurs intérêts ». Piétinant le principe de neutralité, il s’immisçait dans le débat idéologique, défendait d’une verve belliqueuse le bilan du Président, l’encensait en vertu de faits d’armes passés et de réalisations «(…) que personne ne peut négliger, sauf les ingrats (…) pleins de haine (car ils) ne considèrent aucunement le devenir du peuple algérien combattant, qui a su (…) faire face à l’hostilité de certains ennemis de l’intérieur et de l’extérieur ».
Usant également des habituels procédés dialectiques de la sociologie des conflits, le vice-ministre de la Défense ne désignait toujours pas ces espions d’après lui en mesure d’attenter à «la sécurité et stabilité», visait à la place les adversaires prônant la fin du système, leur reprochait de «(…) faire de l’Algérie et de son peuple (…) les otages de leurs intérêts abjects et ambitions sordides ».
Rodés et récurrents, tous les éléments de langages tourneront, tels des leitmotivs, dorénavant en boucle. La messe dite, les cercles du sérail croyaient sans doute que la campagne se déroulerait sur les canaux d’un long fleuve tranquille. C’était compter sans le bastion frondeur de Kherrata (région de Béjaïa) où se mettait, dès le 16 février, en branle la première journée de protestation contre le 5e mandat.
Délesté du poids de l’obligation de réserve, Gaïd Salah entrait alors de plain-pied dans l’arène pour viser cette fois directement Ali Ghediri, le supposé pion de l’ex-DRS, persuadé de venir à bout de la fraude, de figurer au tableau du second tour de manège mais qui va être tout autant emporté par une vague humaine décidée le vendredi 22 février à virer l’assigné à la résidence de Zeralda parti deux jours après en « soins périodiques » à Genève.
Le mardi 26, des milliers d’étudiants prenaient la relève d’un mouvement populaire qu’emboîtaient le jeudi 28 des journalistes, avocats et médecins venus grossir le flux du vendredi 1er mars. Suite au jet de l’éponge d’Abdelmalek Sellal, son remplaçant Abdelghani Zaâlane se chargeait de déposer auprès du Conseil constitutionnel la candidature de l’impotent Bouteflika. Le mardi 05 mars, Ahmed Gaïd Salah déclarait (en marge d’une visite de travail à l’Académie militaire de Cherchell) de façon véhémente que l’Armée s’opposerait à ceux dont le souhait était « (…) de ramener l’Algérie aux années 1990 », exhortait les Algériens à «(…) s’ériger en rempart contre tout ce qui pourrait exposer l’Algérie à des menaces aux retombées imprévisibles (…), la ramener aux douloureuses années de braise ».
Le peuple lui répondait le vendredi 08 avec une telle détermination massive que, prenant le pouls de la situation, il adoptait un ton plus conciliant, certifiant même partager les préoccupations d’étudiants et enseignants debout sur le pont de l’insoumission.
Revenu au bercail le dimanche 10 mars, Bouteflika alertait le lendemain du report des présidentielles, de la tenue d’une Conférence nationale, de l’élaboration d’une nouvelle Constitution et renvoyait dans la foulée le Premier ministre, Ahmed Ouyahia (au profit de Noureddine Bedoui). İl s’engageait maintenant à quitter le pouvoir à l’issue d’une période de transition que le défilé populaire du vendredi 15 mars rejetait catégoriquement.
Quarante-huit heures plus tôt, Ahmed Gaïd Salah louait, lors de la 12e session du Conseil d’orientation de l’École supérieure de guerre (3e Région militaire), une nouvelle fois la relation sacrée Peuple-Armée, insistait sur une sécurité, stabilité, souveraineté et unité garantie « Grâce à l’Aide d’Allah Le Tout-Puissant», s’en prenait à l’occasion toujours aux fantasmées mains internes et externes.
