A l’écoute d’Abdelkrim El Khattabi leader marocain, résistant berbère face aux troupes espagnoles et françaises, Président de la République berbère du Rif de 1921 à 1926, icône des mouvements indépendantistes luttant contre le colonialisme.
– Je suis quand même resté vingt et un ans dans l’île de la Réunion. Jusqu’en mai 1947, quand le gouvernement français m’a enfin accordé l’autorisation de m’installer dans le sud de la France.
– Pourquoi le sud de la France ?
– Oh, je ne sais pas trop ! Peut-être qu’en vertu de mon long séjour au soleil de cette île estimait-on que je m’étais changé en un respectable et paresseux Méridional ! Il riait de bon coeur.
– Le roi d’Égypte m’a ouvert les portes de son pays. Il m’a aussitôt chargé de ce Comité de libération pour le Maghreb arabe. C’est un homme bon. Je le regretterai.
– Vous le regretterez ? Pourquoi dites-vous ça ?
– Parce qu’il n’en a plus pour longtemps. Il va bientôt être renversé. L’Égypte deviendra république !
– C’est plutôt une bonne nouvelle, non ?
– Je ne sais pas, Yousef, je ne sais pas. J’ai beaucoup réfléchi à mon insurrection, et j’en ai déduit une chose : je suis venu trop tôt.
– Trop tôt ?
– Oui. Ton père n’était pas toujours d’accord avec moi, mais j’ai sans cesse réclamé calme et patience ! Pas la patience de l’âne, entendons-nous bien, mais la patience de la raison. Je n’avais pas tort. Une république ? Laquelle ? Pas celle dont nous avons rêvé, en tout cas. Cela fait deux ans que je suis là, j’ai pu voir les Arabes dans tout leur atavisme et toute leur lâcheté.
Ils ne veulent pas changer le monde, ils préfèrent le reproduire, avec ses injustices, ses tyrans, ses rois et ses valets. À l’indépendance surgiront de nouveaux césars arabes ; ils expliqueront cela par la volonté de Dieu. Ils s’en proclameront les plénipotentiaires.
Ce ne sera pas la première fois qu’ils feront dire un mensonge à Dieu. Et ils vont en vivre longtemps, de ce mensonge ! Dans la meilleure des hypothèses, ils édifieront une mauvaise copie de la société arabe médiévale.
– Mais les peuples…
– Les peuples, dans leur peur de fâcher Dieu, ne diront rien. Ils se prosterneront devant leur propre asservissement et se suffiront des dérisoires oboles qu’accorde la vie aux âmes consentantes.
J’ai peur que ce ne soit par la peur de l’enfer et l’envie du paradis que les peuples arabes se laisseront gouverner. Les tyrans les dirigeront vers la décadence en les endormant : « Soyez gentils, soyez saints, soyez lâches ! »
– Vous me semblez résigné.
– Pas du tout. Les résultats sont pour bientôt car les événements qui touchent à la légende promettent toujours l’imprévisible. Qu’est-ce qu’une légende, au fond ?
Il prit le temps de rouler une cigarette.
– C’est l’avantage de voyager, Yousef. Il est bon de s’éloigner périodiquement de tout lieu où la routine tue l’objectivité.
C’est comme ça que j’ai redécouvert ma langue. Lorsqu’on est obligé d’en parler une autre pendant des années, comme cela m’est arrivé, quand on revient à la sienne, on se rend compte de la difficulté à la redécouvrir dans son essence la plus profonde.
On pourrait imaginer un slogan amusant : « Révoltez-vous, faites la guerre, finissez en exil, parlez français, anglais et allemand pour… apprendre l’arabe. » Ah, Yousef, voilà qu’à travers de vaniteux et stériles discours, je suis en train de te dire ma joie à te retrouver !
À l’heure de nous quitter, il m’avait demandé :
– Quel âge as-tu ?
– Trente-trois ans.
– C’est encore jeune. À ton âge, je n’avais pas encore mené ma guerre. Toi, tu en as déjà connu trois ! Alors, suis un conseil que m’avait donné ta grand-mère il y a trente ans : « N’oublie pas de vivre pour l’amour ! »
Mohamed Benchicou
(Extrait du roman « Le mensonge de Dieu », Michalon (Paris) et INAS (Alger)