23 novembre 2024
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Quand le printemps n’était que printemps, par Mohamed Benchicou

Belaid Abrika

Autrefois, me dit-elle, le printemps n’était que printemps, et nous ne finissions pas de nous en combler. Elle repose le journal barré d’un gros titre : «Des citoyens, dont Abrika, arrêtés : La  célébration du Printemps berbère marquée par une sévère répression.»

Il est un peu plus de 20h. À la télé, sur une chaîne française, on débat du duel Macron-Le Pen. Une saison de bonheur, le printemps, reprit-elle, oui, de bonheur, même pour nous, vois-tu, les pauvres gens, ceux-là dont on dit qu’ils comptent leur existence en hivers.
Ce n’est pas vrai. Pour les cœurs chargés de solitude glaciale, les cœurs qui battent à l’insu du monde, les cœurs des êtres démunis, la moindre hirondelle fait le printemps.
Il m’a, de tout temps, semblé que mon père revenait, dans le noir du soir, avec un peu de lumière du printemps.
Oui, nous comptons, nous aussi, nos vies en printemps. Mais en silence. Nous n’osons pas ajouter nos propres illusions. Tu as faim ? C’est prêt depuis longtemps.
À la télévision, le débat entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron s’enflamme. Ça ne la concerne pas. Elle préfère parler de ses obsessions algériennes. « Il arrive aux pauvres de croire que le printemps ne vient que pour eux, tu sais… Surtout quand apparaissent les premières fleurs en boutons parce que nous, vois-tu, nous avons toujours besoin de promesses.
Pour nous, le printemps, c’est plus qu’une saison, c’est un devenir. Que veux-tu, c’est comme ça. Nous aimons le printemps pour ce qu’il nous promet plus que pour ce qu’il nous donne.
Nous savons que notre été ne viendra pas de sitôt, que nous serons encore exclus de la saison des floraisons, mais nous répéterons toujours le même voyage au cœur de l’espoir, jusqu’au jour où nous retrouverons la véritable lumière, la lumière du printemps, notre lumière, celle qui nous si longtemps fuis et dont ils se servent pour dissimuler leurs rides et enjoliver leurs mensonges. Oui, je crois bien que c’est pour cela qu’ils nous font élire un nouveau président au printemps. Tu aimes les fèves ? »
Puis, sans attendre, la réponse, elle enchaîne d’une voix émue : « C’est un don du printemps, les fèves, de mon temps, c’était un peu le légume du pauvre, ça avait le goût de la résistance et de l’espoir.
Les fèves nous rappelaient, chaque année que nous vivions avec des lambeaux d’espérance, au milieu de nos plaies et de nos meurtrissures,  prenant soin d’éviter qu’elles ne cicatrisent, elles étaient notre seule et unique preuve d’existence, le dernier lien avec le calvaire ancien, notre mémoire et notre dernier salut, nous ne devions jamais rien oublier sous peine de mourir dans le vide de notre anonymat ou, pire, de vivre dans l’amnésie de notre propre souffrance.
C’est ainsi que nous avions traversé les cinquante ans qui nous séparaient de notre premier rêve, en dialoguant avec nos contusions, conscients d’avoir dépassé la douleur commune, impersonnelle, de l’avoir réduite à ce qu’elle ne devait jamais être, une compagne pour la vie, l’unique identité par laquelle se reconnaît l’homme d’un peuple nié, progéniture des gens sans importance, relégués dans l’arrière-cour de l’existence…
Elle se lève pour poser la table. Je reprends le journal. Le chef de l’État-major de l’armée met en garde contre la subversion. L’appel à la prière retentit de puissants haut-parleurs. Macron et Marine Le Pen parlent de laïcité et d’État de droit.
«Oui, tout ça, c’était autrefois, quand le printemps n’était que printemps. Tu viens manger ? »
Mohamed Benchicou

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