Si ce lundi là (18 mars), Bouteflika adressait une autre lettre confirmant la première feuille de route, le Front de libération nationale (FLN) virait de bord le mercredi (lorsque le chef d’État-major invitait justement son protégé à partir), se rangeait du côté d’un « Hirak » en branle pour le défilé du vendredi 22 mars.
Devant la cinquième poussée majeure, Ahmed Gaïd Salah réitérait au locataire de Zeralda (le 26 mars au moment d’un déplacement à la 4e région militaire) l’appel liminaire à déguerpir, préconisait pour cela « (…) une solution de sortie de crise (…), à savoir la solution stipulée par la Constitution, dans son article 102 ».
Le mercredi 27, le Rassemblement national démocratique (RND), le Front de libération nationale (FLN) puis l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) acquiesçaient une application stipulant l’inaptitude physique de l’ex-intouchable et le jeudi, Ali Haddad, le président du Forum des chefs d’entreprises (FCE), démissionnait (il se fera arrêté à la frontière algéro-tunisienne le dimanche 31 pendant que Bouteflika nommait les membres du gouvernement Bedoui).
Jusque-là épargné, le vice-ministre de la Défense se trouvait le vendredi 29 également dans le viseur d’une foule lui concoctant les maux d’ordre « Gaïd Salah dégage ! » et « Gaïd ghayr saleh (Gaïd ne convient pas) ». Sur le point d’être débarqué, le mis en cause sauvait in-extrémis sa tête en réunissant le 02 avril tous les chefs militaires (de régions, des forces terrestres, aériennes, de la défense du territoire, de la marine, de la Gendarmerie). İl pressait concomitamment le Président à démissionner avant le 28 du mois, puis l’obligeait (face à son insistance à perdurer) à abdiquer séance tenante. Le jour d’après (mercredi 03 avril), le Conseil constitutionnel constatait la vacance du pouvoir et validait la procédure légale du seul Cadre à admettre, Cadre de la légitimité constitutionnelle à laquelle le galonné restera attaché. S’arrogeant le transfert de l’autorité, il neutralisait du même coup un Saïd Bouteflika accusé de retarder la décantation ultime, de fomenter de faux communiqués, de conspirer au bénéfice d’individus enclins « (…) à faire perdurer la crise, avec comme seul souci la préservation de leurs intérêts personnels étroits ».
Se disant «avec le peuple (…)», Gaïd Salah s’engageait «devant Allah et la patrie (à) entamer le processus garantissant la gestion des affaires de l’État », devenait le chevalier blanc pointant du doigt les oligarques «(…) profitant de leur accointance avec certains centres de décision douteux, et qui tentent, ces derniers jours, de faire fuir des capitaux volés et de s’enfuir vers l’étranger ». Lors de sa troisième journée en 2e Région militaire (Oran), il prenait toujours à témoin Allah pour mieux insister sur «les affaires de détournement et de dilapidation des fonds publics », s’aligner aux côtés de la masse et l’aviser « (…) des tentatives de certaines entités étrangères (prêtes à) déstabiliser la nation (…), poussant certains individus au devant de la scène actuelle en les imposant (…) en vue de conduire la phase de transition, ».
Partie intégrante des domaines réservés, cette période est préemptée par l’Armée. Elle l’accompagnera, la gérera et la supervisera au nom d’un hypothétique dévoiement opéré par des « (…) organisations non-gouvernementales » disposées à détourner les manifestations à l’aide de « (…) leurs agents de l’intérieur ».
Au summum de la paranoïa, Gaïd Salah employait les vieilles ficelles servant à louvoyer et tromper son monde, à nouer les nœuds gordiens de l’impasse démocratique, à conduire les événements « (…) conformément à la Constitution », selon des mécanismes assurant de coopter le futur adoubé d’El Mouradia. La manœuvre dilatoire s’effectuait donc sous couvert de condescendances mêlant le sacré, la justice divine et celle de képis en lutte anti-pillage et dilapidation.
