Les autorités marocaines emploient des mesures indirectes et sournoises pour réduire les activistes et journalistes indépendants au silence, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. Ces mesures visent à préserver l’image de pays « modéré » et respectueux des droits que le Maroc cherche à se donner, alors qu’il devient de plus en plus répressif.
Dans le rapport de 143 pages, intitulé « “D’une manière ou d’une autre, ils t’auront” : Manuel des techniques de répression au Maroc », Human Rights Watch documente une série de techniques qui, lorsqu’elles sont employées en combinaison, forment un écosystème de répression visant non seulement à museler les voix critiques, mais aussi à effrayer tous les détracteurs potentiels de l’État. Parmi ces techniques : des procès inéquitables soldés par de longues peines de prison pour des accusations criminelles sans rapport avec le travail ou les positions politiques des individus ciblés, des campagnes de harcèlement et de diffamation dans des médias alignés sur l’État et le ciblage de membres des familles des opposants. Les détracteurs de l’État ont également fait l’objet de surveillance vidéo et numérique et, dans certains cas, d’intimidations physiques et d’agressions sur lesquelles la police n’a pas enquêté sérieusement.
« Les autorités emploient tout un manuel de techniques sournoises pour réprimer les opposants, tout en s’efforçant de conserver intacte l’image du Maroc en tant que pays respectueux des droits », a déclaré Lama Fakih, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch. « La communauté internationale devrait ouvrir les yeux, voir la répression pour ce qu’elle est, et exiger qu’elle cesse. »
Human Rights Watch a documenté la répression multiforme de huit personnes et deux institutions médiatiques, impliquant 12 procès et le ciblage de multiples individus connexes. Pour son enquête, Human Rights Watch a mené des entretiens avec 89 personnes à l’intérieur et à l’extérieur du Maroc, dont des personnes victimes de harcèlement policier ou judiciaire, des membres de leurs familles et des amis proches, des défenseurs des droits humains, des activistes sociaux et politiques, des avocats, des journalistes et des témoins de procès. Human Rights Watch a également assisté à 19 audiences de procès de divers opposants à Casablanca et Rabat, a examiné des centaines de pages de dossiers judiciaires et d’autres documents officiels, et a attentivement suivi les médias alignés sur l’Etat pendant plus de deux ans.
Depuis que le roi Mohammed VI est monté sur le trône du Maroc en 1999, Human Rights Watch a documenté des dizaines de condamnations de journalistes et d’activistes pour des accusations liées à leurs positions publiques, en violation de leur droit à la liberté d’expression. De tels procès continuent à être intentés à ce jour.
Parallèlement, les autorités ont développé une approche différente pour les opposants connus, les poursuivant pour des crimes sans rapport avec leurs positions publiques tels que le blanchiment d’argent, l’espionnage, le viol et les agressions sexuelles, et même la traite d’êtres humains.
De telles allégations criminelles sont graves et devraient faire l’objet d’enquêtes sans discrimination, et les responsables devraient être traduits en justice dans le cadre de procès équitables pour toutes les parties, a déclaré Human Rights Watch. Le rapport évalue si le déroulement de tels procès, quand les accusés sont des opposants, respecte les normes internationales régissant le droit à un procès équitable.
Dans les procès examinés, Human Rights Watch a constaté que des opposants, des membres de leurs familles et des personnes qui leur sont associées, avaient été condamnés sur la base soit d’accusations qui violent intrinsèquement les droits humains internationalement reconnus, soit, lorsque les accusations étaient légitimes, sur la base de procédures violant de nombreuses garanties de procès équitables. Les problèmes de procédure comprenaient la détention provisoire prolongée sans justification individualisée, le refus des autorités de fournir leurs dossiers judiciaires aux accusés pendant de longues périodes, le refus des tribunaux de laisser la défense interroger ou contre-interroger des témoins-clés, et la condamnation d’accusés emprisonnés en leur absence, parce que la police ne les avait pas présentés au tribunal.
Dans leur quête agressive pour « faire tomber » des opposants, y compris pour des accusations graves, les autorités ont violé les droits de leurs familles, partenaires et amis, et même ceux des personnes dont les autorités prétendent qu’elles sont leurs victimes.
