Jeudi 18 octobre 2018
En Algérie, le péché est partout, le sourire n’est nulle part
On dit de moi que je suis un poète qui se laisse lire avec un plaisir non dissimulé et des artistes talentueux ont aimé mes écrits. Tahar Djaout, Mohamed Kacimi, Arezki Metref et Mohammed Khair Eddine ont dit du bien de mes textes.
J’écris des poèmes sur divers thèmes comme l’amour, le désespoir, la nature, bref les éternels refrains des poètes… La poésie est ma musique et les mots sont les cordes de ma guitare. Je n’utilise aucune arme sinon celle de la beauté. Je parle avec le vent et il me chante des berceuses qui résonnent entre les branches des arbres. Je regarde le trèfle au milieu d’une prairie et les herbes qui la tapissent me disent la splendeur de la nature. J’admire le ciel flamboyant et le cosmos infini me renvoie l’incommensurable poids de mes doutes, de mes interrogations, de mes questionnements sur tout ce qui m’entoure : la vie, le bonheur à partager avec celle dont je rêve, l’homme qui investit la planète en écrasant toutes les autres espèces, pourquoi la nuit est noire et le jour est lumineux, la mer s’arrêtera-t-elle un jour de fouetter les plages, comment se fait-il que Rimbaud et Omar Khayyâm aient pu exister…
J’ai le privilège de vivre à Paris, la plus belle ville de monde, cette capitale si ouverte sur la planète, cet endroit d’où, il y a plus de deux siècles, on a enflammé la mèche pour que la Lumière illumine le monde. Je ne cherche noise à personne et, à mon âge, l’expérience aidant, j’ai fait mes choix, même s’ils sont discutables, surtout s’ils sont discutables. J’ai visité Central Park à New York et la mosquée Mohamed Al-Amine de Beyrouth, je me suis promené dans la Souika de Tunis et dans la forteresse Pierre-et-Paul de Saint Pétersbourg, j’ai fréquenté les bidonvilles d’Haïti et les souks de Bagdad, j’ai traversé la Liffey à Dublin et la Corne d’Or à Istanbul, j’ai apprécié la tandjia à Marrakech et le biryani au poulet sur le lac Pichola à Udaipur.
Toute architecture, quel que soit l’endroit où l’homme a construit des palais et des masures, est une partie intégrante de la nature du sol sur laquelle elle est dessinée. J’aime le poil luisant d’un chat roux se lustrant les moustaches à coups de pattes. Je suis, depuis toujours, un enfant qui rêve d’un monde meilleur pour ses contemporains. Et mes voyages, qui forcément m’enrichissent, s’ils mènent mes pas au bout du monde, me ramènent également toujours à Sétif dans la ville où je suis né, en Algérie, dans le pays de mes ancêtres, pour revoir mes sœurs Nadia et Ratiba.
L’Algérie est une terre multiple qui n’accepte pas l’uniformisation que le pouvoir veut à tout prix imposer à quarante millions d’individus qui ne sont pas, loin s’en faut, tous des Arabes et tous des musulmans. Malgré l’obligation qui leur est faite de se comporter en arabo-musulmans.
Et je me pose plein de questions sur ce pays qui va d’Oum Teboul à l’est à Maghnia à l’ouest, de Tipasa sur la Méditerranée jusqu’à In Guezzam à la frontière du Niger, ce pays qui m’a offert l’immense joie de fréquenter des hommes d’une valeur considérable comme Kateb Yacine ou Jean Sénac ou Youcef Sebti, et je lui demande comment en est-il arrivé à ce stade d’infortune ? Comment ces terribles ténèbres ont-elles pu, en l’espace d’une génération, envahir autant les hautes plaines qui, autrefois, étaient baignées d’une lumière aussi aveuglante ?
Comment des esprits aussi éclairés ont-ils pu être remplacés par des ignares « engandourés » pour lesquels l’éclat de rire innocent d’un enfant est haram, une simple promenade d’un jeune couple qui se tient par la main est péché, qu’une bière fraîche dégustée sous un parasol face à la mer est une offense et les cheveux d’une femme libre qui flottent au vent est un crime.
L’enfant du pays de passage dans sa ville se rend compte que l’on étouffe en Algérie, que l’on suffoque dans ce pays pourtant si vaste, que sa poitrine ne respire plus comme avant et qu’elle se sent oppressée sous le poids des péchés distribués à coups de sermons qui reviennent cinq fois par jour par le truchement de haut-parleurs nasillards et bourdonnants.
Le péché est partout, le sourire n’est nulle part. La souillure et le sacrilège ont envahi les places publiques, l’allégresse et l’exaltation ont désormais peur de s’afficher dans la rue. Plus aucune joie ne se lit sur les visages.
