Aumer U Lamara est physicien et écrivain d’expression amazigh. Il fait partie des étudiants ayant suivi les cours de tamazight chez Mouloud Mammeri. Aumer U Lamara a publié 9 livres dont des romans et des essais. Il vient de publier chez les éditions Achab Taseddarit (l’abri), un roman puissant dont la construction textuelle est une première. Nous publions ici la traduction de l’entretien qu’il nous a accordé en tamazight.
Le Matin d’Algérie : Ton roman Taseddarit/l’abri déroute le lecteur ; c’est une succession de scènes et de personnages dans des époques différentes. Est-ce une innovation ?
Aumer U Lamara : C’est cela un roman de mon point de vue. Il doit surprendre le lecteur, le dérouter vers des destinations non évidentes. Un roman n’est pas un conte linéaire où l’on devine la fin dès le commencement. Dans Taseddarit, j’ai essayé de maintenir cet imbroglio des personnages, des époques et des lieux, avec une certaine profondeur psychologique à chaque fois, mais il y a toujours un fil conducteur, invisible, qui reste à trouver. L’important est le sentiment du lecteur à la fin de la lecture du roman.
Le Matin d’Algérie : Allons directement dans le roman, vers ce qui me semble une innovation : l’intégration des contes anciens dans le roman, au point où on ne sait plus où est le roman, où commence le conte ? Peux-tu nous l’expliquer ?
Aumer U Lamara : Je n’ai pas fait de recherches particulières sur le sujet, mais je ne pense pas être le précurseur de cette fusion conte – roman. Cette idée de mixage me semble ancienne. Lorsque j’ai publié le roman « Omaha Beach, ass-a de wussan » en 2010, un ami qui avait lu le roman m’avait écrit une longue lettre faisant la critique du roman. Cette lettre commençait par : «Nous sommes sortis des contes » (pour exprimer probablement sa satisfaction et dire que la langue amazighe entrait de plein pied dans le champ de la littérature écrite, la littérature dite « noble »).
Cette idée supposait un antagonisme (ou une compétition) entre le conte oral amazigh depuis des siècles, et le roman moderne écrit. Or, ce n’était pas du tout ma vision. Dans Taseddarit, j’ai voulu montrer la complémentarité des deux modes littéraires, et que le roman ne remplace pas le conte ; ils peuvent coexister car ils expriment de manières différentes le même imaginaire, sans limite. Pour Taseddarit, c’est « du temps où les animaux parlaient ». J’espère que cette fusion, ou voisinage, rendra un peu de vie au monde merveilleux qui a bercé des générations depuis des siècles.
Le Matin d’Algérie : Le roman est d’une étonnante actualité avec le personnage principal, Waâli, qui est un militant pacifiste de la démocratie et qui fuit, avec ses amis, la répression policière. Pourquoi ce thème et maintenant ?
Aumer U Lamara : c’est justement cette actualité, faite de répression et de négation des droits dans beaucoup de pays, qui pousse les citoyens à se révolter et à projeter de changer les choses. C’est cela le combat politique, même si le roman ne se situe pas forcément dans notre pays. Aucun pays d’ailleurs n’est mentionné dans le roman. Le choix de Waâli ne se limite pas à changer de pouvoir, la façon de gouverner, mais de changer la société, la façon de concevoir la relation entre l’État et les citoyens ; vaste programme…
Le Matin d’Algérie : Pourquoi le prénom Waâli ? Est-ce un clin d’œil à un personnage de notre histoire nationale, des années 1940 – 1950 ?
Aumer U Lamara : Tout à fait. J’ai choisi Waâli, pour perpétuer le combat de nos prédécesseurs, et le situer dans la longue lutte pour la libération et la liberté de notre peuple ; c’est « la guerre de 2000 ans » ou « la résistance de 2000 ans », chère à Kateb, qui continue. Waâli en est un symbole incontournable.
« Taseddarit » teldi tabburt n wungal amaziɣ i tmucuha n zik !
Le Matin d’Algérie : Dans le roman, le représentant de l’État, le commissaire de police, constitue une forme de caricature ; n’as-tu pas un peu forcé le trait ?
Aumer U Lamara : Je ne pense pas. Toute la violence de l’État sur les citoyens est portée par ceux qui sont au premier niveau, au contact : le policier et l’administrateur qui compliquent la vie des citoyens au lieu de la faciliter, ce qui est leur mission première. La matraque et la complication bureaucratique font autant mal. Ici, le commissaire se sert de la puissance de l’État pour activer ses relations et s’enrichir sans limites… dans le cadre de la lutte contre les « terroristes », contre Waâli le pacifiste. Ça ne vous rappelle personne en Algérie ?
Le Matin d’Algérie : L’écriture romanesque est, à mon avis, nouvelle dans la littérature amazighe, connue pour les contes et la poésie. Pourra-t-on parler de littérature romanesque amazighe ?
Aumer U Lamara : Le conte amazigh baigne totalement dans le romanesque depuis la nuit des temps, c’est le propre des contes de faire rêver et de créer des mondes imaginaires où les règles du jeu sont différentes de la celles de la vie de tous les jours. Ce qui est nouveau dans la littérature écrite amazighe, c’est le dépassement actuel des thèmes des premiers romans identitaires et historiques. Le roman écrit amazigh rejoint de jour en jour le champ infini des thèmes romanesques.