Jurant ne pas outrepasser les attributions constitutionnelles, le général en chef cautionnait le 11 avril à Oran (2e Région militaire) la mission d’Abdelkader Bensalah, laissait planer l’intention de recourir à l’État d’exception, remettait sur le gril la main étrangère et jetait en pâture certaines figures de la contestation demandant la fin du régime. La volte-face viendra le mardi 16 avril au moment de la seconde journée en 4e Région militaire (Ouargla).
Le désigné Patron de la sainte parole soulignera en effet à deux reprises que « (…) toutes les perspectives possibles restent ouvertes ». Appréhendée positivement, cette phrase trouvera échos chez ceux l’interprétant comme une pose favorable à l’orchestration d’un agenda intelligible. İls déchanteront dès le 23 avril, lorsque, informant sur un supposé « plan malveillant remontant à 2015 », le hâbleur affichait sur les murs de la première Région militaire (Blida) le maintien de l’élection du 04 juillet 2019, critiquait le boycott de la conférence nationale initiée par l’intérimaire Président, blâmait les hostilités provoquées envers des ministres. Se servant de cet écran de fumée que sont les poursuites judiciaires, il agitait les habituels épouvantails de la manipulation conspirationniste, soutenait la thèse du complot des forces obscures, balayait les doléances et issues alternatives, arguait que celles-ci apparaîtraient naturellement avec la prochaine élection.
À la surprise générale, l’obstiné larguait vingt-quatre heures plus tard la stratégie du chaos, récusait le discours cathodique prononcé la veille, adoptait un message protecteur envers des Algériens encore prévenus de la présence malsaine de conspirateurs « (…) qui ont vendu leur âme (…), hypothéqué l’avenir de leurs concitoyens pour des fins et intérêts personnels étroits ».
En avançant le mardi 30 avril à Biskra (5ème région militaire), que la lutte anti-corruption correspondait aux « (…) principales revendications que le peuple a exprimé avec insistance, depuis le début », l’intraitable timonier biaisait les vœux pieux de millions de récalcitrants, dévoyait l’objectif présent d’une révolte qui, inscrite résolument dans l’établissement d’un État de droit, cible d’abord et avant tout un mode de gouvernance éculé, exige donc bien un monde nouveau affranchi des lourdeurs archaïques.
Or, en se focalisant sur le pôle procédurier, le chantre de l’heure cherche moins à éradiquer « (…) le pillage du denier public et la dilapidation des richesses du pays », qu’à protéger les arrières d’une institution elle-même gangrenée à son sommet par de sales affaires. C’est aussi pour cela qu’il la dédouanera de fautes antérieures en précisant que de Haut cadres ont déjà été présentés « (…) devant la justice militaire, à savoir les anciens Commandants des 1ère, 2e et 4e RM et de la Gendarmerie nationale et l’ancien Directeur des services financiers ». Autrement dit, l’irréprochable hiérarchie a su laver le linge sale en famille, ne prêtera pas attention aux jugements la traitant de première fossoyeuse, ne s’engagera pas sur les bases axiologiques d’un compromis amnistiant. N’ayant rien à se reprocher, elle n’a rien à monnayer, juste à guider « (…) la justice dans l’accomplissement de ses missions nobles et sensibles (…) », à promettre, avec « (…) la grâce de Dieu », que les vieux réflexes néfastes seront bientôt éradiqués.
L’instrumentalisation des procédures et mises en cause judiciaires au bénéfice de clans régionaux ou complices consanguins participe de règlements de comptes et ne servira qu’à sacrifier des brebis galeuses pour sauver le troupeau, qu’à déshabiller Paul pour habiller Jacques. Savamment triés sur le volet, procureurs, magistrats et juges d’instruction caporalisés sont les exécuteurs convoqués au tribunal de la mystification, de l’enfumage rassurant les alliés exogènes du consortium militaro-industriel, notamment les groupes chinois beaucoup moins regardant sur l’origine des fonds douteux, dividendes et grosses commissions compris. Quant à l’articulation de l’ambivalente logomachie, celle-ci permet d’activer la propagande discriminatoire disqualifiant et diabolisant les différents réfractaires, de rectifier le tir en fonction du contexte.