Pegasus : deux services de renseignement marocains pointés du doigt
Un tribunal a par exemple condamné Afaf Bernani, une ancienne employée d’Akhbar Al Yaoum, le dernier quotidien d’opposition au Maroc, pour « diffamation envers la police ». Bernani avait accusé la police d’avoir falsifié un procès-verbal d’interrogatoire dans lequel elle semblait affirmer avoir été agressée sexuellement par Taoufik Bouachrine, son ancien patron et directeur du journal. Bernani a fermement nié avoir jamais porté une telle accusation. Bouachrine a été condamné à 15 ans de prison en 2019 pour de multiples accusations d’agression sexuelle. Bernani, depuis, a fui le Maroc.
Des enquêtes d’Amnesty International et du consortium journalistique Forbidden Stories ont révélé que les autorités marocaines étaient à l’origine du piratage des smartphones de plusieurs journalistes et défenseurs des droits humains, aux côtés, possiblement, de milliers d’autres personnes, par le biais du logiciel espion Pegasus entre 2019 et 2021. Une fois qu’il a infecté un smartphone, Pegasus permet à des parties liées à l’Etat d’accéder sans entraves à tout le contenu de l’appareil.
Les recommandations de RSF pour les journalistes potentiellement “espionnés” par Pegasus
L’économiste et défenseur des droits humains Fouad Abdelmoumni, l’une des cibles de Pegasus dont Human Rights Watch a étudié le cas, a également fait l’objet de vidéosurveillance. Des parties non identifiées l’avaient menacé de représailles s’il ne modérait pas ses critiques des autorités. Après qu’Abdelmoumni ait passé outre ces menaces, des clips vidéo filmés en secret le montrant dans un cadre privé, dans des situations intimes avec sa fiancée, ont été envoyés à la famille de cette dernière. Au Maroc, les relations sexuelles hors mariage sont punies d’emprisonnement et restent une cause de stigmatisation sociale, en particulier pour les femmes.
Qu’elles se soient retrouvées ou non dans un tribunal ou en prison, les personnes dont les cas ont été examinés par Human Rights Watch ont toutes fait l’objet de féroces campagnes de diffamation sur une certaine constellation de sites Web. Un groupe de 110 journalistes marocains indépendants avait qualifié les sites Web en question, qui sont présumés avoir des liens avec les services de police et de renseignement marocains, de « médias de diffamation ».
Ces sites Web publient fréquemment des articles sur les détracteurs de l’État truffés d’insultes et d’informations personnelles, notamment des relevés bancaires et immobiliers, des captures d’écran de conversations électroniques privées, des allégations de relations sexuelles ou des menaces de les exposer, ainsi que des détails biographiques intimes sur des membres des familles, des amis et des sympathisants des personnes ciblées.
Des détracteurs marocains des autorités ont déclaré à Human Rights Watch que la seule perspective d’être pris pour cible par de tels médias les dissuadait de s’exprimer. « Il y a un climat d’inquisition », a expliqué Hicham Mansouri, un journaliste qui a obtenu l’asile en France après avoir passé 10 mois en prison au Maroc pour adultère. « Sexe, drogue, alcool… s’ils ne trouvent rien, ils fabriquent des accusations [contre vous]. »
D’autres techniques documentées dans le rapport incluent la surveillance physique et le ciblage de membres de la famille. Hajar Raissouni, une journaliste condamnée pour relations sexuelles hors mariage avec son fiancé et avortement illégal, a indiqué que la police l’avait interrogée au sujet de deux de ses oncles qui sont des opposants renommés. Les agents ont également fourni des détails sur sa relation avec son fiancé, y compris les dates et les heures auxquelles elle promenait son chien – et même le nom du chien.
Les techniques documentées par Human Rights Watch violent les obligations internationales du Maroc en matière de droits humains, notamment le droit à la vie privée, le droit à la liberté d’expression et d’association, ainsi que le droit à une procédure régulière et à un procès équitable pour les personnes accusées de crimes.
« Ce qui semble à première vue des cas banals d’application de la loi, ou des actes épars de harcèlement et de diffamation médiatique, s’avèrent, lorsqu’on les considère dans leur ensemble, un véritable « manuel » de techniques visant à écraser toute opposition au Maroc », a conclu Lama Fakih. « Les partenaires internationaux du Maroc devraient reconnaître ces pratiques pour ce qu’elles sont et interpeller le Maroc à leur sujet, haut et fort. » HRW.