Le Matin d’Algérie : On va replonger dans votre passé. Vous avez été un élève de Mouloud Mammeri. Quel souvenir gardez-vous de ces cours ?
Aumer U Lamara : Je garde un souvenir vivace de cette période, celle où l’on s’échappait chaque mardi du lycée technique du Ruisseau (El Annasser) à Alger, pour courir à la fac centrale et assister au cours de Dda Lmulud. En y entrant après le bac en septembre 1972, j’étais déjà un ancien étudiant. Il y avait une ambiance de fraternité indéfinissable où l’on apprenait la langue, la littérature, l’histoire par le biais d’extraits, d’anecdotes. Nos retrouvailles ne se limitaient pas à ce cours, mais se renforçaient avec les sorties en excursions et les longues veillées militantes à la cité universitaire de Ben Aknoun et d’El Harrach.
Un jour, nous attendions au Mauretania le bus qui devait venir de Ben Aknoun pour une sortie. Un jeune étudiant s’approcha de nous et nous demanda : « vous attendez le bus de la révolution agraire ?» (c’était l’époque des sortis des CVRA (comités d’étudiants volontaires de la Révolution agraire, instrumentalisés par le FLN) ; un camarade lui répondit, au moment où notre bus arrivait : «c’est le bus de la révolution culturelle ! ».
Un souvenir particulier m’est resté : un jour nous sommes arrivés un peu en retard au cours, qui se tenait dans une salle juste à droite de l’entrée principale, au 1et étage. Nous nous tenions debout au fond de la salle. Nous apercevant dans cette position inconfortable, M. Mammeri s’exprima avec son sourire habituel : « A rrbeḥ a tafat ! ». Aussitôt, il s’adressa à l’un des étudiants assis devant : « A Aâmer ! va dire au gardien d’ouvrir la porte de l’amphithéâtre du 2eme étage ! ». depuis ce jour, le cours se tenait dans l’amphi et le nombre d’étudiants grossissait régulièrement.
Dernièrement, l’ancien ministre de l’éducation nationale, Ahmed Taleb Ibrahimi, qui avait supprimé ce cours de tamazight en 1974, avait prétendu « qu’il l’avait supprimé parce qu’il n’y avait plus d’étudiants à ce cours ». Voilà comment on manipule les faits et l’histoire, pour justifier l’injustifiable !
Le Matin d’Algérie : Pourquoi écrivez-vous ? Autrement dit, avez-vous une motivation derrière l’écriture, ou si vous voulez, est-ce que l’imaginaire peut être un recours pour donner corps et chair à l’histoire, voire fixer la mémoire…
Aumer U Lamara : La littérature, quelle que soit sa forme, orale ou écrite, est la plus belle création des humains pour inventer et combiner le réel et l’imaginaire ; c’est l’un des éléments structurants de la culture d’un peuple, d’une langue… Lorsque j’écris, je m’insère dans cette dynamique universelle. Dans le cas de Tamazgha, le roman historique me paraissait la priorité afin d’éclairer nos lecteurs sur des pans inconnus de notre histoire, et pour donner corps à cette histoire méconnue et niée, la meilleure voie est de rendre vivant les personnages qui habitent notre mémoire. L’accueil fait à l’un de mes premiers romans, Tullianum – taggara n Yugerten, m’a convaincu de la justesse de cette voie. Un jeune lecteur m’avait dit un jour à la Sorbonne : « pendant des semaines j’ai vécu à côté de Yugerten, je marchais à côté de Yugerten… », en accompagnant ses mots avec le geste d’être à côté du personnage, de l’ombre de Jugurtha. C’est l’histoire au présent !
Le Matin d’Algérie : Quel est le livre ou l’auteur qui vous aura le plus marqué ?
Aumer U Lamara : J’avais lu plusieurs romans vers la fin de l’école primaire, avant de découvrir le fils du pauvre de Mouloud Feraoun, grâce à notre instituteur à l’école de Michelet, Halouane Mustapha, que je n’oublierai jamais.
Dans ce roman, le monde imaginaire ne se situait pas en Alsace, à Paris ou ailleurs en pays inconnu, mais dans notre village, avec des personnage si proches de ceux que je côtoyais chez nous. Toutefois, une interrogation tenace m’avait longtemps hanté : pourquoi l’enfant auquel je m’identifiais s’appelait Fouroulou, un prénom qui n’existait pas dans notre village, ni dans les villages environnants ?
Plus tard, ma priorité avait toujours été pour les écrivains de chez nous, comme Mammeri, Dib, Fares, Mimouni… , parce qu’ils se situaient dans des mondes proches du mien, même si c’était écrit en langue étrangère. Le roman d’expression amazighe permettra de combler progressivement cet handicap de la langue.
Entretien réalisé par Hamid Arab
Taseddarit (l’abri), roman, Aumer U Lamara, éditions Achab, Tizi Ouzou, 2022.