Les cheveux ne suivent plus les courbes imposées par le vent. Les femmes sont sommées d’habiller leurs boucles avec des serpillières chatoyantes. Il n’y a plus de débats enflammés en Algérie, pas plus de « pagsistes » (1) convaincus que le paradis est à portée de porte-voix pourvu que l’ouvrier se mobilise. Il n’y a maintenant que des dévots qui savent « scientifiquement » que le paradis passe par les obligations d’orienter ses fesses vers le ciel et son front vers le sol cinq fois par jour, qu’il pleuve ou qu’il vente ou qu’il fasse soleil.
La religion a remplacé la raison et le hadith lancé en pleine figure, à tort et à travers, est l’argument suprême qui met fin à toute tergiversation. « Ce n’est pas normal puisque le prophète a dit que… » Plus rien n’échappe à cette inquisition, ni l’école où l’enseignant d’antan s’est transformé en « taleb »(2) habilité à n’apprendre les termes que d’un seul livre à ses élèves, ni les musées où on insère les pages d’une « sourate »(3) parmi les débris de poteries romaines, ni les murs des administrations qui sont remplies des cadres dorés où seuls apparaissent les noms d’Allah et de Mahomet et pas une seule ligne sur les services à rendre au citoyen qui fait le pied de grue depuis l’aube et qui attend que l’on s’intéresse à son sort, ni les cafés où aucune femme n’a le droit de poser son séant pour prendre un thé à la menthe ou une limonade bien fraîche, ni les rues à la nuit tombée où les couples n’ont pas le droit de prendre le frais…
A Sétif, quatrième ou cinquième ville du pays quand même, aucun des quatre cinémas construits avant 1962 n’a ouvert ses portes depuis bien longtemps – les cinémas Star et Variétés ont été transformés en centres commerciaux, le portail du Colisée est verrouillé depuis des dizaines d’années et les marches qui y mènent sont enduites de graisse sale pour que les jeunes désœuvrés ne puissent pas s’y assoir et le cinéma ABC, suprême offense, s’est métamorphosé en librairie islamiste spécialisée dans des titres comme « Comment se repentir », « La mort, la résurrection et l’enfer » ou « Le pardon des péchés dans l’islam ».
Pas de « Nedjma » de Kateb Yacine, ni de « Les vigiles » de Tahar Djaout ni « Le village de l’Allemand » de Boualem Sansal ni « Babel Taxi » de Mohamed Kacimi ni aucun roman d’aucun algérien libre. Ni de livres étrangers comme « Neige » d’Orhan Pamuk ou « Suttree » de Cormack Mac Carthy. Ces livres ne sont pas Le Livre. Ils ne peuvent le concurrencer. Ils ne mènent qu’au paradis de l’esprit, pas celui de l’âme.
L’inculture est omniprésente dans la rue. Personne ne se promène un livre à la main. A sillonner les rues, on se rend compte que la saleté est une constante.
A moins de deux mètres d’une rare poubelle municipale, le citoyen qui proclame à tout bout de champ que « la propreté fait partie de la foi » n’hésite pas à jeter le papier dans lequel il s’est mouché par terre. Ne parlons pas du crachat qui est devenu une seconde nature. Et l’aveuglement est une persistance de la cécité. Le citoyen ne se rend même plus compte qu’il habite un pays qui ne ressemble pas aux autres. La femme n’a pas droit de cité dans les cafés, nous l’avons vu, mais la plage lui est également interdite – sauf si elle consent à s’enfermer sous une bâche lourde et difforme qui en fait une sorte de fantôme voguant sur les flots.
Et les nouvelles autoroutes, ah, les autoroutes est-ouest construites à la hâte par des entreprises turques ou chinoises suivant la portion, ces autoroutes limitées à une vitesse de 120 km à l’heure mais où les voitures roulent soit à 200 pour les plus puissantes soit à 30 pour ceux qui veulent y flâner comme s’ils vaquaient à leurs occupations sur une sorte de promenade. Et le plus beau, c’est qu’il n’y a pas un véhicule qui roule sur la file de droite, pas un seul. Il en va de l’autoroute comme de l’écriture. Les algériens ont transposé l’écriture arabe que le pouvoir leur a imposée à leur façon de conduire : de gauche à droite !
Mon pauvre pays chancelant au bord du précipice, relève-toi de toutes tes forces pour retrouver ta dénomination de toujours qui est la terre des Amazighs, la terre des hommes libres. Secoue les hardes et les frusques avec lesquelles on a affublé tes hommes, dépose cette gandoura saoudisée qui les catapulte dans les ténèbres, arrache ce bout de tissu mortifère que tes femmes ont mis sous la pression des troglodytes arriérés et obscurantistes, relève le défi de la modernité et sois enfin une nation avant-gardiste à la manière de ton petit voisin de l’est, la Tunisie.
K.B.
Renvois
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PAGS = Parti d’Avant-Garde Socialiste, fondé par les militants de l’ancien PCA (Parti Communiste Algérien).
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Taleb = Littéralement étudiant mais le mot a glissé vers celui qui enseigne le Coran
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Sourate = Chapitre ou ensemble de versets.