Les diversions et contorsions rhétoriques cachent les desseins des faux héritiers de l’Armée de libération nationale (ALN), d’illusionnistes partisans des sermons rédempteurs et rengaines soporifiques prédisant des jours meilleurs mais cartographiant en vérité le même sous les trompeuses apparences du nouveau, répliquant la célèbre maxime du film Le Guépard, que « Tout change pour que rien ne change ». Tel semble le scénario prescrit par « Papi l’embrouille ».
En réaffirmant ne pas vouloir « (…) s’écarter de la voie constitutionnelle, quelles que soient les circonstances », à fortiori son attachement à la tenue d’élections présidentielles « Le plus tôt possible », c’est-à-dire de préférence dans les délais impartis, il occupait le carrefour décisionnel non pour fluidifier le trafic (et en l’occurrence les trafiques) mais bloquer l’accélération des initiatives porteuses. Droit dans ses bottes, ce fourbe les embourbe en persuadant l’auditoire qu’elles se concrétiseront dans le prolongement naturel du choix crucial de « L’Homme qu’il faut à la place qu’il faut », principe idoine à privilégier pour « (…) déjouer les desseins hostiles » et éviter « (…) l’anarchie et la déstabilisation ». Si ce mardi 30 avril, Gaïd-Salah paraissait abandonner sa tortueuse sémantique, il renouait le lendemain (communiqué du 1er mai publié sur le site web du ministère de la Défense) avec les équivoques d’un sourd « (…) convaincu qu’adopter le dialogue constructif avec les institutions de l’État, est l’unique moyen pour (…) rapprocher les points de vue et atteindre un consensus ».
Feignant de ne rien ouïr, le malentendant éprouve l’ensemble des outils à la disposition de traficoteurs rompus aux communications fulminatoires et admonestations dissuasives, aux entraves et confiscations tramées sur l’échiquier des postures préétablies. Leur concéder du terrain, c’est d’emblée tomber dans les pièges du statu quo, hypothéquer les devenirs de la seconde République. Celle-ci se réalisera lorsqu’un collège d’esprits aiguisés (ou instance collégiale) signera le protocole d’accord garantissant le renversement paradigmatique, celui garantissant l’abandon de quelques prérogatives abusivement allouées au militaire et à diluer au sein du champ politique. Pour cela, les têtes chercheuses ou pensantes ne doivent plus tergiverser car suivre le menteur paternaliste jusqu’à sa porte, c’est aller gentiment tout droit vers un suffrage monté de toutes pièces pour garder ou sauvegarder les rênes du pouvoir autocratique.
À la croisée des chemins, le « Hirak » se trouve dans l’obligation d’apostropher les individus capables d’inciter le Haut commandement militaire à faire les concessions inhérentes à la rupture, à abattre les cartes d’un jeu de dupes brouillant les transparences du processus démocratique crédible. Reconnaître la tutelle civile le dépossédant des monopoles technico-capitalistes et privilèges usurpés dès l’İndépendance acquise, c’est précisément la contrainte que contourne Gaïd-Salah. L’adepte du monologue ou interlocuteur autoproclamé stigmatise dans ce but les franges de renégats portant « (…) atteinte à l’unité nationale », estime que le peuple assisté approuve ses propositions « (…) à travers les slogans scandés », salue à l’occasion « (…) l’adhésion de nombreuses personnalités et partis à l’idée de sa voie sage », maquille le verbe d’esbroufes fraternelles, d’envolées martiales, de revirements stratégiques, de circonvolutions tactiques, de dissimulations démagogiques et dSe posologies subsidiaires aux relents nauséabonds.
S.L.
(*) İntervention rédigée et adressée le 01 mai 2019. Le prochain texte sera intitulé « Le Hirak 2019 : une caisse de résonnance pour les sourds ».